René
Pons



Vous avez écrit plus de 30 livres (poèmes, nouvelles, lettres, romans) et participé à des livres d'artiste. Que représente la littérature pour vous ?
Oui, j'ai relativement beaucoup écrit, trop sans doute et je sais bien qu'un haïku réussi vaut mieux que des volumes de bavardage, mais enfin c'est fait. Quant à mon rapport à la littérature, il a évolué avec le temps. Au début, de façon très banale, c'était une manière pour moi de chercher une reconnaissance, de me prouver que je n'étais pas le velléitaire que l'on m'avait toujours dit que j'étais. Mes débuts aisés, chez Gallimard, auraient pu me monter à la tête. Il n'en a rien été : je suis resté dans ma province et n'ai jamais fréquenté les milieux parisiens. Ce qui m'importait, c'était de voir mes écrits se détacher de moi pour devenir livre, ce volume de papier que je pouvais soupeser. Au fil du temps, les difficultés sont venues, j'ai accumulé les refus ; des notions comme le succès, la réussite, ont perdu leur sens pour moi : la littérature s'était transformée en nécessité vitale et la phrase de Rilke, s'il vous était défendu d'écrire, est-ce que vous mourriez, qu'il ne faut évidemment pas prendre au pied de la lettre, s'est trouvé justifiée. C'est pourquoi, aujourd'hui, je ne me préoccupe guère du devenir de mes livres. Publiés chez de petits éditeurs, ils sont peu lus et, de plus en plus souvent, je ne propose même plus mes manuscrits à la lecture. Ils s'entassent, voilà tout, et il m'arrive de les reprendre, de les critiquer, de les retravailler, puis je les repose sur mes étagères jusqu'à ce qu'un ami éditeur ait la bonté de me les demander, s'il me les demande. Autrement dit, la littérature, pour moi, c'est à la fois tout et rien. Tout, parce que sans écriture, j'ai l'impression que ma vie est vide, rien parce que je crois que nous sommes arrivés à une époque où les livres, transformés en produits éphémères, n'ont plus l'importance qu'ils avaient autrefois. Certes, il y a plus de gens qui lisent, et c'est très bien, mais je me demande si la qualité de la lecture n'a pas baissée. Je ne sais pas : nous sommes entrés dans un monde, n'en déplaise à l'optimisme criminel, dont l'avenir est effrayant, un monde qui semble bien arrivé à son point de non-retour et, franchement, je serais plutôt grotesque de croire que mes élucubrations vont changer quoi que ce soit à ce monde où les événements se chassent les uns les autres et s'oublient aussitôt et où tout devient leurre, y compris les mots dont le sens est sans cesse trahis, aminci, médias aidant, particulièrement dans le domaine politique. Non, je ne crois plus, malgré tout le battage médiatique fait autour des plus célèbres, les prix et ainsi de suite, que les écrivains, les artistes soient ces phares dont parle Baudelaire ou Hugo. Il faut accepter de modestement creuser dans son coin comme une taupe, sans plus.

