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Marguerite YOURCENAR
(1903-1987)

ou

Le dépassement de l'humanisme





            Marguerite Yourcenar semble, parmi tous les écrivains du vingtième siècle, l’un de ceux que l’on rattache le plus volontiers à la notion d’humanisme, dans les deux sens du terme, le sens historique et le sens philosophique. Elle paraît en effet renouer, par-delà les siècles, avec la tradition des grands érudits de la Renaissance, familiers comme elle des textes antiques et nourris d’auteurs grecs et latins. Par ailleurs, les héros de ses romans les plus remarquables, l’empereur des Mémoires d’Hadrien et le Zénon de L’œuvre au noir, sont l’un et l’autre des types accomplis d’humanité au sens le plus noble du terme : ils sont la parfaite illustration d’une « doctrine qui prend pour fin la personne humaine et son épanouissement » pour s’en tenir à la définition du Robert. Mais la pensée de Marguerite Yourcenar est-elle vraiment aussi univoque ? L’étude attentive des textes, en effet, suggère une évolution qui l’aurait amenée à dépasser une éthique exclusivement centrée sur l’Homme, conçu comme finalité unique de la création.

            On peut difficilement nier que Les Mémoires d’Hadrien, qui datent de 1951, se présentent comme un concentré d’humanisme : l’empereur semble s’être appliqué toute sa vie à « bien faire l’homme » pour reprendre la formule de Montaigne. Son existence est un modèle d’équilibre entre la pensée et l’action, entre la quête de la sagesse et l’exercice du pouvoir. Habitué à exercer sa volonté pour se rendre libre, adepte du plaisir sans être son esclave, il gouverne son âme et son corps comme il gouverne son empire. « Pour moi, écrit-il, j’ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce que, en partie, elle favorisait la liberté. » Ne lui manquent pourtant ni l’expérience d’un bonheur souverain, ni celle de la souffrance extrême, l’une et l’autre liées à son amour pour le jeune Antinoüs prématurément perdu. Amateur de poésie et de musique, habile aux exercices de l’esprit comme à ceux du corps, qu’il pratique avec assiduité et auxquels il doit de grandes joies, il assiste ensuite avec lucidité à la débâcle de la chair que lui infligent la maladie et l’âge ; la mort même sera une expérience ultime dans laquelle il convient d’ « entrer les yeux ouverts ». Hadrien aura donc tout expérimenté de la condition humaine, et l’aura portée à un haut degré d’accomplissement.

            Humanistes, ces Mémoires le sont aussi par la relative confiance que l’empereur conserve, à la fin de sa vie, dans le destin de l’Homme et de la civilisation. Certes, « la vie est atroce », la barbarie toujours menaçante, « mais précisément parce que j’attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l’immense masse des maux, des échecs, de l’incurie et de l’erreur. Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l’ordre aussi. […] Les mots de liberté, d’humanité, de justice, retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; [...] quelques hommes penseront, sentiront et travailleront comme nous ; j’ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles réguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s’emparent jamais de l’empire du monde, ils seront forcés d’adopter certaines de nos méthodes ; ils finiront par nous ressembler. » Humaniste, ce livre l’est enfin parce que l’Homme y reste la mesure de toute chose. Pas de place pour le reste du vivant, ou si peu, dans la méditation d’Hadrien, grand chasseur que sa « pitié pour les créatures » n’empêche pas d’éprouver « le plaisir tragique de les voir souffrir. » Il faudra se souvenir de cette phrase-là en étudiant les œuvres ultérieures, pour mieux mesurer l’évolution du penseur et de l’écrivain.

