Le complexe du Sauveur
« Voilà, c'est toujours la même chose, avec la gueule
que j'ai. Le malfrat. Le maquereau. Un vrai voyou, celui-là. Je ne sais
pas d'où me viennent ma tête et ma dégaine. »
Ainsi s'exprime Jean, dit Jeannot-Lapin, le chauffeur de taxi que Salomon Rubinstein
vient d'embaucher à plein temps à cause de sa gueule, justement.
Une gueule d'amour qui devrait faire chavirer Cora Lamenaire, pense Salomon
Esq., roi du pantalon, quatre-vingt-quatre ans et la vie devant lui.
Cora est une chanteuse réaliste vieillissante, qui a eu sa petite heure
de gloire avant-guerre, mais qui a gâché sa vie en tombant amoureuse
d'un gestapiste. L'épuration l'a épargnée, mais sa carrière
a été stoppée en plein vol.
La trame romanesque du dernier roman publié par Romain Gary sous le nom
d'Émile Ajar – dernier roman publié en 1979, mais dont la rédaction
a débuté en 1976, et s'est interrompue au profit de Pseudo,
roman halluciné écrit dans l'urgence pour désamorcer les
rumeurs courant au sujet de Gary/Ajar/Pavlowitch – est tendue entre ces trois
points d'ancrage que sont les personnages de Jean, Salomon et Cora. Autour de
cette trinité gravite le petit peuple de S.O.S. Bénévoles,
un standard d'aide aux désespérés que le vieux Salomon
a installé dans son appartement du boulevard Haussmann.
Salomon et Cora se sont aimés. Elle l'a quitté pour un sale type,
il ne s'en est pas remis. Trente-cinq ans après l'Occupation, il continue
de remâcher sa rancur tout en dispensant ses bienfaits, dans l'ombre.
Elle, la vieille chanteuse déchue, reste persuadée que Salomon
Rubinstein lui est redevable. Car enfin quoi, il est resté caché
dans une cave pendant quatre ans, et elle ne l'a pas dénoncé !
Alors qu'elle aurait pu, hein, ne serait-ce que par amour pour son gestapiste
Eh bien non, elle ne l'a pas fait. Elle lui a sauvé la vie, à
ce Juif
Quand Salomon rencontre Jeannot-Lapin, il est persuadé
que Cora va succomber au charme du chauffeur de taxi, qui a la gueule qu'il
faut. La gueule du mauvais garçon.
Jean est un type simple à la pensée sinueuse, pensée qui
s'exprime, comme dans Gros-Câlin, en phrases enroulées,
façon pythonesque. Le monde, la réalité et la condition
humaine sont complexes, il faut le mot juste et l'expression appropriée
pour en rendre compte. Jean, autodidacte consciencieux, fait ses recherches
dans les dictionnaires. Cette candeur terrifiante touche à la perfection,
et son expression à la poésie. « Chuck dit que je suis
le douanier Rousseau du vocabulaire, et c'est vrai que je fouille les mots comme
un douanier pour voir s'ils n'ont pas quelque chose de caché. »
L'Angoisse du roi Salomon est avant tout une émotion d'écriture.
L'indicible trouve ici une échappatoire, qui tient autant de l'humour
que de l'amour - celui de la langue et du genre humain.
L'amour c'est vite dit, mal dit, ou pas assez dit. Ça s'exprime au moins
sous deux formes : l'éros et l'agapè. Jean penche vers l'agapè,
et ce n'est pas simple : « quand on aime comme on respire, ils prennent
tous ça pour une maladie respiratoire » dit-il. La liaison
qu'il entretient avec Cora est un amour « en général »,
et parce qu'il n'est pas amoureux de la vieille femme, il ne l'en aime que plus.
Allez expliquer ça avec les mots et les expressions de la vie courante
Tous les Larousse et les Robert des librairies n'y suffisent pas.
« Je ne l'ai pas baisée par pitié. J'ai fait
ça par amour. Tu comprends très bien ce que c'est, Chuck. C'est
par amour, mais ça n'a rien à voir avec elle. Tu sais très
bien que c'est général, chez moi.
- Oui, l'amour du prochain, dit-il. »
Jean passe par la métaphore par la parabole pour exprimer
l'amour qui bout en lui, cet amour « en général »
: dans un même mouvement il englobe la déchéance de Cora
Lamenaire, les goélands englués dans la marée noire, le
massacre des bébés phoques et l'assassinat d'Aldo Moro. Il se
place en cela sur le même terrain que Salomon Rubinstein avec son S.O.S
Bénévoles et sa collection de cartes postales d'anciens amoureux
: il faut que quelqu'un se « charge » de cela. C'est ce
que Chuck, le copain de Jean, appelle « le complexe du Sauveur ».
Parce que « le monde devient chaque jour plus lourd à porter ».
À nouveau, avec L'Angoisse du roi Salomon, le lecteur la
lectrice est sidéré(e) par la cohérence de l'uvre
de Roman Kacew/Romain Gary/Émile Ajar. Ce tendre Jean à la gueule
de malfrat qui ne lui correspond pas fait écho à Romain Gary écrivant,
dans Vie et mort d'Émile Ajar qu' « un écrivain
peut être tenu prisonnier de "la gueule qu'on lui a faite" ».
Dans le dernier entretien qu'il a accordé, et que Gallimard publie en
ce centenaire de la naissance de Roman Kacew sous le titre Le Sens de ma
vie, Gary dit son admiration et sa tendresse pour la figure du Christ, hors
toute idée de religion. Revoilà l'agapè
Dès
son premier roman Le Vin des morts, c'est déjà l'angoisse
qui est à l'uvre, une angoisse magnifiée ici avec le roi
Salomon, figure tutélaire, divine, mais divine par intérim, parce
que le ciel est vide et que l'on doit se débrouiller tout seuls, ici,
ici-bas.
L'Angoisse du roi Salomon ramasse en un seul roman tous les motifs brassés
au cours des années d'écriture et sous tous les pseudonymes :
la vieillesse inacceptable et la mort inéluctable ; le combat vers l'avant
malgré et contre tout ; la terrible lucidité tordue dans un éclat
de rire ; la connerie terrassée par le contrepied. Pour preuve : le concierge
du boulevard Haussmann, M. Tapu, incarnation de la bêtise-crasse, qui
déclare que oui, bien sûr, Salomon Rubinstein a dû se cacher
des Allemands pendant la guerre, mais que ce roi des Juifs a choisi de se cacher
dans une cave des Champs-Élysées, hein, pas n'importe où
Et Jean s'inclinant devant cette bêtise-crasse en déclarant qu'il
est venu « dans ce temple adorer l'Éternel ». Tendre
la joue gauche devant le concierge, oui, mais aussi pisser devant lui dans l'escalier.
Parce que toutes les victoires sont bonnes à prendre. Et que nous luttons
avec notre seule pauvre arme : l'humour noir et solaire.
Ce qu'il faudrait, c'est nous désensibiliser, explique Jeannot-Lapin.
Atteindre le stoïcisme. « J'ai une sensibilité qui a
la folie des grandeurs. » « C'est vrai que la sensibilité
chez moi est l'ennemi du genre humain, si on pouvait s'en débarrasser,
on serait enfin tranquille. » C'est sur cette sensibilité
que Gary a bâti son uvre, et sans doute sa vie.
*
Complément : « Romain Gary, la permanence », à
propos du Vin des morts, roman inédit publié par Gallimard
à l'occasion du centenaire de Romain Gary, in La Règle du Jeu
: http://laregledujeu.org/2014/06/11/17182/romain-gary-la-permanence/