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René CREVEL

(1900-1935)





par David Nahmias


Le cimetière de Montrouge est accolé au périphérique Sud. À la limite de la banlieue, il étale ses tombes sur les terres parisiennes du XIVe arrondissement.
Ce cimetière ne peut rivaliser ni par sa taille ni par sa notoriété avec ceux de Montmartre ou du Père-Lachaise. Ici les sommités, les artistes, les gloires ne courent pas les pierres tombales. Il y a tout juste la présence au repos de Michel Audiard et de Coluche pour nous émouvoir et nous faire pleurer de rire.
On y trouve pourtant également dans le carré de la 19e division, la tombe de René Crevel (1900-1935), une sépulture familiale en granit rose, légèrement surélevée par rapport à celles qui l'entourent.

René Crevel, trop jeune pour avoir participé à la Grande Guerre et décédé avant que n'éclate la Seconde, est la parfaite représentation de cette génération que Gertrude Stein avait qualifié de 'perdue' en désignant ces jeunes écrivains américains qu'elle côtoyait à Paris dans les années vingt : Hemingway, Ezra Pound, T.S. Eliot, Francis Scott Fitzgerald.

Les quatre derniers jours de l'existence de René Crevel, du 14 au 17 juin 1935, se déroulent comme un compte à rebours inexorable. Engagé politiquement, Crevel prépare le Congrès International pour la Défense de la Culture organisé par l'Association des Ecrivains Artistes Révolutionnaires (A.E.A.R.); Congrès qui doit se dérouler du 21 au 25 juin.

Les surréalistes, dont il est à cette époque membre et proche de Breton, leur chef suprême, doivent y participer, mais voilà… Le 14 juin sur le boulevard du Montparnasse l'oracle André Breton gifle Ehrenbourg représentant de la délégation soviétique à ce Congrès ; gifle que l'on peut soupçonner, ma foi, de bien méritée : cet homme de bonne volonté proclamait dans un ouvrage récemment paru, que les membres du groupe surréaliste pratiquaient "l'onanisme, la pédérastie, le fétichiste, l'exhibitionnisme et même la sodomie…" Sans une réconciliation les surréalistes ne pourront avoir la parole au Congrès.
C'est à Crevel que revient la charge de recoller les morceaux. Dévoué corps et âme au grand Manitou Breton, il effectue le 15 juin des va-et-vient entre celui-ci et la délégation soviétique sans parvenir à un résultat acceptable pour l'un ou l'autre des partis.
Le 16 juin, il reçoit les dernières analyses sur son état de santé… Après plusieurs séjours en Suisse au sanatorium de Davos, il se croit définitivement guéri de sa tuberculose, mais ce courrier lui apprend que bien que les poumons ne soient plus atteints, il est touché par une tuberculose rénale. Le spectre de la maladie qui s'était si aisément évanoui de son esprit, revient avec une macabre acuité pour mordre dans la chair de son excessive sensibilité.
Le 17 juin une ultime tentative (organisée par Crevel) pour effacer l'affront de Breton et l'indélicatesse d'Ehrenbourg (les duels sont malheureusement désormais proscrits) est tentée à La Closerie des Lilas. Après un temps de palabres, d'excuses et d'entêtements, les surréalistes et la délégation soviétique se séparent retranchés sur leurs positions.

René Crevel est épuisé et déçu. Aragon se propose de le raccompagner en voiture chez lui, au 25 rue Nicolo dans le XVIe arrondissement. Après l'avoir déposé, il hésite à repartir, il a trouvé son ami assez déprimé et fébrile et n'ignore pas, non plus, que celui-ci se retrouvera seul dans son appartement ce soir-là.
La voiture d'Aragon pourtant disparaît au bout de la rue Nicolo.
A l'aube du 18 juin on retrouve René Crevel inanimé dans sa salle de bain où il a ouvert le gaz. Il est emporté d'urgence à l'hôpital Boucicaut et décède dans l'après-midi.

Génération perdue !

