illustration de Paul Durand
Les figures animales

chez


Maurice Genevoix


Trois livres de Maurice Genevoix portent le titre de "bestiaire" : Tendre bestiaire, Bestiaire enchanté et Bestiaire sans oubli. Chacun d’entre eux est composé de courts chapitres consacrés à un animal qui peut être aussi bien une coccinelle, un chat ou un cheval, et à propos duquel l’auteur égrène réflexions et souvenirs. C’est dire l’attention que Maurice Genevoix a toujours accordée aux diverses formes du monde vivant. Mais l’animal, chez lui, peut aussi jouer un rôle majeur dans les œuvres de fiction, jusqu’à en devenir le héros. On en trouvera des exemples dans Rroû, dans La dernière harde, dans Derrière les collines et La forêt perdue.

La célébration de la beauté vivante

Maurice Genevoix est un remarquable observateur, ainsi qu’un maître de la description. L’animal, pour lui, est d’abord l’incarnation d’une beauté vivante qu’il célèbre avec autant de précision que de ferveur. Il en va ainsi du chaton Rroû, dont il évoque « la grâce inquiétante », la « souplesse muette et dangereusement armée », qu’il perçoit dans « ses allonges exactes, dans la coulée flexible de ses lignes ». « Il va, les pattes feutrées, le col horizontal. Une lente ondulation parcourt son corps du garrot à l’échine, se prolonge et s’inscrit dans l’espace à l’extrême pointe de sa queue noire. » Plus tard, Rroû devient « un chat aux formes longues, d’un noir lustré par tout le corps, sans nuances, mais où jouaient au gré des mouvements d’ardents et sensibles reflets. » Dans La dernière harde, l’attention se porte sur le cerf rouge qui en est le héros. Genevoix évoque « la beauté de ses lignes en mouvement, de sa couleur, de sa couronne puissante et rameuse. ». Plus loin, il le montre apparaissant à une famille de charbonniers, avec « sa haute et fine silhouette, ses jambes jointes, sa tête dressée soulevant sa ramure. Entre ses bois scintillaient les étoiles. » La bête «  approchait doucement, pas à pas. Ses yeux étaient dorés dans l’ombre. Elle s’arrêtait, sans crainte, dans une hébétude enchantée. »
Enchantement est bien le mot exact lorsqu’il s’agit de rendre compte de la fascination qu’exercent sur l’homme ces créatures sauvages, et dont le sens profond apparaîtra plus tard. Dans Derrière les collines, il s’agit d’une gazelle de Dorcas, une « biche d’un autre pays », une «  créature ravissante, au cou flexible, aux pattes fines. » Le jeune héros ne voit plus qu’elle, « sa robe fauve au pelage ras, comme lustré par le soleil, la grâce dansante de sa démarche – car elle semblait venir vers lui, - et surtout ses larges yeux tendres, doux et dorés, qu’elle tenait fixés sur les siens. ». Dans La forêt perdue, enfin, c’est encore un cerf, le Cerf fabuleux dont la jeune Florie contemple les « lignes admirables », le « port altier », la « majesté inoubliée. ». « C’était toujours cette large encolure, cette tête haut-levée que sommait une ramure parfaite, ample, ouverte, chevillée d’espois réguliers jusqu’à la double empaumure. Le regard de la Bête avait gardé le même luisant, frais et mouillé, la même clarté dormante où passaient de soudaines étincelles. »
Formes, mouvements, couleurs, ondes courant sur le pelage, rien n’échappe à la plume de Genevoix quand il s’agit de glorifier la beauté vivante de l’animal. Si nécessaire, il utilise le vocabulaire le plus précis, celui, technique, de la vénerie, lorsqu’il s’agit d’évoquer « l’empaumure » ou les « espois ». Mais cette technicité même est au service de l’émerveillement. Surtout, Genevoix s’attache à la lumière du regard. A travers lui, il approche l’intériorité de la bête. Car l’écrivain animalier ne se contente pas d’une description extérieure : il cherche à atteindre l’âme.