            Celle-ci est déjà sensible dans L’œuvre au noir, qui date de 1968. Certes, la vie de Zénon s’inscrit elle aussi dans le cadre d’une réflexion humaniste, d’autant que la période s’y prête, puisqu’il s’agit justement de la Renaissance, et que le héros, clerc érudit, médecin, alchimiste, grand voyageur inlassablement curieux de connaissances nouvelles, incarne l’esprit de l’époque et correspond assez bien au célèbre portrait que Pic de la Mirandole a tracé de l’être humain, et qui figure en tête du roman : « Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai placé au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme. »

            Cet éloge de l’homo sapiens, unique entre toutes les créatures, peut en effet s’appliquer au héros qui en accomplit les promesses : Zénon lui aussi consacre sa vie à « bien faire l’homme », soucieux qu’il est de s’accomplir lui-même. Libre d’esprit et de corps, toujours poussé par son insatiable désir de savoir, il parcourt le monde et accumule des expériences pour « dilater son cœur  à la mesure de toute la vie ». Altruiste, il se met au service de ses semblables et soigne les malades de la peste avec une compassion froide, sans crainte de la contagion. Sa quête de vérité ne se dément jamais, et l’amène à éprouver toutes les croyances en les pesant au trébuchet de la critique rationnelle, et à bannir toute forme de superstition. La modernité de cette approche intellectuelle le rendra suspect aux autorités civiles et religieuses et le conduira en prison ; sous le coup d’une condamnation à mort, il préfèrera s’ouvrir les veines, ultime liberté qui rend sa fin digne de la vie qu’il a vécue. Zénon est lui aussi un type humain exemplaire, un esprit radicalement libre, dont la profession de foi – mais le mot « foi » est ici inexact – peut se lire dans les lignes qui suivent : « Il n’existe aucun accommodement durable entre ceux qui cherchent, pèsent dissèquent, et s’honorent d’être capables de penser demain autrement qu’aujourd’hui, et ceux qui croient ou affirment croire, et obligent sous peine de mort leurs semblables à en faire autant. »

Cependant, le ton et l’éclairage ont changé depuis les Mémoires : la coloration est nettement plus sombre, et le sentiment d’harmonie s’estompe. C’est sans doute qu’Hadrien, « maître de lui comme de l’univers », a la capacité d’imposer ordre et justice au monde connu et peut donc vivre en accord avec son siècle, alors que Zénon est en porte-à-faux avec le sien. Éloigné des cercles du pouvoir, le philosophe doit dissimuler les conclusions dangereuses de ses recherches et ruser sans cesse avec la menace constante d’une Inquisition dont il sera finalement victime. Mais il y a plus : témoin des désordres sanglants de l’Histoire, Zénon, à la fin du roman, semble avoir perdu la confiance en « la sublime excellence de l’homme » qui l’animait dans sa jeunesse et dont il persistait quelque chose chez Hadrien. Ne va-t-il pas jusqu’à écrire cette prophétie grotesque qui semble annoncer le désastre écologique à venir ? «  Ô bête cruelle ! Rien ne restera sur terre, sous terre ou dans l’eau qui ne soit gâté, persécuté ou détruit… Ouvre-toi, gouffre éternel, et engloutis pendant qu’il en est temps encore la race effrénée… » « L’homme, dit-il à la fin au chanoine qui fut son maître, est une entreprise qui a contre elle le temps, la nécessité, la fortune et l’imbécile et toujours croissante primauté du nombre. Les hommes tueront l’homme. »  On croit déjà entendre ici les paroles de Marguerite Yourcenar que Matthieu Galey rapporte dans Les Yeux ouverts, et où elle exprime son angoisse devant l’explosion démographique qui menace l’humanité.

