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Motifs
(Mai 2018)
344 pages - 9,50 €

Albert T’SERSTEVENS
(1885-1974)

Un apostolat

« C'est une histoire poignante et comique, comme toutes les tragédies humaines. La nuit de l'exode, narrait le peintre, Lhommel s'était pendu...
– Lhommel ! gémit Pascal.
– Oui, commenta Krabelinckx, le seul de nous tous qui fut communiste dans l'âme, peut-être parce qu'il était bon. »

Pascal, jeune homme rêveur de vingt ans aux idées libertaires, va confier son héritage à Chapelle, ouvrier typographe, pour fonder un phalanstère avec leurs camarades : Lhommel, le cœur pur, un poète et sa bonne amie, un peintre, un Norvégien et sa compagne, mère de deux jeunes enfants. Tous végétariens – « Supprimons la viande nous supprimerons la guerre ! » –et anarchistes, ils vont créer une "colonie", « La Cité Kropotkine », dans une ferme en Mayenne. On est au début du XXe siècle.

C'est la débâcle de ce bel élan de vie communautaire à laquelle nous fait assister Albert t’Serstevens caustiquement. Il se moque autant de ses personnages que des grands théoriciens qui les inspirent : Bakounine, Fourier, Cabet et son voyage en Icarie, et d'autres utopistes communistes moins connus mais tout aussi délirants dans la description de leur monde nouveau comme Buchez et sa coopérative ouvrière ou Dupin et sa communauté paysanne. L'écrivain manie l'ironie comme Flaubert et sa "colonie", la ferme communautaire où sont jetées les bases d'une nouvelle façon de vivre, ressemble à l'expérience agricole désastreuse de Bouvard et Pécuchet. Car l'expérience est désastreuse, tous ces rêveurs ne savent pas travailler et ne pensent qu'à eux, la communauté explose.

Pascal va quitter la bibliothèque dont il avait la charge, écœuré par ses lectures et l'attitude de ses camarades.
« Et voici que dans l’emportement de son lyrisme, le grand philosophe (Fourier) dépassait les bornes étroites de la phalange et décrivait les vastes conceptions de son intelligence : on ferait fondre les glaces polaires pour attiédir les vents du nord et obtenir trois récoltes par an ; on cultiverait alors le monde entier, même le Sahara, comme la Normandie ; l'eau de la mer, par un procédé chimique, serait transformée en limonade ; on apprivoiserait les lions, les tigres et les léopards, "dont la vitesse est bien supérieure à celle du cheval", et on les emploierait comme montures pour transporter la correspondance ; on apprendrait aux baleines à remorquer les vaisseaux jusque dans les ports et aux hippopotames les barques des rivières ; [...] Pascal s'était levé ; il se sentait l'âme transie par tant de bêtise ; il n'avait plus envie de rire et sentait un grand vide se creuser au fond de lui. »

Mais en jeune Candide, pas encore complètement désabusé, Pascal va affronter le monde pour prêcher l'amour universel à Londres. Il n'y rencontrera qu'indifférence et misère. « Des gens se ruaient sur la chaussée, de labeurs inconnus vers la pitance du soir : ils se coudoyaient sans se parler, marchaient un instant côte-à-côte, se dépassaient brusquement. Ils s'écrasaient dans les goulots, et piétinaient alors sur place avec une rumeur continue. Puis un courant les aspirait vers les lointains. Ils avaient tous des faces closes et muettes, concentrées sur l'objectif de vivre aux dépens de tous. » Sa seule consolation, les prostituées.

De retour en France, il finira dans les bras d'une femme riche. « Elle était pour lui toute la volupté luxueuse qu’il n'avait jamais connue, l'amour dans les dentelles, les fourrures et les parfums, même, tout simplement, l'amour confortable, dans un bon lit » et comme la dame est mûre et bien en chair, ma foi, ça ne lui déplaisait pas « ce goût de fruit d'arrière-saison – figue ou datte – sucré, juteux […] Il se jura de l'avoir, pour commencer la vie nouvelle. »

Ce roman désolant, si on a comme moi la fibre un tantinet libertaire, est en même temps désopilant. Il éclaire d'une lumière impitoyable les petitesses des hommes et leurs grandioses utopies. Attention ! Cet Apostolat va vous enlever vos dernières illusions, votre dernière espérance « en le genre humain » mais il est toujours salutaire de voir les travers des utopistes et garder ses distances !

Sylvie Lansade 
(30/08/18)    




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Pour mémoire























Albert t'Serstevens
(1885-1974)
écrivain français d'origine belge, a publié de très nombreux récits, romans et essais. Il fait partie d'une génération d'écrivains voyageurs ayant traversé le XXe siècle.







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