Retour à l'accueil du site
Liste des interviews





Abdellatif LAÂBI

Dialogue avec Bernard Ascal, compositeur et interprète du spectacle L’étreinte du monde

Propos recueillis au printemps 2000



Poète, écrivain, traducteur et diseur de poésie, Abdellatif Laâbi est né en 1942 à Fès, au Maroc. Son combat de démocrate et d'intellectuel lui a valu un long emprisonnement. Après plusieurs tentatives de retour au pays natal, il a choisi de s'établir en France.



Ces jours-ci, paraît un nouveau recueil intitulé Poèmes périssables, Comment se situe-t-il par rapport aux précédents ?
Par rapport à l'avant-dernier, Fragments d'une genèse oubliée, qui est un texte particulier dans mon itinéraire poétique, je crois que Poèmes périssables est un moment de respiration autre. J'avais besoin après cette grande fresque, ce texte au souffle épique, de m'attacher plutôt à ce que j'appelle "les petites choses".

Il t'arrive souvent de t'exprimer sur la marginalisation de la poésie aujourd'hui...
Oui, je dénonce le processus de marginalisation de la poésie, mais je revendique sa marginalité, car j'estime qu'elle permet aujourd'hui au poète d'être vraiment un écrivain libre, de ne pas écrire sous la pression de la machine économique. Dans ce sens, il n'est pas à vendre. Lorsque quelqu'un achète un livre de poèmes ou va assister à une lecture de poésie, il s'agit vraiment d'un choix, il fait acte de liberté alors que dans d'autres domaines, on ne peut pas échapper, peu ou prou, au conditionnement.

Que tu t'exprimes par le roman ou la nouvelle, le théâtre ou le poème, c'est toujours l'état de poète que tu revendiques en premier. À quel moment t'es-tu senti porteur d'un verbe poétique ?
La poésie est pour moi une sorte de matrice fondatrice. Tout ce que j'écris s'articule autour d'elle. Elle est liée à une attitude d'insoumission à l'ordre et aux pouvoirs établis. Mes premiers textes furent écrits pour dénoncer l'état de la société qui prévalait au Maroc dans les années 60, la répression qui y régnait. Dans le même temps, je ressentais le besoin d'opérer une rupture avec la culture coloniale qu'on m'avait imposée dès le départ comme étant la mienne, ainsi qu'avec une production culturelle "nationale" qui souffrait à l'époque d'une sclérose chronique. Au départ aussi, la poésie a été liée pour moi à un formidable besoin de parole car je fais partie d'une société où celle-ci est confisquée, du fait de l'oppression politique et de l'analphabétisme. Mes parents n'ont jamais été à l'école, et pourtant ils m'ont beaucoup donné. Cette culture de vie qui était la leur, ils ne pouvaient pas l'exprimer avec des mots. En commençant à écrire, j'avais comme un besoin de "parler dans leur bouche", de prendre une revanche sur le silence qu'on leur avait imposé.

Lorsque tu évoques cet accès au verbe et à l'écrit, émancipé de la tutelle coloniale, s'agit-il d'un acte de naissance équivalant à la démarche d'Aimé Césaire ?
Bien sûr, sauf que les pays du Maghreb appartiennent à une autre aire culturelle, que les années soixante constituent le moment de notre rupture, alors qu'aux Antilles cela s'est produit plus tôt. La volonté de faire émerger chez nous des formes littéraires nouvelles est indéniable. Il y avait eu l'indépendance politique mais pas l'indépendance culturelle, intellectuelle, esthétique. Nous revendiquions aussi ce droit de nous inscrire à notre manière dans l'aventure ininterrompue de la création littéraire.

En faisant table rase ?
Pas exactement. Je baignais dans une culture de l'oralité qui a fondé mon imaginaire. Il y avait les conteurs publics sur les places, à Fès et ailleurs. Quand j'étais enfant je n'ai jamais eu entre les mains un livre. Mon livre était un livre vivant, c'était ma mère, ou mon oncle, merveilleux conteurs des mille et une nuits et de toutes les grandes épopées arabes. J'ai toujours cherché à ce que cette culture orale ‑ à la fois méprisée par les intellectuels marocains traditionnels qui écrivent en arabe classique et par les colonisateurs qui la considéraient comme étant simplement du folklore ‑ soit présente dans mes écrits. C'est un travail de "défense et illustration d'une culture populaire" qui m'a constitué.

