Michel Lécureur :
René Fallet, 
le braconnier des lettres.
Les belles lettres, 2005

René Fallet


(1927-1983)




par Claude Chanaud



« Né en 1927. Petit-fils de paysans bourbonnais. Fils de cheminot. A été journaliste. Est écrivain. Moustachu. » Ainsi se décrivait René Fallet qui fut un poète prometteur dès sa toute jeunesse et un romancier, reconnu comme tel, juste avant d'avoir vingt ans. Sa précocité dans tous les domaines de l'écrit annonçait le meilleur. Et, pour l'adolescent qui durant l'occupation nazie achetait un livre de Rimbaud au marché noir pendant que son papa était au chômage – voire en prison pour cause d'appartenance au parti communiste – le meilleur arriva vite.

Il naquit dans l'environnement d'une banlieue grisouillarde dont l'activité ferroviaire rythmait la vie des gens. Les très nombreuses privations, inhérentes à ces années noires, servirent de quotidien au jeune René qui fréquenta d'abord l'école primaire puis trouva des petits boulots dénués de perspectives. Il avait quinze ans.

Heureusement, les fées, pourtant rares à cette époque, lui avaient prodigué l'antidote nécessaire, le don de ressentir au plus profond la gamme des émotions, des sensations et des bleus à l'âme accompagné du talent pour les exprimer de belle manière avec originalité, brio et efficacité. Son style procédait déjà d'une palette exceptionnelle de couleurs, porteuse de métaphores hardies, d'images tendres, de causticité, d'humour et d'humeurs que le jeune homme consacra d'abord à des poèmes publiés à compte d'auteur.

Un fragile panier d'osier
Empli de poires craquelées
Accroché à ton bras nerveux.
Tu t'en vas sur les fleuves bleus...
Tu reviens avec une échelle
Et un balcon en carton-pâte
Tu repasses, belle et sans hâte,
Avec l'amour dans les prunelles.


Culot du kineriskerien-narien ou coup de chance pour un débutant particulièrement doué, il envoya ses poèmes tous azimuts. Louis Aragon, Charles Trenet et Blaise Cendrars les lurent avec plaisir et l'encouragèrent, puis, sous la houlette du dernier qui lui écrivit longtemps en signant ses lettres "ma main amie" et qui le recommanda au journal Libération, Fallet devint journaliste à dix-huit ans.

Deux ans plus tard, Banlieue sud-est est le livre révélateur du talent pressenti par Cendrars. Dès les premières phrases, ça déménage... comme on ne disait pas encore à l'époque :
Je suis le type qui possède l'amour. D'un seul mot je le donne, d'un seul geste je l'arrache. La fille du métro, je lui dis : "Aime-moi", et la voici accrochée à ma veste, pantelante, bavante et tout et tout. "
Ce souffle inattendu et ce verbe, tiré par courtes rafales, balaient en trois phrases le conformisme des années Pétain ainsi que la carte du Tendre des petits bourgeois étriqués.

Ainsi, dès 1947, la cavalcade de René Fallet se met en route vers la gloire des lettres, passant du rire rabelaisien à la satire sociale, avec les copains accrochés au bar et l'amour fou en lieu et place de la quête du Graal. Surtout l'amour qui, infiniment présent dans ses poèmes, se retrouve tout naturellement au cœur de son premier roman.

Recherché, voulu, haussé et rehaussé, paré et colorisé, sublimé et transcendé, cet amour si vous m'autorisez "fallique" fut, dès son adolescence, son sujet de prédilection.

Il le demeurera toute sa vie accompagné de l'amitié conviviale, son autre moteur. Ainsi Fallet, l'amant et René, l'ami, furent les faces indissociables d'un homme pétri de contradictions, dont le cœur va saigner régulièrement et dont les chagrins vont alimenter la créativité.