Une approche de l’intériorité animale

Dans Rroû et La dernière harde, en effet, Genevoix s’efforce d’épouser le point de vue de l’animal. Rroû conte l’aventure d’un chat noir, qui, ne supportant plus la claustration urbaine après avoir connu la liberté de la Charmeraie, grande propriété au bord de la Loire, quitte son foyer douillet pour revenir à la vie sauvage. La dernière harde évoque le destin du cerf appelé le Rouge, que l’on suit de sa première année à sa mort sous le couteau d’un veneur.
L’écrivain qui tente, comme Genevoix dans ces deux livres, d’évoquer la vie animale de l’intérieur, se heurte naturellement au problème de l’anthropomorphisme. Car, si plus personne aujourd’hui ne nie qu’il existe une sensibilité, voire une pensée animales, il reste que cette pensée n’est pas verbalisée et que, pour reprendre la formule de la philosophe Elisabeth de Fontenay, le « silence des bêtes » reste pour nous un mystère. Dès lors comment le traduire en mots ? Dans Rroû, sans doute parce qu’il s’agit d’un animal familier que l’on humanise plus facilement, Genevoix se permet quelques facilités qui peuvent paraître gênantes : c’est ainsi qu’il utilise parfois la première personne du singulier pour évoquer les émotions du chat, et qu’il va jusqu’à imaginer de courts dialogues entre Rroû et d’autres félins. On sait aujourd’hui que les animaux supérieurs disposent de tout un système de signes, mimiques, postures, cris, odeurs, pour communiquer entre eux, mais en proposer une telle traduction verbale demeure assez discutable. Il reste que ces dialogues, au demeurant peu nombreux, entraînent facilement l’adhésion d’un lecteur séduit par une fiction et une écriture habiles. Il reste surtout que l’écrivain, le plus souvent, se passe de ces artifices un peu grossiers qui n’interviennent plus du tout dans La dernière harde. Dans l’ensemble, Genevoix, sans recourir à eux, parvient à donner un équivalent crédible de ce que peut être une conscience animale tissée de sensations et d’émotions élémentaires, faim et satiété, douleur et bien-être, quiétude et terreur, agressivité et tendresse. Il procède par empathie, comme il s’en explique dans Bestiaire enchanté, où il dit avoir écrit l’histoire de Rroû, qui a réellement existé, « pour y avoir beaucoup rêvé. » Sa compréhension s’apparente à celle de la servante Clémence, qui est l’un des personnages du roman, et qui se montre assez attentive à Rroû pour percevoir que « un monde de passions, de sentiments et de pensées aussi traverse sa cervelle obscure, tour à tour l’illumine et l’attriste, et que cela, qui n’est que Rroû, peut souffrir, peut être heureux, reconnaître qui le blesse ou le choie, et finir par aimer à sa façon sauvage une vieille fille trop souvent seule. » Si cette observation minutieuse éclairée par la sympathie n’a pas la rigueur d’un protocole scientifique, elle n’en donne pas moins des résultats convaincants. Quiconque a jamais observé un chaton à la découverte de son environnement reconnaîtra, dans la description qu’en donne Genevoix, ce mélange d’effroi et de curiosité que manifeste son comportement. Voici Rroû au bord du trottoir, assailli par un flux de sensations nouvelles : « Il y demeure pourtant, les muscles en alerte, frémissant d’un émoi qui ne cesse de grandir, qui submerge en grondant son mince corps immobile. Des persiennes claquent contre les murs, le timbre d’une bicyclette grelotte au tournant de la rue, un chien aboie dans une cour lointaine. Et chaque fois il sursaute sur place, mais reste là, et regarde, et respire.(…) Toujours rasé sur le bord du trottoir, traversé de visions, de bruits vivants et d’odeurs voyageuses, il pantèle presque, au seuil de la panique, suspendu à la crête d’un abîme où il se sent déjà rouler . »
Rroû comme La dernière harde sont tissés de réussites comparables. Genevoix y évoque par exemple la tension du chat qui guette une proie : « Rroû, toujours rasé sur les feuilles, gardait une immobilité rigide. Ses yeux ne quittaient pas le même point du hêtre, le même nœud de branches où l’écureuil s’était assis . L’affût dispensait au chat noir une longue volupté sans fièvre. » Il traduit ensuite la satisfaction du carnivore qui se repaît : « Rroû lacérait des griffes et grondait ; déchirait la chair rouge en secouant les mâchoires, et grondait. Ce lisse de muscles dénudés, cette tiédeur qui ballote et ruisselle, ce tendon qui résiste et s’arrache, tout cela sous les crocs, dans la gorge, dans le ventre qui pèse et qui se creuse encore, et sous les crocs toujours pendant que la gorge gronde, et que le cou se gonfle au passage des chaudes nourritures, tout cela, c’est manger, manger pour la première fois. » Plus loin, lorsque le chat se fait prendre dans un piège à renard, ce sera la « douleur effroyable » qui « broie la patte, déchire l’épaule comme un fer rouge, darde ses pointes dans tout le corps », puis l’effort de l’animal qui tire sur le membre prisonnier, « écoute craquer lentement ses os », et tire encore pour « ne laisser aux dents du piège qu’un faible lambeau de son corps. »