Comment êtes-vous venu à l'écriture ?
Je suis venu à l'écriture, dans un premier temps, par la lecture. D'abord la lecture de tout ce qui me tombait sous la main — il n'y avait pas beaucoup de livres chez moi — : journaux, revues, livres trouvés, etc, puis, plus tard, par la lecture des grands et moins grands auteurs. L'admiration que j'ai éprouvée pour eux m'a fait vouloir leur ressembler. Je passais des après-midi entières à lire, à la bibliothèque de Montpellier. La correspondance a aussi joué un rôle très important dans mon désir de devenir écrivain. Dans ma jeunesse, les e-mail n'existaient pas, pas plus que les portables. Aux vacances, lorsque je me séparais de mes amis, je gardais le contact avec eux en leur écrivant de longues lettres. De cette époque date mon goût très fort pour la correspondance. Un jour — j'ai déjà raconté cette anecdote, mais je ne sais plus où — en écrivant à une amie, je me suis mis non pas à mentir mais à broder à partir de la vérité. Involontairement, je venais d'entrer dans le domaine de la littérature qui n'est pas mensonge mais approfondissement d'une vérité de surface. Pessoa a admirablement parlé de ça. Je crois aussi que je suis venu à la littérature par le biais d'une certaine solitude. Dans mon enfance, nous n'avions pas de télévision, de téléphone, peu de jouets. En outre, j'avais peu d'amis, mon frère était plus âgé que moi, et j'aimais, dans ma maison natale, lorsque nous y allions en vacances ou en fin de semaine, me retrouver dans le grenier et y passer, en lisant, de longs moments de solitude. J'en ai très souvent parlé dans mes livres et je ne vais pas m'étendre là-dessus aujourd'hui, mais je crois que beaucoup d'écrivains, dont je suis, ont été marqué définitivement par un lieu où ils ont formé leur sensibilité esthétique. C'est ce qui m'est arrivé dans ma maison natale, vaste, inconfortable, mais qui, pour un enfant, avec son parc et, au pied des murs, la rivière, était un lieu où je pouvais m'isoler des adultes pour inventer mes jeux. Là aussi, j'ai découvert sans doute la valeur de ce silence qui revient si souvent dans mes textes. Mais, paradoxalement, c'est aussi la musique qui m'a fait découvrir sa vertu. Je suis mélomane depuis longtemps et j'ai appris à devenir un pianiste médiocre, mais cette médiocrité m'a tout de même permis de déchiffrer une bonne partie du répertoire classique. Il ne se passe pas de jour que je ne m'assoie devant mon piano pour ânonner quelque partition plus ou moins prestigieuse. J'ai appris ainsi la valeur du silence. Le silence, le soupir, le demi soupir, la pause (quelle admirable terminologie toute pétrie de sensualité !) en musique, sont des signes essentiels qui m'ont fait aimer la suspension momentanée de la continuité d'un discours. Est-ce pour cela que j'aime l'écriture fragmentaire qui ménage au lecteur des blancs dans lesquels se poursuit, s'apaise la résonance du texte comme en musique s'apaisent les ondes de la mélodie qui vient de s'achever ? C'est possible.
Je suis à peu près sûr aussi — mais la mémoire est sans cesse en train de nous récrire une fiction de nous-même — que c'est dans cette maison que j'ai appris à aimer la solitude, cette solitude que j'aime retrouver lorsque, chaque jour, je vais marcher dans les garrigues qui entourent le village où j'habite et où je ne rencontre à peu près jamais personne. Outre qu'elle me libère du regard des autres et me permet de me fondre dans le Grand Tout, (les philosophies extrêmes orientales m'intéressent) la nature me laisse en tête à tête avec moi-même et, alliée au silence et à la nuit, elle permet que montent en moi des voix sans cela inaudibles. Ce que j'écris la nuit, dans la solitude et le silence, n'a pas la même tonalité que ce que j'écris le jour. Est-ce pour cela que j'ai écrit des livres en apparence aussi disparates ? Peut-être. Ce disparate est aussi dû, il me semble, à l'union de la curiosité, de l'anxiété et du doute. Aussi au fait que je ne crois pas que l'être soit un, mais, pour citer encore Pessoa, plusieurs. Pourquoi me serais-je amputé du désir d'explorer des écritures contradictoires ? Au nom de quelle volonté d'unité de style ? Pourquoi ce qu'on a admis des peintres, le changement radical de manière, ne serait-il pas possible aux écrivains ? Lorsque, en 1972, j'ai écrit La Baleine Blanche, tournant complètement le dos à la façon dont j'avais écrit mes quatre premiers livres, certains amis — des écrivains — m'en ont voulu. Je suppose qu'ils croyaient que je voulais faire de l'esbroufe ou je ne sais quoi, alors que ce livre était l'émanation d'un moment particulièrement troublé de ma vie où je remettais tout (et pas seulement la littérature) en question.

Comment peut-on vivre la poésie aujourd'hui ?
D'abord, je ne me suis jamais considéré comme un poète, mot usé que je n'aime pas ; ce sont les autres qui m'ont dit que je l'étais, mais moi, in petto, je ne sais pas très bien ce qu'est un poète. Je suis surtout un lecteur de poésie. Et aussi, pour mon plaisir, un traducteur des poètes de langue espagnole. Bien sûr, il m'arrive d'écrire, essentiellement pour des livres d'artiste, des textes brefs en lignes irrégulières qu'on peut appeler des poèmes, mais qu'est-ce exactement qu'un poème, qu'est-ce qui se cache vraiment sous ce mot employé à tort et à travers ? J'ai très peu publié de poèmes (puisqu'il faut les appeler ainsi) et tard, me sentant un peu présomptueux de le faire, mais c'est ainsi, j'avance dans ce domaine, peu sûr de moi, avec circonspection, et cette poésie est, plus que tout autre forme d'écriture, de l'ordre de l'intime le plus intime.