Un certificat d'étude et des lectures éparpillées avaient remplacé ses universités mais l'autodidacte de Villeneuve-Saint-Georges possédait un instinct de chien truffier pour sélectionner ses maîtres à écrire. Rimbaud, Verlaine, Léautaud, Apollinaire, Shakespeare, Anouilh, Molière, Zola, Stendhal, Musset, Maupassant et Simenon alimentèrent longtemps, ce lecteur boulimique tendance glouton, qui ne résistait jamais à l'achat d'un livre, pas plus d'ailleurs qu'à l'attrait d'un bouchon du moment qu'il y trinquait avec des potes.

Puis vint Céline dont il admirait le style et ensuite, Prévert, grand maître à penser pour toute cette génération, Guimard, Brassens, Blondin et Alphonse Boudard avec lesquels il se liera d'amitié !

Enfin, plus romantique sur le fond qu'il n'y paraît à première vue, tout chez lui portera la marque permanente de l'expression poétique, illustrant par ses propres textes ce qu'il a écrit dans les Nouvelles littéraires lors du décès de Jacques Prévert : "Les poètes ne se taisent jamais".

Avant de jouer dans la cour des grands, ce plumitif pas encore majeur et récemment démobilisé, fut d'emblée reconnu par un large public, ce qui est exceptionnel pour un premier roman. Il cousinait déjà avec Jules Renard dans la causticité et pénétrait benoîtement dans l'univers de Marcel Aymé. En effet, ses romans sont peuplés des mêmes personnages de tous les jours qui passent à travers les pages du grand Marcel, munis d'une auréole ou du don d'ubiquité.

Les critiques applaudirent unanimement la performance de Banlieue sud-est. Du Figaro Littéraire où Jean Blanzat écrit "Monsieur Fallet est de la famille des romanciers qui ont de l'abattage et de l'humeur" au Canard Enchaîné où Roger Treno confirme le diagnostic : "Voilà un train de banlieue qui défoncerait plutôt les butoirs du conformisme. Un train fou qu'on aura du mal à diriger sur une voie de garage."

La rogne à fleur de peau, l'affectif romancé, le témoignage coloré et la réflexion à l'emporte-pièce vont se mêler, à partir de cette date, à trente années de créations romanesques qui, jusqu'en 1957, s'accompagneront d'une chronique littéraire au Canard enchaîné.

Ses redoutables effets de plume s'inscrivent de manière heureuse dans l'esprit de l'hebdomadaire satirique. Dans ce cadre, on lui doit des portraits-charges qui sont autant de caricatures au sens original du terme. De Marcel Jouhandeau qu'il a qualifié de "Montherlant rétréci au lavage" à Queneau qu'il taquine sans oublier d'arroser large. Il qualifie en effet le ludique Raymond de "Cachalot rigolard échoué sur la plage des Goncourt entre la seiche Bauer et le bon crabe Carco."

Ce fidèle en amitié ne manque jamais sa cible. Il s'en réjouit, au bistrot du coin, entouré d'amis plumitifs ou de copains d'enfance qui sont sa véritable famille car avec ces potes là, il communie dans l'irrespect tonique, le rire et il s'esclaffe en buvant sec. On a parlé de son inspiration Beaujolais et de sa veine Whisky. Même si ça n'est pas aussi tranché par rapport à son œuvre, ça n'est pas faux et, au cours de cette carrière qui démarre très fort, il ne démentira jamais son choix de vie marqué à la fois des libations traditionnelles et des découvertes de l'autodidacte.

Je les cite pêle-mêle. Évidemment les boissons du convivial avec les bouquins des grands auteurs, les amours chahutés de la passion et puis le trait de Picasso, les chansons de Trenet, le cinéma de Cocteau et le Jazz d'obédience New Orléans. Si vous voulez savoir comment René Fallet a fait son marché, dites-vous : Tout seul. Et au pif.

Il ne rejettera rien de ces options adolescentes et avouera beaucoup plus tard :
Je n'ai jamais mis de frontières entre la vie et la littérature et cette dernière m'a permis de crever mes propres abcès. Privilège exorbitant. "

Un grand romancier était donc né à la fin de la seconde guerre mondiale.

