Retour à l'accueil du site






Libretto
(Février 2018)
272 pages - 9,70 €

Robert MARGERIT
(1910-1988)

Le Dieu nu

« La lampe sur le piano était allumée. Sa pourpre opulente rosissait les étendues glacées du Pleyel. Le cercle de sa lueur formait une fleur chaude, soyeuse et tendre, au cœur de laquelle je voyais luire luxueusement les cheveux de Mme beaufort. On eût dit une torsade d'un de ces bronzes anciens où brille un reste de dorure. C'était d’une discrète somptuosité : une matière compacte et légère qui faisait rêver à la fois d’une patine lisse, dure et de tiédeur duveteuse. Cette chevelure entière, tordue en catogan sur la nuque, ajoutait à la grâce de la jeune femme un charme d'élégance désuète. Il y avait aussi dans son cou long et flexible une noblesse qui n'était plus de ce temps, une qualité princière. »

Pourquoi lire ou relire aujourd'hui le prix Renaudot 1951 ? Roman, en son temps, déjà démodé ou précurseur ? Pour découvrir ce qui se cache derrière ce titre lapidaire et prometteur ? Pour l'écriture mallarméenne de Margerit qui tel un orfèvre joue à la fois sur la froideur et l'éclat brûlant des pierres précieuses ? Pour cette histoire d'amour pudibonde doublée d'une passion scandaleuse ? Pour tout ça bien sûr et l'amusement, avec le recul du temps, de découvrir dans un livre ce qui a pu faire son succès en un temps donné : fabriquer un roman du XIXe siècle à l'arrivée du nouveau roman !

Bien que le narrateur situe son récit à la fin des années 30 pour la vraisemblance des principes de son héroïne qui, alors que son mariage est désastreux, refuse de divorcer, les protagonistes de cette histoire, ceux qui tirent les ficelles et s’inventent une passion, Bruno, le narrateur et sa sœur ont la jeunesse, la beauté, la désinvolture mondaine, la cruauté, la liberté de pensée et le mal de vivre des futurs héros de Sagan mais qui évolueraient dans le monde suranné bourgeois et provincial de l'avant-guerre.
« Un large décolleté laissait à découvert ses épaules et la courtepointe dessinait le bas de son corps comme une robe à la fois vague et qui sculpte. Mais malgré ces révélations, malgré la légèreté de la soie dont les fronces voilaient à peine les formes de sa gorge, il n'y avait en elle aucun laisser-aller. On eût dit une mondaine prête pour le bal, non pas une femme dans son négligé du matin. Je ne l'ai jamais vue dépouillée de cette espèce d’apprêt. Cet aspect toujours lisse, pur aux yeux, avec le contraste entre cette chevelure si noire et cette peau d'un blanc compact. C'était ça Marité. Ma Rose noire, disait notre père autrefois. »

Ils ont déjà aussi retenu les leçons de Sartre. « C'est littéralement grotesque que vous restiez cramponnée aux jupes de votre mère ou qu'il vous faille demander à votre père la permission d'aller vous promener. Vous n'avez donc aucune fierté, aucun sens de votre liberté ! A-t-on si bien réussi à détruire en vous tout l'instinct de puissance ? Comment pouvez-vous supporter cet esclavage déshonorant ! […] Le devoir d'un individu, quelles que soient ses affections, lui commande de défendre contre n'importe qui sa personnalité. » Dieu est mort, ils sont libres.

Bruno et sa sœur s'aiment d'un amour vénéneux. Puisqu'ils frôlent sans cesse mais ne le franchissent pas le tabou de l'inceste, ils vont s'aimer à travers cette pauvre Jacqueline Beaufort tout droit sortie, elle, d'un roman de Balzac ! En s’éprenant de la même victime expiatoire, ils conjurent leur attirance tout en vivant une passion commune, de quoi animer le long hiver de leur vie provinciale. Éros est battu d'avance dans le confinement de cette vie étriquée. Il ne se dénudera pas et se contentera de baisemains, de froissements de tissus, de baisers furtifs, de regards langoureux.
« Je me trouvais entre elle et Marité, étrangement partagé entre leurs deux parfums, sollicité par leurs deux présences. D'un côté, ma hanche touchait celle de Marité : elle pouvait sentir mes moindres mouvements comme je percevais sa chaleur. J'étais nerveux, attentif à lui cacher mon contact avec Jacqueline, et pourtant possédé du trouble désir qu’elle sût, qu’elle vît le bras de son amie enlacé au mien et nos doigts étroitement unis. »
 
Par ennui, nos héros rejouent Le lys dans la vallée mais ils n'ont pas la fraîcheur, la grâce spontanée, l'innocence de Mme de Mortsauf et de Félix et ne connaîtront pas leurs extases.
« Ce fut le début d'une suite de jours que je ne saurais qualifier. Il n'y a pas de mots pour dire combien ils furent à la fois pleins et légers, comblants et exaltants, enivrants, ardents, mais purs et souverainement faciles. Ils restent dans ma vie comme un miracle, comme un lis qui fleurit à jamais au cœur de mes souvenirs et embaume ma nostalgie. »

Le style précieux du narrateur vient ajouter une touche de parfum symboliste à cet ensemble hétéroclite qui ne manque pas de charme... baudelairien ?
« La nuit tombe. De la table où j'écris, je la vois rassembler ses brumes bleuâtres puis grises et bientôt obscures. Elle remplit les profondeurs du paysage, déborde lourdement comme une fumée, s'accroche au bouquet d'arbres dont les silhouettes passent du squelette au fantôme. La terre se nivelle sous ce grand manteau noir que boutonne au ras des collines un disque rouge. Le ciel est encore éclairé, mais vitreux – l'œil d'une bête morte. Autour de la fontaine où disparaît le soleil, il s'envenime de couleurs tragiques. »

Sylvie Lansade 
(17/08/18)    




Retour
sommaire
Pour mémoire







Robert Margerit
(1910-1988)
journaliste à Limoges puis rédacteur en chef du Populaire du Centre, a publié une vingtaine de livres et de nombreuses nouvelles. Mont-Dragon a été adapté au cinéma avec Jacques Brel et Les Bois noirs avec Béatrice Dalle.












Bio-bibliographie sur
Wikipédia








Visiter le site
de l’association
Les amis de
Robert Margerit

www.robert-margerit.com/