Quel rôle jouent les éditeurs ?
Les éditeurs ont beaucoup changé depuis mes débuts. Il y a 45 ans, quand je suis entré chez Gallimard, Georges Lambrichs m'a dit : « Votre livre ne se vendra pas beaucoup, mais je l'aime donc je le publie. » C'est aujourd'hui un discours beaucoup plus rare, pour ne pas dire impossible. Je ne vais pas revenir (le sujet est connu) sur la transformation du livre en pure marchandise, etc. Mais le pire est, surtout, le refus basé sur des critères de normes qui sont souvent des normes commerciales : pas de phrases trop longues surtout, pas trop de noirceur, pas trop de clins d'yeux culturels (je cite des reproches qui m'ont été faits d'éminentes maisons), tout cela pensé en fonction d'un lecteur moyen qui représente le nombre, c'est-à-dire la rentabilité. Passons. Quant aux relations avec mes éditeurs, elles ont été, selon les cas, distantes, amicales ou très agressives lorsqu'il m'est arrivé de rencontrer, ce n'est pas rare dans la profession, ces petits potentats du livre qui se prennent pour Dieu et dont on se demande comment ils peuvent comprendre les manuscrits qu'ils publient.
J'ai eu aussi une expérience de lecteur chez Actes Sud, pendant trois ans, lorsque ce n'était qu'une toute petite maison, parenthèse dont j'ai gardé un excellent souvenir, même si les manuscrits que j'ai pu contribuer à refuser reviennent me tirer par les pieds quelquefois !

Comment se définit un écrivain dans le contexte actuel ?
L'écrivain, aujourd'hui, est un histrion comme un autre, un pantin d'écran à qui l'on demande de faire son numéro. Obscur, comme moi, il touche un nombre ridicule de lecteurs, et même s'il est connu, il n'a plus beaucoup d'influence, même s'il joue à en avoir. Les plus contestataires, les plus audacieux, deviennent vite, s'ils ont du succès, des objets commerciaux, le système sous lequel nous vivons ayant de prodigieuses capacités de récupération, absorption ou résorption. Quant à la recherche formelle, si importante dans ma jeunesse, elle est devenue très secondaire. On dirait qu'un goût moyen est en train de s'établir ; mais lisant peu mes contemporains, ce que j'achève de dire est plus une impression qu'autre chose. Bien sûr ma description peut paraître grossière, et elle l'est fatalement dans si peu d'espace, mais en gros — cf. les livres de Schifrin — la situation est bien celle-là et, à terme, elle risque d'étioler la diversité littéraire. De toute façon écrire, c'est, à peu près toujours, être dans le malentendu. Les mots, malgré la définition du dictionnaire, ont pour chacun d'entre nous des sens peu ou prou différents et c'est sans doute pourquoi j'ai écrit mon Petit dictionnaire subjectif dans lequel, d'une façon plutôt ironique, j'ai essayé de montrer ce qui se cachait, pour moi, derrière les mots qui revenaient souvent sous ma plume. Mais, à vrai dire, je ne me souviens plus très bien de ce livre, pas plus que des autres d'ailleurs. Une fois un livre publié, je ne le relis plus et je l'oublie quasiment. Il a fait, en moi, son travail, il faut passer à autre chose. Mes livres, chez moi, sont rangés dans un vieux buffet clos de façon à ce que mes visiteurs ne les voient pas. Il me semblerait indécent de les étaler et d'en faire un sujet de conversation banal.

L'écrivain peut être solitaire, mais comment vous situez-vous par rapport à l'engagement de l'écrivain dans le monde ?
L'écrivain n'a d'engagement que dans son écriture. C'est la façon dont il se comporte avec les mots qui le situe du côté de l'acceptation ou du refus. Par ailleurs, en tant que citoyen ordinaire, l'écrivain joue son rôle comme tout le monde au niveau le plus humble du quotidien ; mais l'engagement tel que le concevait Sartre, la mise de la littérature au service d'une cause, ne veut plus dire grand chose : cet engagement s'inscrivait dans la croyance en des utopies, or il n'y a plus d'utopie, il n'y a plus qu'un système unique qui nous broie tout en laissant apparemment la liberté à chacun de faire ce qu'il veut, et la voix de l'écrivain est quasiment inaudible. Il peut bien écrire ce que bon lui semble, ça ne changera pas d'un iota la marche du monde. Je n'ai pas toujours pensé ça, mais maintenant j'en suis sûr, n'en déplaise aux révolutionnaires de salon. Aujourd'hui, les versatiles philosophes de tréteaux ne s'élèvent plus contre l'ignominie des pouvoirs : ils écrivent dans le sens du poil en occultant la réflexion des vrais philosophes. Ils sont devenus, comme certains écrivains ou artistes médiatiques, les alliés du pire. Je n'ai pas grande estime pour la gent intellectuelle.