Nous lui devons vingt trois romans pour lesquels l'étiquette "populiste" reste largement insuffisante voire superficielle, six recueils de poésies et quatre essais. S'y ajoute une coopération avec le cinéma pour lequel neuf romans, choisis parmi les précédents, fourniront le scénario.

Triple-cerise sur le gâteau, un témoignage étonnant existe encore dans nos librairies de l'an 2000. Ce sont ses trois Carnets de Jeunesse publiés chez Denoël comme presque tous ses romans.

Sans effet de manche ni recherche de style, ils relèvent du carnet de bord et du journal intime. Ils nous livrent le Fallet du quotidien écartelé entre l'écriture qui sublime la difficulté d'être, les soirées qui ponctuent l'amitié et l'impossibilité de vivre une passion amoureuse durable et réciproque, chimère qu'il poursuivra longtemps. Même après son mariage avec la très méritante Agathe.

Les difficultés et les contradictions de sa jeunesse ont fait de l'écrivain adulte un homme de paradoxe, brillant voire coruscant. C'est à la fois le compagnonnage de la tendresse et du cynisme, celui de l'ami fidèle, généreux et spontané avec le provocateur, plus féroce que méchant, qui accompagne le précédent.

Mais c'est aussi le jongleur de mots qui nous séduit sous un rayon de lune, l'auteur fécond qui néologise à l'instar des meilleurs et l'écriveur de charme dont l'imaginaire truffe les textes de trouvailles qui sont autant d'étincelles, d'irrésistibles rires et d' échappées quasiment surréalistes.

Bien au-delà des vertes années, la grâce d'expression va perdurer jusqu'au bout du chemin.

Dans le cercueil de mes deux mains
Gisent les caresses dorées
Qu'en reste-t-il le lendemain
Lorsque les cloches sont sonnées
Dites-le moi, blonde dernière ?
Rien de rien , sinon des flocons,
Des reflets, des mousses de bière,
Un courant d'air dans un flacon.


Aussi vrai que dans chaque atome de vie se trouve la vie, dans chacun de ses romans, sous-jacente où émergente, la poésie est là. Elle apparaît quelle que soit la truculence du texte ou sa cocasserie. Voilà pourquoi, à la relecture, je pense à l'auteur comme à une poupée russe au sein de laquelle les plus petites s'emboîtent les unes après les autres.

On l'a bien compris, l'homme est multiple. Il y a d'abord le plus connu, le décapeur de grands sentiments, lequel précède l'amoureux transi. Puis le chantre d'une banlieue popu qui recouvre le rabelaisien du Bourbonnais. Ce dernier annonce le convivial en bordée lequel ne cache pas longtemps le déçu de l'humaine condition. Désespéré mais gai.

Enfin le bredin, juste en dessous, qui est une manière de protéger le plus fragile, tapi tout au fond des précédents, le poète. Cherchez bien. Vous le trouverez à toutes les pages.

Pour le plaisir, je vous en souligne une exemplaire démonstration. Extrait de Banlieue sud-est, c'est le passage où apparaît la rafraîchissante Annie dans l'univers un peu voyou des frères Lubin.

C'était une petite fille blonde avec des yeux de porcelaine qui conservaient l'enfant comme un oiseau entre les mains. "

Loin du Don Juan de banlieue désirant ajouter d'autres soumissions à sa quête éternelle, voilà la phrase d'un vibratile aimant les femmes avec la maladresse des timides et la sincérité des purs. Voilà pourquoi les romans de Fallet nous apportent des histoires d'amour qui sont autant de tranches de vie où la sincérité et la force des sentiments ne sont en rien altérées par le choc des images.

Pourtant l'amant René a vécu des moments torrides que l'écrivain ne passa pas sous silence. Évoquant ce qui précède, Jean Carmet qui fut son ami, a dit de lui : "Fallet va à l'amour comme un mineur va au charbon. Ce n'est pas un dilettante."

En fait, très peu d'auteurs ont su parler comme lui de la passion amoureuse. Il n'a jamais négligé ses manifestations physiques au profit du "tout sentiment" ni le contraire d'ailleurs, car il ne devient jamais pornographe quand les amants sont dénudés sur le bord du lit.

