Retour à l'accueil du site





Gallimard / Série Noire
(Juillet 2020)
224 p - 14 €

Jean-Patrick MANCHETTE
(1942-1995)

L'affaire N'Gustro

Quelle bonne idée de rééditer ce premier roman de J.-P. Manchette ! Quarante-neuf ans après la première édition (1971) il est toujours bel et bien « néo-polar » et donne des rides à de jeunes romans actuels. L’affaire N’Gustro s’inspire de l’enlèvement de Ben Barka, dont on n’a jamais retrouvé le corps, le 29 octobre 1965, devant la brasserie Lipp à Paris. On y retrouve les protagonistes sous d’autres noms. Ben Barka devient N’Gustro ; le général Oufkir, le maréchal Oufiri ; Figon, le fils dévoyé de bourgeois, ancien interné d’hôpital psychiatrique, ancien taulard, devient le principal narrateur sous le nom d’Henri Butron, et bien sûr le Maroc se transforme en Zimbabwin… Une fiction, oui, mais qui suit de près la réalité.

            J.-P. Manchette était d’extrême gauche, proche de l’internationale situationniste, alors dans ce roman que des faits, des faits qui sont têtus comme disait Lénine, pas de psychologie, pas de sentiments, que des actions qui rendent ce roman nerveux, brutal dans sa narration. Le personnage principal qui est aussi le principal narrateur est un « voyou facho », un arriviste et donc opportuniste, ce qui surprend quand on connaît les opinions de l’auteur. Celui-ci déclarait : « J’avais pris le point de vue d’un fasciste pour me distancier comme on dit à Vincennes. » Le Vincennes auquel il fait référence c’est l’université du même nom où on essayait de faire des études autrement. C’est la distanciation brechtienne fort à la mode à l’époque. Non, ce personnage n’est pas sympathique, nous sommes prévenus dès le début, dans une sorte de prologue, des « jugements sur Henri Burton dans les semaines qui ont suivi son décès. » « Jacquie Gouin : C’était un personnage assez fascinant. Pitoyable quand il essayait de jouer avec les durs, mais dur quand on s’apitoyait. Une sorte de hargne congelée, à l’égard de tout, absolument tout. » « Jacques Gouin : C’est le produit d’une époque et d’un milieu. » « Commissaire Goemond : On voyait bien qu’il n’était pas récupérable. Il détestait tout… » L’écriture avec très peu de dialogues contribue à la brutalité du roman noir qui non sans humour situe les protagonistes en Afrique noire.

            Comme le fait remarquer Nicolas Le Flahec, le préfacier, ce qui porte le titre du roman ne commence qu’au chapitre 25 du livre, à la page 150 de la présente édition qui en compte 217 : « C’est parti l’affaire N’Gustro. » C’est dire l’importance du personnage de Butron. On chemine dans le roman en alternant les chapitres où Henri raconte sa vie et où le maréchal Oufiri et le colonel Jumbo discutent en écoutant la bande de magnétophone où Butron se raconte.

            En cheminant on retrouve les années 60, la mode, les chanteursen vogue. « On fait fonctionner le scopitone, tout le clavier successivement. Nougaro chantant qu’il est soûl. Françoise Hardy en balançoire ou Vartan en cigare volant, je sais plus bien, couleur pastel », la place des femmes, même au sein de l’ultra-gauche, « C’est Anne qui était pas contente. Je lui avais fauché ses Nègres. Ils la renvoyaient coin-cuisine. Elle protestait des choses sans rapport, l’émancipation de la femme, les berbéresses à dévoiler, Clara Zetkin, planning familial, Agnès Varda, Duras, Beauvoir, Ibarruri, Salades monstres », et enfin la pensée politique des tiers-mondistes, des guerres d’indépendances, « Le Zimbabwin, leur contrée, elle s’est libérée et c’est le Front de Libération, le F.L.Z. qui s’est installé au pouvoir. Mais si je comprends bien, il y a une ethnie qui marche sur la gueule des autres, dans le F.L.Z. et qui pis est, musulmane, tandis que mes deux singes, ils sont moitié féticheurs, moitié marxistes athées. Ils m’expliquent : les musulmans, là-bas, c’est l’équivalent des bourgeois ici, ce sont de grandes familles, des chefferies, de tous temps mouillées avec les expéditions arabes qui descendaient l’Afrique »… « Ta liberté, s’écrie le libéral-marxiste Debourmann, c’est la liberté pour le riche d’opprimer le pauvre. C’est la liberté individuelle dans des conditions d’asservissement collectif. Nous nous voulons la liberté collective, que le plus grand nombre soit délivré des fléaux naturels et sociaux, et tant pis si certaines individualités provisoirement pâtissent »

            L’affaire N’Gustro est un polar toujours jeune, qui a un ton vif, goguenard, ironique, qui a la contrepèterie qui pointe son nez, « l’Afrique est bonne hôtesse » et plus que jamais « néo-polar » parlant de la société de l’époque. Un polar étonnant, politiquement incorrect, jouissif et doux-amer.

Michel Lansade 
(27/07/20)    




Retour
sommaire
Pour mémoire




Jean-Patrick Manchette
(1942-1995)
auteur de romans policiers, scénariste et dialoguiste, traducteur, critique littéraire et de cinéma.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia