L’écrivain voyageur nous a quittés il y a dix ans, et Florence Forsythe comédienne et metteur en scène de théâtre* qui l’avait invité à parler de Sophocle sur France Culture**, nous livre ici une approche renouvelée de cet écrivain qui a vécu poétiquement, ne croyait pas au Temps, et même, si on en croit sa relation à la science de son époque, en concevait la réversibilité …
Florence Forsythe est montée dans la hune de ce poète, à Sacy-en-Bourgogne, dans le grenier hérité de son oncle où l’écrivain a installé son bureau à partir de 1972, elle s’est imprégnée de ses archives, des regards des proches dont celle qui a partagé sa vie, Sylvia Lipa-Lacarrière.
L’esprit de Jacques Lacarrière s’est incarné dans « la hune », lieu de l’habitat des chouettes. Là, il a approfondi sa vision de l’écriture, sans la ramener inéluctablement au voyage. L’écriture est un voyage intérieur.
Aller vers le lieu de sa vérité, suivre une image, il semble avoir obéi à ce principe toute sa vie. Le « mythogramme », qui est au fond une écriture immémoriale, donne forme à ce projet inclassable où vie et écriture ne font plus qu’un : Jacques Lacarrière se rencontre dans Icare, Ajax, Ismène, tous figurant le lien entre l’homme et le monde envisagé comme un ensemble, – un cosmos –, et un creuset : un oikos.
Cela commence avec sa quête adolescente du « domaine mystérieux » du Grand Meaulnes, qu’il reprend, il va sur les traces forestières du mythe littéraire ; il conçoit que l’errance, est liée au désir d’amour, de reconnaissance, et que le « domaine mystérieux » où se rencontrent les héros du roman, se trouve en réalité en lui-même. L’enfance, la Loire et l’Orléanais seront toujours présents au fond de son être, comme les premiers espaces où l’intime rencontre le réel. L’angoisse n’en est pas absente. L’amour, celui de la première fois, des blessures liées à la guerre, à la rencontre de la mort, et une trop grande présence aussi de la mère.
Vivre c’est s’inventer. C’est le déplacement, le voyage, la marche à pied, sans plan, le détour vers l’origine.
Dans un entretien donné à France Inter, Florence Forsythe souligne qu’il a écrit relativement tard, d’abord voyagé, exploré, et que le voyage lui a permis de voir et de comprendre des mondes anciens :
« Je n’écris pas pour voyager, je ne voyage pas pour écrire. Mais j’écris ce que j’ai retenu de mes voyages. »
C’est qu’adolescent, il a vu l’image d’Athéna dans un livre. Cette image le pousse sur les routes. Il devient « un demi-Grec », traducteur des Tragiques et des poètes grecs modernes, il traduit Grécité de Yannis Ritsos, il rencontre Séféris. Il se veut "passeur" plus que traducteur, car ce n’est pas un métier, mais un art de vivre, de penser, de déborder l’exploration conquérante de l’espace pratiquée au 19e siècle par l’exploration des mots, des langues. La langue parlée est essentielle.
Il s’inscrit dans l’héritage d’Hérodote, son humanisme :
« Il aura fallu moins de 25 ans à Hérodote pour parcourir l’Empire perse, l’Egypte la Lybie, la Syrie, la Scythie, en observer les habitants pour annoncer à son retour aux Athéniens, cette nouvelle stupéfiante : quelle que soit l’étrangeté ou l’absurdité de ses comportements (allusion à des coutumes rituelles pouvant paraître cruelles comme chez les Scythes) l’homme reste toujours un être humain. » (in Chemins d’écriture)
La modernité d’Hérodote est de parcourir le monde dans un esprit de découverte et de compréhension.
Nouvel Hérodote doublé d’un poète, il nous fait partager hors du temps l’hospitalité crétoise, les liens passé- présent et futur, il englobe le temps, ce qui s’est passé il y a 2500 ans fait écho à aujourd’hui. La problématique du pouvoir chez Sophocle par exemple :
« L’œuvre de Sophocle nous rappelle aujourd’hui que le pouvoir est nécessaire et qu’il doit exister mais avec des règles claires et précises, car on ne peut tout s’autoriser au nom de l’arbitraire du pouvoir […] il y a un moment où le pouvoir doit s’arrêter, qu’il y a ce que les Grecs nomment hybris, à savoir une ivresse de pouvoir qui devient dangereuse. Aussi même les rois doivent respecter les constitutions. »
Antigone, c’est la voix humaine en général, face au pouvoir qui déraisonne, « se prend pour un dieu et prétend régenter la mort », et c’est la voix de la femme : « quand la raison d’état se met à déraisonner tout son sang (à elle) lui dit non ». Il élargit le mythe d’Antigone au cri de toutes les femmes dans l’histoire.