Dans les premiers textes poétiques écrits avant la prison ou pendant, je ressens une conjonction avec le surréalisme. Y a-t-il eu ensemencement, dans la mesure où le surréalisme est porteur de révolte et de contestation ?
J'ai commencé à écrire à l'âge de vingt ans, sans grande culture littéraire. J'avais peu lu les surréalistes, et s'il y avait eu un impact, il me viendrait plutôt de Césaire que de Breton ou de Tzara. Je ne crois pas qu'il y ait eu réaction ou dialogue avec tel ou tel mouvement littéraire de l'époque, en France ou en Europe. La génération des poètes qui ont fondé la revue Souffles dans les années 60 supportait mal d'écrire en français. Il y a eu une volonté de mettre à mal la langue française, de lui faire rendre gorge, et surtout de lui faire rendre ce que nous étions, cette culture niée, bafouée. C'est cette intrusion de notre imaginaire dans la langue française qui va opérer ce chamboulement de la langue, pour lequel on a parlé de "guérilla linguistique". Ce n'est certainement pas par volonté de s'inscrire dans quelque mouvement artistique préexistant.

Tu dis que vous supportiez mal d'écrire en français, pourquoi ne pas l'avoir abandonné ?
Je fais partie d'une génération qui n'a pas eu le choix. La langue arabe était enseignée à peu près comme une troisième langue. Quand j'ai commencé à écrire il est évident que c'était le français que je maîtrisais le mieux. Cette question ne s'est vraiment posée qu'à la fin de mes années de prison au cours desquelles je m'étais attelé sérieusement à l'étude de la langue et de la littérature arabes. J'ai écrit à cette époque un certain nombre de textes en arabe ‑ des analyses, des essais ‑ et cela se passait très bien, mais, lorsque j'ai abordé la poésie, j'ai constaté que ma maîtrise de la langue arabe par rapport à la langue française ne me permettait pas de continuer mon expérience littéraire au même niveau. Mes outils en tant qu'écrivain s'étaient forgés en langue française. Tourner le dos à toute cette expérience aurait été du gâchis. Le français est donc ma langue d'expression. Cependant quand j'écris, je mobilise les deux langues que j'ai à ma disposition. Certes, graphiquement c'est écrit en français, mais il y a aussi un substrat, une langue cachée qui est active dans le texte. Par ailleurs, je fais traduire mes œuvres en langue arabe.

Tu ne traduis pas toi-même tes textes ?
Je préfère que ce soit un arabisant qui le fasse, moi je traduis de l'arabe vers le français qui est ma langue la plus forte.

La traduction est une part importante de ton activité ?
J'ai commencé à traduire il y a plus de vingt ans. Je m'étais impliqué dès les années 60 dans la lutte des palestiniens pour la réalisation de leurs droits et j'ai pensé à cette époque-là que ce que je pouvais faire de mieux, c'était de faire entendre la voix de leurs poètes, puis, progressivement j'ai découvert qu'il y avait un combat à mener en faveur de la poésie en général et donc, même si j'ai traduit un roman et quelques nouvelles, le plus gros de mon travail de traduction a porté sur la poésie arabe contemporaine, parce que j'ai estimé qu'ici, en France, ou le roman arabe suscite un intérêt, surtout après que Mahfûz a obtenu le prix Nobel, ce qui représente le champ le plus fécond de la littérature arabe, à savoir la poésie, était délaissé. Globalement, je n'ai traduit que les poètes que j'ai aimés, souvent en collaboration avec eux. Ce sont pour la plupart des poètes vivants, et j'ai pu les consulter sur tel ou tel aspect de leurs textes. Ce ne sont pas des travaux de commande, plutôt le plaisir, la lutte en faveur de la poésie. Je n'ai pas fait d'anthologie de la poésie arabe contemporaine, mais avec les livres que j'ai traduits ou traduirai, j'espère pouvoir donner à terme, une idée de la richesse et de la diversité de cette poésie.

Revenons à ton œuvre. Un texte comme Fragments d'une genèse oubliée, avec ses profondes remises en question, peut-il circuler dans le Maroc d'aujourd'hui ?
Il n'est pas interdit, mais il n'est pratiquement pas diffusé, cela fait partie des hypocrisies du système marocain. Cela dit, je l'ai lu à Rabat l'année dernière, puis à Tanger.

Pourrait-il être traduit en arabe sans qu'il soit besoin de faire des aménagements ?
Oui, avec des petites retouchettes ! Mais cela me tient beaucoup à cœur que ce texte soit traduit en arabe.

Cela m'amène à évoquer les actions du collectif "L'Autre Maroc". Est-il trop tôt pour dresser un bilan ?
En ce qui concerne "L'Autre Maroc" il était clair dès le départ qu'il s'agissait d'un acte de résistance, face au rouleau compresseur officiel du "Temps du Maroc", dont l'objectif était de dire que tout se passait bien au Maroc, que la démocratie avançait à grands pas, que les intellectuels étaient en phase avec le régime, que la page des années sombres était tournée, etc. Cette manifestation officielle se préparait dans un manque total de concertation et de transparence. Elle ne pouvait qu'écarter les voix discordantes, gênantes. Il fallait qu'ici, dans ce pays qui prétend être "la Mecque" des droits de l'homme dans le monde, il fallait dire que la culture marocaine comporte aussi ses voix rebelles, insoumises, et qu'elles ont le droit de s'exprimer. C'est ce que "L'Autre Maroc" a essayé de faire, mais il est évident que notre acte de résistance relevait du symbolique, vu les moyens dérisoires dont nous disposions en tant qu'individus et associations de démocrates marocains et français, etc. Nous n'avons bénéficié d'aucune couverture médiatique. Cela dit, nous avons réussi plusieurs actions. Faire venir cette troupe de théâtre de Beni‑Mellal qui est une petite ville du sud marocain. Ces jeunes qui ont répété au Maroc dans des conditions inimaginables, ont ici étonné le public marocain et français. Leur talent, leur énergie ont été un exemple de ce qu'on peut faire dans des conditions de pénurie et de précarité. Je voulais que ce Maroc "inutile", comme on dit, prenne la parole ici, ce Maroc marginalisé, étouffé, car bien sûr cette troupe ne reçoit pas un sou de la part de l'État, au contraire des troupes qui sont venues dans le cadre du Maroc officiel. Créer aussi le spectacle L'étreinte du monde. Organiser l'ensemble des débats sur l'État de droit, sur les conditions qui permettraient l'établissement d'un État de droit au Maroc, sur la question de l'impunité, sur les luttes des femmes, sur les disparus au Maroc, sur la culture berbère. Finalement, on peut dire que le bilan est plus que symbolique. "L'Autre Maroc" a été le grain de sable qui a empêché la machine officielle de broyer la vérité.

Le collectif "L'Autre Maroc" insiste sur le "devoir de mémoire", veille à ce que les faits gravissimes qui se sont déroulés au Maroc ne soient pas oubliés. On pourrait craindre que cela entretienne un esprit de vengeance, ou le ressentiment et la haine. Or, chez toi et chez d'autres de tes compagnons de prison, il n'y aucune trace de haine, en dépit de ce que vous avez subi. On n'est pas dans une logique de règlement de comptes.
Je crois que la haine est mauvaise conseillère, la haine nous rabaisse, et nous rabaisse au niveau de celui qui inflige la souffrance. La souffrance, si elle sert à quelque chose, doit nous grandir humainement parlant, développer en nous les raisons de se battre et d'espérer. Nous qui avons traversé ces épreuves au Maroc, nous voulons sortir le pays de cette impasse où l'a plongé le régime depuis quarante ans. Comment reconstruire aujourd'hui ? Cette souffrance a déjà permis de dénoncer ce régime, car pendant longtemps il a pu masquer les atteintes effroyables aux droits de l'homme. Mais le roi est nu aujourd'hui, et nous exigeons que toute la vérité soit faite sur cette période-là, que les responsables rendent compte de leurs actes, non pas dans un souci de vengeance mais de vérité afin que cela ne se reproduise plus, que le respect des droits de l'homme devienne une véritable éthique politique. Voilà l'important. Cette souffrance aura permis de prendre conscience que la vie humaine n'a pas de prix, qu'une société ne peut rien construire si la dignité humaine est bafouée.