Ainsi, en évitant toute vulgarité à la photo, l'amour passion demeure pour lui un tout indissociable dont L'Angevine de l'année 1982 demeure le prototype le plus abouti.
Les amants s'y retrouvent avec, en toile de fond, l'éphémérité du bonheur terrestre, au détriment des religions castratrices, des somptueux imbéciles qui ont le dogme à la main et des hypocrites qui regardent par les trous de serrure.

Reste que l'homme qui palpite sous les mots, celui de tous les jours et l'amoureux fou de sa dernière rencontre, le généreux, le coléreux et le spontané, s'accompagne depuis son mariage d'un machisme et d'un nombrilisme rare. Il faut bien le dire aux thuriféraires.

C'est toujours Agathe qui pardonne et qui soigne l'éclopé des échappées vénusiennes, ce qui est moins facile que de lui mettre un sparadrap au genou quand il a fait une chute de vélo. Cependant quand l'écorché revient auprès d'elle, il est souvent touché au plus profond par ces aventures que la réussite du romancier a multipliées. Leurs échecs le ramènent régulièrement au bercail.

Tant que le cœur va tenir.

Malheureusement, le cœur fatigué l'abandonnera à cinquante six ans, après avoir beaucoup donné lors des aventures de son maître. Jusque et y compris sur les plateaux de tournage.

En effet, rebondissement imprévu et infiniment valorisant pour le romancier, son sens de l'image colorée et de la formule percutante l'avait conduit tout naturellement à collaborer au cinéma. J'allais dire au cinoche en pensant d'une part à ses anti-héros et d'autre part à une très large audience populaire. Le temps passé depuis sa disparition a relativisé cet apport au petit et au grand écran.

En effet, si l'adaptation en scénarii ne fut pas sa plus talentueuse activité, il faut souligner que certains producteurs vont céder à la facilité en l'adaptant. Ainsi, les célèbres romans ne retrouveront pas dans les films leur originel pouvoir de séduction.

Néanmoins, pour la caméra de René Clair ou de Granier-Deferre, pour les dialogues d'Audiard, pour retrouver Pierre Brasseur et Jean Gabin, vous pouvez en revoir quelque-uns avec plaisir.

En revanche, même si la mode contemporaine n'est pas aux plumes roboratives ni à la versification des tendres sentiments, l'évocation de René Fallet dans les années 2000 relève sans ambiguïté de l'hommage aux plus grands romanciers du dernier demi-siècle. De plus, pour l'amateur de textes de qualité, elle est un évident plaisir de mémoire.

Pour conclure cette évocation d'un braconnier de l'amour fou qui devint prince par la grâce des lettres, lisez ou relisez Fallet la tendresse, l'anar à fleur de peau, fleur de papillon et fine fleur de la banlieue sud-est.

Mon conseil aux goûteurs de mots : ne pas s'abstenir.




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Pour mémoire





Bibliographie

La plupart des titres
ont paru chez Denoël
et sont repris en Folio

Banlieue Sud-Est

La Fleur et la Souris

Pigalle

Le Triporteur

Les Pas perdus

Rouge à lèvres

La Grande Ceinture

Les vieux de la vieille

Une poignée de main

Il était un petit navire

Mozart assassiné

Paris au mois d'août
(Prix interallié 1964)

Un idiot à Paris

Charleston

Comment fais-tu l'amour, Cerise ?

Au Beau Rivage

L'Amour Baroque

Le Braconnier de Dieu

Ersatz

Le Beaujolais nouveau est arrivé

Y a-t-il un docteur dans la salle ?

La soupe aux choux

L’Angevine































Pour en savoir plus,
il faut lire
l'excellente biographie de
Michel Lécureur :
René Fallet,
le braconnier des lettres

Les belles lettres, 2005

On peut aussi consulter
un dossier de 22 pages sur
www.initiales.org/
chap004/rubr007


et des pages consacrées à René Fallet sur http://membres.lycos.fr/fallet
et sur
http://membres.lycos.fr/renefallet