Vous avez parlé de l'importance du lieu. Beaucoup de vos écrits parlent aussi de l'errance, de la fuite. Comment s'allient l'ancrage et l'errance ?
Pas incompatibles. L'ancrage, c'est le refus de croire que nous changerons parce que nous nous agiterons. Forme de sagesse sceptique sur la valeur du voyage. L'errance, c'est bien sûr l'errance mentale, celle qui ne refuse aucun hasard, aucun écart et que nourrit une perpétuelle curiosité. Un esprit errant dans un corps sédentaire, voilà comment je me sens être. L'exemple extrême de cet état est évidemment Joë Bousquet, reclus dans sa chambre de Carcassonne, mais dont l'esprit courait le monde. La fuite, c'est autre chose. C'est carrément le retrait du monde ; ce désir que j'ai eu, mais que je n'ai jamais réalisé, sans doute par manque de volonté. Si bien que, comme la plupart, je vis dans le compromis, pas plus courageux que les autres.

L'inachèvement est-il une des caractéristiques de la création ?
Malgré les discours sur la perfection, le chef-d'œuvre et autres fadaises, une œuvre n'est jamais achevée. Elle n'est qu'un état, comme disait Valéry. La décision de son achèvement est souvent plus un signe de lassitude que de l'atteinte d'une perfection. Mais perfection par rapport à quoi ? Pour être grande, une œuvre n'a pas besoin d'être achevée. Mieux même, elle gagne souvent à la béance de son suspens. Kafka et Pessoa, entre autres, sont là pour en témoigner. Et puis il y a des genres, comme le carnet, le journal, qui sont par essence inachevables, sauf par la mort de leur auteur. Chacun des carnets que j'ai publiés n'est que le fragment d'un continuum. En même temps, je suis fasciné par le cycle, qui est éternel recommencement, donc inachèvement. Dans Janus, Le roi des chiens, L'Histoire de Marek (à paraître) et même La véritable mort de Don Juan, la fin nous ramène au commencement, comme si les personnages vivaient un enfer perpétuel où ils rejoueraient sans cesse le même rôle. Je ne sais pas d'où me vient cette obsession.

Dans L'Homme Séparé, vous parlez du rapport à l'échec et au doute. Comment se sont inscrit ces réflexions au fil de votre parcours littéraire ?
L'idée de l'échec est chez moi continuelle. Je ne considère jamais ce que j'ai fait comme réussi, et même j'ai la sensation, sans coquetterie, croyez-moi, que tout ce que j'ai fait est raté. Au point que celui qui louange mon travail me gêne et même m'irrite. J'aimerais disparaître complètement derrière mes livres et qu'ils forment une muraille entre moi et les lecteurs. À ce point de vue, je dois bénir mon insuccès car il me protège. Malheureusement, les éditeurs n'apprécient guère les résultats financiers de cette obscurité. Tant que je me suis occupé de la petite bibliothèque de mon village, j'ai toujours refusé que le moindre de mes livres y figure. Ainsi, les gens ne sachant pas que j'écrivais, j'étais bien tranquille. J'échappais à leurs commentaires ou questions. Je précise que ce sentiment d'échec ou, si vous préférez, d'être resté à mi chemin, de rester à mi chemin, est constant. Pas un jour ne se passe que je ne l'éprouve devant mes textes, et sans doute est-ce pourquoi, une fois qu'ils sont publiés, je ne les relis jamais, même si j'en ai la tentation, hanté par l'idée de les découvrir plus mauvais que je ne les crois.

Le Bruissement des Mots, l'un de vos écrits, évoque entre autres le rôle de l'écriture : Écrire et creuser, écrire et errer. Pourquoi sont-ils des synonymes pour vous ?
Écrire c'est s'interroger continuellement sur l'écriture, tenter de comprendre ce phénomène difficilement compréhensible : pourquoi tel ou tel, un jour, consacre-t-il sa vie à tracer des mots ? Pourquoi en nous cette nécessité d'écrire sans cesse alors que nous n'avons pas grand-chose à dire, ou rien à dire ? D'où vient ce besoin de tracer, de maculer un espace, bien plus que de dire, car c'est bien de cela qu'il s'agit. Certes, les mots sont des outils, ils servent à expliquer le monde, mais ils sont aussi une matière avec laquelle on veut, comme le peintre avec ses couleurs, occuper une surface, la couvrir obsessionellement de signes comme Opalka qui toute sa vie, jusqu'à son dernier souffle, passa son temps à aligner des chiffres. Mais écrire c'est aussi s'interroger sur nous-même, sur le monde qui nous entoure, c'est nous transformer en sismographe pour capter les moindres microséismes de notre pensée, de notre corps, etc. C'est donc laisser une part au hasard, à la marche sans boussole. C'est ressasser, sans doute, mais d'une façon interrogative, à la fois constructive et destructive. L'écriture, plus encore que les autres formes d'expression, est un outil esthétique de connaissance et ces éléments, utilitaires, esthétiques et cognitifs sont, d'un écrivain à l'autre, dans des proportions on ne peut plus variables.

Pour quelles raisons avez-vous écrit La véritable mort de Don Juan ?
Pourquoi j'ai écrit Don Juan ? Parce que le personnage me fascine bien sûr. Son athéisme, son sens de la dérision, son inquiétude, son courage. Parce que je l'ai rencontré dans des œuvres pour moi inépuisables. Quant au fait que j'utilise beaucoup les dialogues dans mes livres et mêle ma réalité à la fiction des personnages, c'est que je ne crois plus au bon vieux roman tranche de vie où l'auteur se fait croire qu'il est dupe de sa propre imagination. Je considère que je n'ai jamais écrit de vrais romans. J'ai beaucoup aimé le roman, j'ai lu et relu Cervantès, Haubert, Faulkner, Joyce, Céline, etc. J'ai suivi de près les publications du nouveau roman, mais aujourd'hui je n'en lis plus guère. Je les trouve assez ennuyeux et bien au-dessous de leurs aînés. Mais sans doute ai-je tort de parler ainsi, puisque je les connais mal. Et puis, au fil du temps, je me suis mis à détester les classifications par genre : l'essai, la poésie, le roman, le ceci, le cela. Je suis pour la négation des genres par le mélange des genres. Dans mes carnets, on trouve des poèmes (ce que la tradition appelle ainsi !), des essais, des fictions, des dialogues. J'ai horreur des cloisons.

Vous avez participé à de nombreux livres d'artiste. Comment se créent ces rencontres ?
Je suis arrivé au livre d'artiste, il y a juste quelques années, par hasard. Anne Slacik, nous ne nous connaissions pas, m'a un jour écrit pour me proposer d'en faire un, et à partir de là j'ai été sollicité, j'ai fait la connaissance de nouveaux artistes et le nombre des livres s'est multiplié. L'intérêt du livre d'artiste pour moi, c'est de me pousser à écrire des textes que je n'aurais jamais écrits. Sans doute la partie poétique de mon travail, celle d'ailleurs dont je suis le moins satisfait, leur doit-elle beaucoup. Et puis, lorsque je dois manuscrire le livre et le mettre moi-même en pages, je satisfais sans doute un vieux désir refoulé de peintre et d'éditeur de livres rares. En outre, le livre d'artiste c'est une rencontre débarrassée des lourdeurs qui caractérisent la fabrication du livre ordinaire. Faire un livre d'artiste c'est privilégier la qualité, la discrétion, à la quantité. C'est s'inscrire dans la durée et tourner le dos au livre de plus en plus éphémère du circuit commercial. Et puis j'aime les peintres, j'aime bien les rencontrer dans leur atelier. J'ai eu la chance, à Montpellier, de connaître, alors qu'ils étaient encore étudiants, des artistes comme Vincent Bioulès, Claude Viallat, Jean Azémard, Daniel Dezeuze, Alain Clément, Patrice Vermeille et d'autres (qu'ils m'excusent de ne pas les citer tous). J'en ai gardé une fascination pour la peinture et les livres d'artiste ont établi une relation entre cette admiration et mon écriture.

Vous avez de nombreux manuscrits non publiés. Comment concevez-vous votre travail d'écriture actuellement et quels sont vos projets littéraires ?
J'ai, comme je l'ai dit, beaucoup de manuscrits non publiés et je ne sollicite plus les éditeurs pour les publier, sauf, lorsque l'occasion s'en présente, un ami petit éditeur qui s'intéresse à mon travail et m'a déjà publié. Sinon, ils s'entassent et voilà tout. Mais ça ne m'empêche pas d'écrire et d'écrire avec une parfaite liberté, sans obéir aux lois de la mode et des genres. Quant à mes projets, je n'en ai pas. Ou plutôt si, un seul : écrire, continuer à écrire, connaître, le plus tard possible, l'horreur d'un tarissement définitif.

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet



Retour
au sommaire
des rencontres