Dans La dernière harde, l’écrivain évoque avec le même bonheur l’angoisse du jeune hère – ainsi appelle-t-on un cerf d’un an – dont la mère vient d’être tuée : il «  se releva tout droit, tendit le cou, fronça le mufle dans un rictus qui lui découvrit les dents. Il tremblait de tout son corps, secoué par un frisson continu, d’une violence profonde et terrible. Et il se mit à gémir à peine gorge, à pousser par l’espace une lamentation meuglante, une bramée interminable de peur et de désolation ». Plus tard, le Rouge prisonnier d’un enclos se laisse approcher par le piqueux La Futaie : « La main de l’Homme commençait à bouger, à promener sur le pelage du Rouge une caresse lentement appuyée. Son contact était frais et brûlant. Cette fois encore, mais avec une acuité plus vive, la bête éprouvait ce mélange d’attirance et de crainte hostile qui lui venait de la présence de l’Homme. L’attirance était la plus forte : le Rouge la subissait avec une avidité stupéfaite ; et la peur qui rôdait au travers, toujours sensible au plus vif de son plaisir, lui prêtait une acuité capiteuse, une énervante saveur d’ivresse. » Plus tard encore, voici le cerf regagnant la forêt : «  Douce terre des champs labourés, moiteur grasse des sillons ouverts : l’odeur de terre que soulevaient ses foulées lui entrait loin dans les naseaux. Il traversa la pointe de la jonchère, et ce fut un bruissement de hautes tiges, leur glissement frais le long de ses jambes, bientôt l’odeur de l’eau dormante, son clapotis sous ses sabots. »
Dans tous ces exemples, le vécu de l’animal est rendu par une association complexe où de mêlent la peinture des comportements (immobilité, mouvements, mimique, regard, frissons, grondements, gémissements), leur signification affective (tension, plaisir, douleur, détresse, crainte, attirance), et des notations sensorielles extrêmement riches, qu’elles soient visuelles, auditives, tactiles ou olfactives. Ici, l’écrivain rejoint les données de l’étude scientifique, grâce à laquelle nous savons que les sens de l’animal sont beaucoup plus aiguisés que les nôtres. Mais Maurice Genevoix va plus loin encore, comme le montre la façon dont il évoque des moments privilégiés de bien-être où la fusion de l’animal et de son environnement naturel atteint la perfection.
Ce bien-être, c’est celui que Rroû éprouve à la Charmeraie, installé sur une branche du vieux sureau : « Sa ramure n’est pas très touffue ; la lumière y coule librement, le vent léger y joue selon sa fantaisie. Par les trous du feuillage de longs rayons semblent jaillir, tous convergeant vers le chat immobile, un petit fauve couché aux rives du temps. Ils jaillissent vers la haie, vers les toits, vers le bruant qui chante sur un cep, et quand ils les ont pris reviennent vers Rroû et les lui donnent. Deux prunelles glauques dans l’ombre du sureau, deux minces pupilles dans leurs globes polis, tel est le cœur du monde aussi longtemps que Rroû demeure couché dans le sureau. » C’est aussi le bien-être du Rouge au cœur de la forêt estivale : « Et le jour vint, au fort de l’été, où il sentit sa propre vie. Sa tête avait tout allongé. (…) Une chaleur allègre circulait dans ses membres, ses yeux brillaient, tout son corps avait un éclat frais, rénové, comme si l’énorme flot qui l’avait longtemps entraîné, roulé dans ses tièdes profondeurs, l’eût ramené, lavé, à la lumière. (…) Bourdonnement de la forêt d’été ; silence où le pivert frappe du bec dans l’écorce du chêne ; (…) L’ombre des feuilles tamise le trop ardent soleil, fait de sa brûlure une jouissance. Jusqu’aux pointes de leurs cimes fourchues, les cornes sont dures et brillantes. La faim est douce, qu’un mouvement du col apaise. »
Si on lit bien ces deux passages – et l’on pourrait en citer bien d’autres semblables - on y perçoit l’exultation consubstantielle à la qualité de vivant, notion capitale chez Genevoix. Mieux, la conscience animale y semble en possession d’un paradis perdu par l’homme, parce qu’elle est concentrée dans l’instant et essentiellement poreuse, de toutes parts traversée par un flux de sensations qui la relie au frémissement de la vie universelle. C’est la propre sensibilité quasi panthéiste de l’écrivain qui s’exprime à travers elle, et l’animal devient ainsi l’interprète privilégié de l’auteur. Derrière les collines et La forêt perdue iront plus loin encore, en faisant de l’animal un médiateur, un guide dans un cheminement initiatique qui conduira l’homme vers ce que Genevoix appelle « le cœur de la forêt. »