            Parallèlement, cette humanité va cesser d’être perçue comme la finalité unique du monde créé. Dans le chapitre intitulé « La promenade sur la dune », la méditation de Zénon se déplace de l’homme vers la nature, dont la  cruauté s’accompagne d’une innocence qui fait défaut à ce dernier. « Dans ce monde sans fantôme, la férocité même était pure : le poisson qui frétillait sous la vague ne serait dans un instant qu’un sanglant bon morceau dans le bec de l’oiseau pêcheur, mais l’oiseau ne donnait pas de mauvais prétextes à sa faim. Le renard et le lièvre, la ruse et la peur, habitaient la dune où il avait dormi, mais le tueur ne se réclamait pas de lois proclamées jadis par un renard sagace ou reçues d’un renard-dieu ; la victime ne se croyait pas châtiée pour ses crimes et ne protestait pas en mourant de sa fidélité à son prince. La violence du flot était sans colère. La mort, toujours obscène chez les hommes, était propre dans cette solitude. » On perçoit là une attention aux créatures non humaines qui ne fera que se renforcer par la suite chez l’auteur. Attention inséparable d’une compassion, d’une empathie qui pousse Zénon à relâcher les lapereaux qu’il vient d’acheter dans une ferme. « Longuement, presque voluptueusement, il caressa les bêtes au doux pelage, à l’échine souple, aux flancs mous sous lesquels battaient à grands coups les cœurs. Les lapereaux pas même craintifs continuaient à manger ; il se demandait quelle vision du monde et de lui-même se mirait dans leurs gros yeux vifs. Il leva le couvercle et les laissa prendre les champs. Jouissant de leur liberté, il regarda disparaître dans les broussailles les connils lascifs et voraces, les architectes de labyrinthes souterrains, les créatures timides, et qui pourtant jouent avec le danger, désarmées, sauf pour la force et l’agilité de leurs reins, indestructibles seulement de par leur inépuisable fécondité. »

            Nous voilà déjà assez loin d’un humanisme pour qui l’homme seul serait digne d’attention philosophique et de considération morale. Les œuvres postérieures de Marguerite Yourcenar ne feront qu’accentuer son souci d’étendre à l’animal le droit à la pitié que nous ne reconnaissons trop souvent qu’à nos semblables. Évoquant sa propre naissance dans Souvenirs pieux (1974), elle écrit que « cette fillette vieille d’une heure est déjà prise, comme dans un filet, dans les réalités de la souffrance animale et de la peine humaine, » souffrance et peine qu’elle place rigoureusement sur le même plan, qu’elle enveloppe dans une identique compassion et qui soulèvent en elle une indignation analogue : suit la mention de la croix d’ivoire suspendue au-dessus du berceau : « L’ivoire provient d’un éléphant tué dans la forêt congolaise, dont les défenses ont été vendues à bas prix par des indigènes à quelque trafiquant belge. Cette grande masse de vie intelligente, issue d’une dynastie qui remonte au moins jusqu’au début du Pléistocène, a abouti à cela. Ce brimborion a fait partie d’un animal qui a brouté l’herbe et bu l’eau des fleuves, qui s’est baigné dans la bonne boue tiède, qui s’est servi de cet ivoire pour combattre un rival ou essayer de parer aux attaques de l’homme, qui a flatté de la trompe la femelle avec qui il s’accouplait. » Puis, d’une même coulée, la mémorialiste s’attache aux « fils tirés et aux dentelles du minuscule couvre-lit [...] œuvre d’ouvrières qui travaillent à domicile, mal payées par la propriétaire de l’élégante boutique de lingerie fine située dans les beaux quartiers » et à la condition des nourrices, ces femmes qui abandonnent leur enfant pour allaiter celui d’étrangers contre un salaire. Mais l’on ne saurait abandonner Souvenirs pieux sans dire un mot de l’hommage que son auteur rend à « la bête nourricière, symbole animal de la terre féconde, qui donne aux hommes non seulement son lait, mais plus tard, quand ses pis se seront définitivement épuisés, sa maigre chair, et également son cuir, ses tendons et ses os dont on fera de la colle et du noir animal. Elle mourra d’une mort presque toujours atroce, arrachée aux prés habituels, après le long voyage dans le wagon à bestiaux qui la cahotera vers l’abattoir, souvent meurtrie, privée d’eau, effrayée en tout cas par ces secousses et ces bruits nouveaux pour elle. ou bien, elle sera poussée en plein soleil, le long d’une route, par des hommes qui la piquent de leurs longs aiguillons, la malmènent si elle est rétive ; elle arrivera pantelante au lieu de l’exécution, la corde au cou, parfois l’œil crevé, remise entre les mains de tueurs que brutalise leur misérable métier, et qui commenceront peut-être à la dépecer pas tout à fait morte. Son nom même, qui devrait être sacré aux hommes qu’elle nourrit, est ridicule en français, et certains lecteurs de ce livre trouveront sans doute cette remarque et celles qui précèdent également ridicules. »