Au début de la deuxième partie se trouve un chapitre central intitulé « À la rencontre de l’autre ».
« Je suis un chercheur de vérité, comme Hérodote quand il découvre les Perses et les Indiens, je suis curieux et j’aime prendre mon temps. Mais je n’ai jamais voyagé pour écrire .Mes voyages consistent à m’inclure dans les êtres que je rencontre. Ce sont des voyages désorganisés. Cela me permet de me sentir crétois ou égyptien .Je suis dans le partage en prenant mes chemins mais je dis aux autres : ne prenez pas les mêmes. Prenez les vôtres. Il faut s’inventer. Il ne faut pas se laisser conditionner par sa naissance. Aujourd’hui il est essentiel de connaître d’autres langues, d’autres cultures. Le système a tendance à nous enfermer dans notre identité. Il faut d’une certaine façon se "désidentifier". »
Se désidentifier…
Interrogation sur le visage, l’identité : « Jusqu’à quel point notre visage est-il notre miroir ou notre masque ? »
Les yeux des Saints que la peinture des fresques d’Athos « invite » au repas des vivants atteste de la cohabitation des traditions des cultes et des époques différentes. Il va donner la photographie*** des visages des derniers anachorètes vivants, « hommes contemporains figés dans un temps immobile », qui ont « une sorte de virginité dans leurs traits et leurs sourires », alors qu’ils sont parfois soumis à de terribles visions. Devenu proche de ces hommes, Jacques Lacarrière découvre avec étonnement l’analphabétisme des moines, qui n’ont pas eu d’autre choix, nés pauvres, que d’arriver ici. Leur vénération pour le Livre qu’ils n’ont pas lu, la parole du Christ qu’ils n’ont pas déchiffrée, il en ressent la dangerosité
« C’est une fascination étrange que cette vénération du Livre pour le Livre. Chose étrange elle fut souvent le fait de religions à caractère radical, comme le manichéisme et l’islamisme On devine le souci de préserver à tout prix une parole première sous une forme ne varietur, afin d’éliminer les variantes et les hérésies. À Vatopedi devant cet entassement d’Evangiles […] je me pris à rêver d’une religion dont le message serait « oubliez tous les livres ». (L’été grec p.45)
Le but du voyage est de s’établir dans le rapport de soi avec sa propre intériorité. Je est un autre, cette aventure culmine dans son roman Marie d’Egypte où c’est un « devenir femme » qu’il va au fond s’accorder à lui même, entre la sensualité et l’ascétisme.
Il se reconnaît dans le miroir d’Icare. Icare est-il jamais sorti du labyrinthe ? Se trouve-t-il jamais dans son désir de se rapprocher du soleil ? Icare est-il l’oiseau manqué ?
Florence Forsythe nous propose d’aller à la rencontre de cet « inspiré du bord des routes », et de le relire avec profit aujourd’hui, comme un « lanceur d’alerte » à travers des textes visionnaires sur l’écologie.
Il rappelle l’étymologie du mot écologie : il vient de Oikos (demeure, maison, foyer). Que l’équation qui nous gouverne est Prédation = Déprédation. Que la Pensée Écologique rompt aujourd’hui avec la « timide écologie de nos grands-pères », c’est à dire avec « une vision encore providentielle de la nature où l’homme et la Providence s’acharnent à faire et à défaire le monde (…) la force et non la faiblesse de la vision écologique succédant à la vision providentielle de notre monde (est qu’) elle s’inscrit dans l’évolution et non dans la révolution, elle continue sans le rompre vraiment le partage, le classement naïf que les anciens faisaient de la nature. Bref, quand elle sera plus assurée, qu’elle cessera d’être une science ou un discours en herbe, l’écologie deviendra certainement la seule force révolutionnaire de notre temps. » (Discours prononcé enjuillet 1977)
Parmi des inédits de Jacques Lacarrière, on pourra lire un poème dédié à une femme de Concarneau.
La boucle est bouclée : le poète du désenclavement se rassemble sur un cri muet, lui qui ressentait les limites de sa naissance enclavée dans l’orléanais et en même temps devinait la profondeur de ce qui se trouve sous nos pieds. Il est parti se désidentifier pour mieux se comprendre dans des mythes universels toujours féconds, et au bout du compte, pour que nous puissions nous reconnaître, dans le commun foyer où en nous coexistent traditions européennes et orientales oubliées.
Geneviève Huttin
(31/05/16)
*Lire, de Florence M. Forsythe : Maria Casarès, une actrice de rupture (Actes sud, 2013).
**Les Chemins de la connaissance, « la dramaturgie », par Florence M. Forsythe. France Culture.
*** De Jacques Lacarrière : Mont Athos, montagne sainte (Pierre Seghers, 1954). Et Visages athonites (Le Temps qu’il fait, 1995).