L'un de tes compagnons de prison, disait qu'aujourd'hui encore, bien que libre depuis très longtemps, il ne supportait pas d'entendre marcher derrière lui. Cela l'angoisse. On a le sentiment que tu as échappé à cela.
Détrompe-toi ! Je fais encore des rêves d'homme traqué et de prisonnier. Ces choses font partie de moi, mais elles ne m'empêchent pas de continuer à me battre pour un certain nombre de valeurs et de connaître aussi des moments de bonheur, d'être l'homme vivant, intégralement vivant que je suis. Cela fait partie de ma vie.

L'Etreinte du monde est un spectacle que nous avons créé ensemble dans le cadre de « L'Autre Maroc ». Il est constitué pour une part de tes poèmes mis en musique. Peux-tu parler de cette expérience ?
Je suis de nature aventureuse. J'aime vraiment m'insérer dans l'inédit. Avant notre rencontre, j'avais déjà travaillé avec des musiciens, mais l'expérience était un peu plus conventionnelle, alors que là, il y a un dialogue réel entre le travail du musicien, du compositeur et celui du poète. Cette aventure me tentait depuis longtemps car je suis nourri côté poésie/musique par l’œuvre de Brassens, Brel, Ferré et ce sont pour moi des sommets de la chanson française. La poésie et la musique auront toujours beaucoup à se dire. Il n'y avait donc aucune raison de ne pas reprendre le flambeau et de tenter quelque chose entre nous. Cela, dans l'absolu. Mais maintenant, dans ma situation, ici en France, ce travail est important parce que, au bout d'un certain temps, un émigré comme moi, je me définis ainsi, au départ j'étais un exilé, maintenant un émigré parce que je peux retourner au Maroc, mais j'ai choisi de rester ici. Je fais partie de ces marocains‑français qui s'interrogent sur leur situation, sur leur passé, sur leur avenir, etc, qui se demandent comment être là, pleinement, en France, sans complexes, mais avec des revendications très fortes et le souci de garder le lien avec le Maroc. Le travail que nous avons réalisé s'intègre parfaitement aux besoins de cette quête. Il contribue à ce que moi, poète d'origine marocaine, ou arabe, vivant en France, je parvienne au public non seulement maghrébin mais aussi français. Avec L'Étreinte du monde on est dans la symbiose des deux cultures, et c'est le message que je veux faire passer en France, en direction du public français mais aussi maghrébin. Je souhaite que les maghrébins comprennent que leur vie, leur avenir, celui de leurs enfants est ici, que l'intégration ne veut pas dire abandon de leur identité primordiale mais que c'est en prenant à leur compte ces deux dimensions de leur nouvelle identité qu'ils pourront avancer dans ce pays. Pour toutes ces raisons, ce travail vient à point nommé, et à ce moment d'interrogation qui est le mien : pourquoi je suis ici, qu'est-ce que je fais, pour ici et pour là-bas. Je suis par ailleurs un batailleur, je me bats pour la poésie parce que je crois que c'est un grand art, qui vaut la peine qu'on se batte, il me semble que tous les supports qui peuvent aider à ce que la poésie retrouve sa place, ou même l'élargisse, doivent être mis à contribution. Avec ce travail, on peut toucher des catégories de public difficiles à atteindre par des lectures à voix nue.

Propos recueillis par Bernard Ascal
(Encres vagabondes N°19, Printemps 2000)