            Il y a plus : la dénonciation de la souffrance animale conduit bientôt Marguerite Yourcenar à une mise en accusation de l’homme et de… l’humanisme lui-même lorsqu’il implique un désintérêt et un mépris pour cette souffrance, et qu’il est entendu au sens le plus étroit du terme. Dans « Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? » (1981), texte extrait de Le Temps, ce grand sculpteur, elle met en cause, comme l’ont fait Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être et plus récemment Michel Onfray, les deux sources occidentales de cet anthropocentrisme exclusif et d’abord le texte de la Genèse. « Il semble qu’une des formidables causes de la souffrance animale, en Occident du moins, ait été l’injonction biblique de Jéhovah à Adam avant la faute, lui montrant le peuple des animaux, les lui faisant nommer, et l’en déclarant maître et seigneur. Cette scène mythique a toujours été interprétée par le chrétien et le juif orthodoxes comme une permission de mettre en coupe réglée ces milliers d’espèces qui expriment, par leurs formes différentes des nôtres, l’infinie variété de la vie, et par leur organisation interne, leur pouvoir d’agir, de jouir et de souffrir. » A cela est venue s’ajouter l’ontologie cartésienne. « En France, et dans tout pays influencé par la culture française, l’animal-machine de Descartes est devenu un article de foi d’autant plus facile à accepter qu’il favorisait l’exploitation et l’indifférence. »  Marguerite Yourcenar oppose à cette indifférence son intérêt toujours croissant pour la défense des animaux et de la nature que l’homme extermine ou dévaste. Dans Archives du Nord (1977), elle remonte aux premiers temps du monde pour évoquer celui qu’elle appelle « le prédateur-roi, le bûcheron des bêtes et l’assassin des arbres , le chasseur ajustant ses rets où s’étranglent les oiseaux et ses pieux sur lesquels s’empalent les bêtes à fourrure ; le traqueur qui guette les grandes migrations saisonnières pour se procurer la viande séchée de ses hivers ; l’architecte de branchages et de rondins décortiqués, l’homme-loup, l’homme-renard, l’homme-castor rassemblant en lui toutes les ingéniosités animales, celui dont la tradition rabbinique dit que la terre refusa à Dieu une poignée de boue pour lui donner forme, et dont les contes arabes assurent que les animaux tremblèrent quand ils aperçurent ce ver nu. » On voit que le ton n’est plus à l’exaltation de l’Adam presque divin évoqué par Pic de la Mirandole. Dans les lignes qui suivent, Marguerite Yourcenar conclut d’ailleurs : « l’homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu’on les évalue, constituent une anomalie dans l’ensemble des choses, avec son don redoutable d’aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix. » Le sublime est certes toujours présent pour qualifier le libre-arbitre, mais il est désormais contrebalancé par l’horrible, et le « de quelque manière qu’on les évalue » laisse entendre que l’évaluation pourrait être finalement négative ; enfin, si l’on en croit encore une fois le Robert, l’anomalie et la monstruosité sont des concepts voisins.

            L’humanisme n’en est pas pour autant renié, mais c’est un humanisme élargi, ou peut-être vaudrait-il mieux dire qu’il est désormais intégré à une éthique plus générale qui englobe la totalité du vivant dans une compassion unique, comme l’atteste cette confidence à Matthieu Galey rapportée dans Les yeux ouverts : « il y a des expériences qu’on n’oublie pas. L’expérience de la grande pauvreté, quand on a vécu parmi elle [...] l’expérience de la souffrance des animaux dont je fus le témoin dans les abattoirs ; en Grèce, l’expérience des prisonniers politiques, liés par les mains, dans un petit bateau grec naviguant entre deux îles, au milieu de touristes indifférents. » Dans le même livre, elle revient d’ailleurs à la citation de Pic de la Mirandole pour lier la « grandeur spécifique de l’homme » à une responsabilité qui l’est tout autant : si l’homme est « maître, ordonnateur et sculpteur de soi-même, libre de choisir entre le mal et le bien, entre la folie et la sagesse, don et liberté que l’animal n’a pas » il devient comptable de ce qu’il fait du monde. « Quand nous frappons un enfant et quand nous l’affamons, quand nous l’élevons de telle sorte que sa pensée soit faussée ou qu’il perde son goût de la vie, nous commettons un crime envers l’univers qui s’exprime à travers lui. La même chose est vraie quand nous tuons inutilement un animal, ou quand, sans bonne raison, nous coupons un arbre. Chaque fois, nous trahissons notre mission d’homme, qui serait d’organiser un univers un peu meilleur. »