Le cœur de la forêt ou la rédemption du chasseur

Qui parle de l’animal chez Genevoix rencontre nécessairement la figure du chasseur. On en trouve deux dans La dernière harde, le braconnier Grenou, tueur sadique qui se vautre dans le carnage et souhaite détruire la harde à laquelle appartient le Rouge, mais également le piqueux La Futaie, qui pratique la chasse à courre avec passion tout en observant des règles strictes. Celles-ci lui interdisent, par exemple, d’achever un animal trop jeune, et c’est la raison pour laquelle il refuse de "servir", c’est-à-dire de tuer au couteau, le Rouge encore daguet, et l’installe dans un enclos pour lui permettre de refaire ses forces avant de lui rendre la liberté. La Futaie admire et connaît intimement les bêtes qu’il a chassées et qu’il chassera encore, et le Rouge qui les incarne toutes lui inspire un véritable amour, mais cet amour qui est soif de possession ne peut s’accomplir que dans la mort : c’est pourquoi, des années plus tard, il forcera et "servira" le superbe dix-cors que le cerf est devenu et qui « plie (devant lui) les deux genoux comme pour se coucher sur la terre, y trouver enfin son repos. » Ce faisant, une tristesse confuse s’empare de l’homme ; il pressent que sa façon d’aimer les bêtes de chasse n’est pas la bonne, mais il n’ira pas au bout de la révélation que connaîtront les héros de Derrière les collines et de La forêt perdue. La Futaie incarne parfaitement le paradoxe du chasseur qui tue ce qu’il aime et connaît le mieux au monde. Sans le savoir, il accomplit le souhait de Grenou dont il devient l’inconscient complice, car avec le Rouge est mort le dernier cerf reproducteur. « Les biches sont veuves dans les Orfosses », et ne porteront plus de faons. Maurice Genevoix comprend la passion de la chasse, mais si l’on veut savoir de quel côté il penche , qu’on relise, dans Tendre bestiaire, le chapitre consacré au cerf. Après avoir rendu hommage à ces « génies des bois, (…) ces grandes créatures errantes, ces bêtes douces que (la forêt) aime et dérobe comme le plus beau de ses secrets » et qui en sont « l’incarnation la plus émouvante », il ajoute : « Un cerf qui tombe, que le piqueux emperche sur ses bois, sa noble tête à la renverse, ses yeux ouverts sur un néant bleuâtre, sa langue exsangue qui pend sur l’herbe, c’est vous-même qu’ils prennent à témoin, vous qui, regardant cela, avez encore des yeux pour voir. Tout ce qui meurt en cet instant, c’est beaucoup plus que cette bête massacrée. La tache de sang qu’elle laissera sur la mousse, elle a coulé, elle ne s’effacera plus. »
Le rachat qui se refuse à La Futaie sera offert au héros de Derrière les collines. Le récit se présente comme un conte où le merveilleux se mêle familièrement au réel. Il met en scène un enfant, Ernest Désormeaux, qui voit soudain apparaître, chez son ami le vieux Balthazar, la « biche d’un autre pays » décrite plus haut. Balthazar lui prédit alors son avenir : il deviendra un redoutable chasseur, hanté par le désir obscur de retrouver un jour la gazelle entraperçue : «  A cause d’elle, pendant des années, tu traqueras les bêtes innocentes, tu déjoueras leurs ruses, affronteras leur courage, tu riras de leur vitesse, infatigable et sans pitié. (…) Tu ne connaîtras plus le repos. (…) Ton nom sera connu à travers les continents, admiré par tes émules, mais en exécration chez les peuples des animaux. (…) Et il te semblera, à toi, peu à peu, que le désert s’agrandira devant tes pas. Les bêtes s’enfuiront à ta vue, de plus en plus sauvages et lointaines. Quelle soif, alors, sera la tienne ! »