            Un humanisme qui accorde un statut particulier à l’homme, certes, mais pour insister sur ses devoirs envers les autres vivants et non sur ses droits sur eux. Est-ce le dernier mot de Marguerite Yourcenar ? Son œuvre ultime, Quoi ? l’éternité, parue à titre posthume en 1988, nous incite à aller plus loin. Elle y raconte une traversée maritime qu’elle fit avec son père au tout début de la Première Guerre mondiale ; évoquant les réfugiés entassés sur le paquebot, elle note : « La plupart gisaient sur le pont ; en particulier, un nombre étonnant de femmes enceintes. La nature n’est pas flatteuse envers celles qui propagent la vie : les ventres gonflés de malheureuses d’aspect plus grotesque que tragique ballotaient dans de vieilles jupes enfilées au hasard, des visages bouffis et jaunes se protégeaient du soleil sous des fichus ou des tabliers ; des paquets servaient d’oreillers. »  À ce spectacle sordide l’auteur oppose alors celui qu’offre une « école de dauphins » qui traverse la route du navire. «  Une douzaine de grandes créatures luisantes et joyeuses, ne sachant rien des fuyards contenus dans cette misérable arche humaine, libres comme en ces jours où le monde, vieux déjà de millions d’années, se sentait encore neuf et regorgeant de dieux. Race sublime, plus douée  que les autres créatures limitées à la terre, à l’aise dans la courbe des vagues comme dans les sinuosités de leur corps. Je sais, certes, depuis la brève idylle de la Grèce, où il semble que les dauphins et les fils des hommes se soient secourus et aimés, tous les crimes que nous avons commis et commettons plus que jamais contre ces bondissantes déités marines. Je sais que notre destruction de la nature justifie celle de l’homme. Je le sais maintenant : à cette époque, l’apparition merveilleuse était une épiphanie sans ombre. »

            On ne peut pas ne pas remarquer le contraste entre la laideur pitoyable des humains et la beauté des créatures de la mer ; ce sont elles, maintenant, qui sont qualifiées de race sublime  et apparentées au divin. On ne peut, surtout, qu’être stupéfié par la radicalité de cette affirmation lapidaire, lâchée comme en passant : je sais que notre destruction de la nature justifie celle de l’homme. Quoi ?l’éternité est un livre inachevé. L’auteur aurait-il corrigé à la relecture cette condamnation sans appel ? Marguerite Yourcenar avait-elle vraiment, à la fin de sa vie, rejoint certains théoriciens de l’écologie profonde, qui affirment que le salut de la planète ne peut passer que par la disparition de l’homme ? Ces lignes invitent au moins à croire qu’il s’agissait d’une tentation de sa pensée, et que, dans son appréciation de l’action humaine, c’était désormais le passif qui l’emportait, comme si les fils d’Adam, responsables du reste de la création, avaient trahi la mission qui était la contrepartie de leur privilège. Affleure d’ailleurs ici la nostalgie de ces jours où le monde se sentait encore neuf et regorgeant de dieux, c’est-à-dire des jours où il ne portait pas encore les stigmates des transformations que nous lui avons fait subir. Le moins que l’on puisse dire, en tout cas, c’est que si l’humanisme implique une exaltation de l’homme comme « maître et possesseur de la nature », Marguerite Yourcenar s’en était définitivement désolidarisée.

Sylvie Huguet 
(03/06/15)    




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Marguerite Yourcenar
(1903-1987)

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