La prédiction se réalise point par point : Ernest, qui se fait désormais appeler Bill, devient un homme terrible que travaille une insatisfaction ardente. Mais un jour, après une dramatique chasse à l’éléphant, un rêve le ramène à son enfance. Au réveil, la gazelle entrevue autrefois est devant lui ; il la reconnaît et part à sa suite : « Que vous dire encore ? Que je l’aimais ? De toutes les puissances de ma vie, c’est vrai. Je ne voulais plus que la suivre, la rejoindre (…) » La marche se révèle interminable, épuisante et douloureuse ; vient un moment où la gazelle disparaît au loin, mais, lorsque Bill tire une balle qui s’écrase à deux pas d’elle, elle revient délibérément vers le chasseur. « Elle ne devait s’arrêter qu’au moment où elle m’eut rejoint. Je tremblais, de fatigue encore, mais bien plus d’émotion, de tendresse et d’émerveillement. Elle allongea son cou flexible, le posa sur mon épaule, et, jusqu’à la saignée du coude, le long de mon bras levé. Il épousait la courbe de mon bras, exactement, souple comme un col d’oiseau. » La gazelle le guide alors jusqu’à un vallon miraculeux qui s’ouvre dans les collines : «  Toutes les bêtes du monde étaient là, celles de l’air, des eaux vives et dormantes, des creux d’arbres, des terriers, mais toutes dans la lumière du ciel, à la vue les unes des autres, et tranquilles, libres, heureuses. Ce devait être ici que l’Arche avait abordé, que les créatures innocentes avaient retrouvé l’Eden. » Bill demeure au bord du vallon où la biche pénètrera seule, car il sait que tout fuirait devant lui s’il tentait de la suivre plus loin. L’Eden lui reste donc interdit, mais la révélation qui lui a été accordée autorise une forme de rédemption : il ne sera plus jamais chasseur. Quand le narrateur le quitte, il est entouré d’une nuée d’oiseaux qui viennent se poser sur ses mains nues. Les bêtes qui se dérobaient à l’avidité du tueur se livrent avec confiance à l’homme désarmé qui a renoncé à la possession par le meurtre pour trouver la paix du cœur.
Si Derrière les collines est un conte, La forêt perdue est un récit légendaire situé dans un Moyen-Âge idéalisé où subsiste encore la forêt des origines. Dans cette forêt vit un très vieux cerf, d’une puissance et d’une beauté qui font de lui un animal fabuleux ; point de nom pour lui, simplement une majuscule : il est le Cerf par excellence, celui que le jeune seigneur Bonavent de Chérupeaux et son piqueux La Brisée vont traquer sans trêve, des années durant, sans jamais parvenir à le prendre et à le « servir ». Non contente d’échapper aux chasseurs, cette bête-là est capable de tuer, des chiens d’abord, puis Bonavent lui-même, qu’elle jette à bas de son cheval et navre d’une blessure mortelle. Florie, la fille de Bonavent, reprendra la quête interrompue aux côtés de La Brisée.
On a parfois comparé le Cerf de La forêt perdue à Moby-Dick : il s’agit en effet d’un animal mythique, d’une créature à demi surnaturelle quoique issue de la nature. Mais contrairement au cachalot blanc, le Cerf n’incarne pas le mal métaphysique mais « le cœur de la forêt » dont les hommes veulent s’emparer dans une quête quasi mystique, une sorte de Graal païen. L’objet de cette quête, c’est La Brisée qui le définit le mieux : « Et c’est alors que je l’ai rencontré, lui, le Cerf. Je l’aime, Florie, comme la forêt même. Il est son cœur. Que seulement il plie les genoux, qu’il consente, tout s’ouvrira, tout s’éclairera, tout sera nôtre. Nous marcherons dans la forêt sans qu’un oiseau bouge sur sa branche, sans qu’une tige de scille à fleurs bleues que le poids d’un bourdon fait pencher se redresse à l’envol du bourdon. Nous serons accordés à l’arbre, à la terre noire sous les feuilles, à la chanson des petites ailes, poussière dorée dans les nappes de soleil. »
On voit que La Brisée, lui aussi, est paradoxalement poussé par l’amour. Il s’agit ici de pouvoir se fondre dans la nature, dans ce frémissement de vie universelle au cœur duquel l’animal se situe d’emblée. Mais si telle est la quête du chasseur, sa méthode est erronée. Si elle lui confère une connaissance intime des bêtes, elle l’éloigne cependant de son but, puisque le désert se fait devant lui à mesure qu’il tue davantage, comme devant Bill Désormeaux. La forêt ne s’ouvre pas à qui la viole, mais à qui s’abandonne à elle en renonçant à la forcer. Après une longue période de chasse infructueuse, c’est Florie qui le comprendra et qui achèvera la quête. Un matin, sans armes, sans cheval, elle pénètre sous le couvert des arbres, et vient le moment miraculeux où « le cœur de la forêt » se livre enfin à elle : « Elle repartit, son corps ne pesait plus. Elle entendait contre ses guêtres siffler les lianes épineuses, elle devinait leur froissement râpeux. Et déjà elle était passée. Elle se disait : «  Je suis dans la forêt. En vérité, je suis dans la forêt, coulant et liant mes foulées, comme un loup. » (…) Elle vivait dans la forêt. Autour d’elle une immense vibration, continue, musicale, emplissait les halliers, les futaies.(…) Et le moment fut là, ineffable, où elle perçut de tout son être, au-delà de ce qui frappait ses sens, un accord merveilleux qu’elle n’eût jamais imaginé. Si elle eût pensé à elle-même, ce n’eût été que pour prendre conscience de la grâce qui lui était donnée : petite et seule, infime créature accueillie dans un monde sans limites, participant et s’abolissant tout ensemble, non plus reflet, ni regard, ni écho, mais ce monde même, dans son immensité. » Dès lors, tous les animaux viennent à elle, offrent leur pelage à sa caresse et consentent à lui lécher la main.
Florie reverra le Cerf. Elle assiste à une scène surnaturelle où elle voit la Bête appuyer ses bois contre la poitrine de La Brisée, qui plie les genoux devant elle, alors qu’il voulait la faire plier comme le Rouge a plié devant La Futaie. Cette inversion des rôles figure le renoncement du chasseur, seul garant de sa rédemption, et permet de mesurer le chemin parcouru depuis La dernière harde. Puis la jeune femme entend la voix du piqueux : « Il a gagné Madame. Par deux fois. Car il m’eût tué s’il l’eût voulu, et devant vous il m’a fait grâce. Mais sa plus haute victoire, il l’avait déjà remportée : il savait que son heure était là, et qu’il allait mourir cette nuit, consentant, de sa belle mort… Allons-nous en, Madame. Cela, nous ne saurions le voir. » Lorsque Florie retourne au château, elle trouve La Brisée mort sur sa couche, un sourire paisible sur les lèvres. Lui aussi a achevé sa quête et accompli son destin.

La forêt perdue mène à son terme une réflexion poétique ébauchée dans La dernière harde et poursuivie avec Derrière les collines. « Le cœur de la forêt », cette immersion fusionnelle dans la nature que Genevoix reconnaît d’emblée à l’animal et qui se refuse à l’homme, ne peut être atteint qu’au terme d’une démarche initiatique où la bête apparaît comme un guide et la chasse comme une étape qui doit être dépassée. Dans une langue admirable, Genevoix exprime à travers ces livres où l’animal joue un rôle essentiel tout l’amour qu’il porte au monde vivant.

Sylvie Huguet 

Mise en ligne : 30 décembre 2006




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Maurice Genevoix
(1890-1980)