René Crevel est né le 10 aout 1900 à Paris, au sein d'une famille de la petite bourgeoisie parisienne, dont il tentera très vite de s'écarter.
La mère castratrice restera pour le jeune Crevel la figure motrice de son mal de vivre. Épouvantail qu'il essayera en vain d'exorciser de son malaise, et cela dès son premier roman, Détours :
« Ma mère était de celles qui gardent la tradition des housses sur les fauteuils et de l'ennui, méprisent les jolies femmes et les hommes gais, détestent les bijoux, les oiseaux de paradis et les dentelles.
Brune et sans grâce, elle incarnait, dans le genre maigre, la bourgeoise dite de tête. Elle m'aimait beaucoup, voulut faire de moi un homme rangé comme une armoire à glace, m'apprit l'arithmétique, les principes de la civilité puérile et honnête, le catéchisme. "Deux fois deux quatre – On ne met pas ses coudes sur la table - Dieu est un pur esprit créateur du ciel et de la terre – On embrasse sa mère le soir avant de se coucher." Même la tendresse lui semblait réglementaire et moi, je préférais aux siennes les joues de la femme de chambre qui avait la peau douce et se parfumait à l'œillet. »
Cette mère soucieuse des traditions, entrainera un jour de novembre 1914, dans un état de parfaite hystérie, ce jeune fils fragile (René alors âgé de 14 ans) devant le corps de son père dont les pieds se balançaient à quelques décimètres du sol.
Ce drame et l'influence de cette mère tyrannique seront souvent évoqués dans les trois premiers romans de René Crevel que l'on peut considérer comme une trilogie amplement inspirée de sa biographie : Détours (1924), Mon Corps et moi (1925) et La Mort difficile (1926). Ces romans sont également le miroir de cette génération "perdue"' qui traverse cette période que l'on baptisa en France "les années folles"'.

Cette génération est malgré tout l'héritière de la brèche ouverte par Apollinaire et Picasso vers un art nouveau dans lequel tout est à inventer, tout est à rêver.
René Crevel raconte comment un jour devant un tableau de Giorgio de Chirico, il eut enfin la vision d'un monde nouveau. Ainsi, avec ses amis de l'époque – Marcel Arland, Jacques Baron, Georges Limbour, Max Morise, Roger Vitrac et surtout Tristan Tzara – il fonde la revue dadaïste Aventure qui ne comptera que trois numéros. À la parution de ce dernier numéro, le groupe se désintègre. René Crevel reste fidèle à Tzara, le reste de l'équipée rejoint les surréalistes de Breton.
Tzara avouera quelque temps après la disparition de Crevel : Le souvenir de René Crevel est indestructiblement lié à une part de ma vie, et, telle une coordonnée de sang et d'adolescence, il détermine encore une des formes de mon émotion devant la beauté et la laideur, l'espoir et le dénouement de ce monde.

Mais dès 1923 Dada est moribond.
Invité par Breton à initier les surréalistes aux sommeils hypnotiques, René Crevel accepte et se rapproche ainsi du mouvement surréaliste, avec lequel il sera lié jusqu'à sa mort, et cela malgré de plus ou moins longues périodes de ruptures provoquées, entre autres, par sa mésentente avec Desnos, ses critiques concernant l'écriture automatique, etc.
Dans un article publié aux Feuilles libres, il égratigne Les Pas Perdus de Maître Breton sur son socle perché :
« Victime des mots, Breton ne se rend point compte qu'ils ont un sens, une valeur, qu'ils engagent qui les prononce.
Il écrit :
Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse.
Lâchez vos espérances et vos craintes. Semez vos enfants au coin d'un bois.
Lâchez la proie pour l'ombre.
Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu'on vous donne pour une situation d'avenir ; partez sur les routes.

De ces conseils qui pourraient nous sembler émouvants si celui qui les donne les avait suivis, de ces conseils, il a fait un petit poème en prose bien indifférent. »

René Crevel rejoindra Breton et les surréalistes surtout lorsque le mouvement prendra des positions plus engagées pour la révolution et politiquement proches des siennes. Néanmoins en 1935 Crevel adhérera à l'Association des Ecrivains Artistes Révolutionnaires proche du Parti Communiste, à laquelle Breton et son groupe refuseront d'adhérer.
C'est à cette époque qu'il délaisse l'écriture romanesque pour la rédaction d'essais et d'articles engagés : L'Esprit contre la raison (1927), Êtes-vous fous ? (1929), Les Pieds dans le plat (1933), Paul Klee, Renée Sintenis, Dali ou l'anti-obscurantisme tous les trois en 1930, etc.

En décembre 1926, René Crevel apprend qu'il est atteint d'une tuberculose pulmonaire.
À compter de cette date, ses séjours en sanatorium vont se renouveler. Morzine et Champsel-les-Bains en Haute-Savoie, Seelisberg et Leysin en Suisse, et finalement Davos toujours en Suisse.
De ses séjours successifs il nous laisse une abondante correspondance largement publiée, mais malheureusement de manière anarchique et au hasard des tiroirs renversés ici et là.
Outre son sentiment d'ennui grandissant, dans ces établissements de soins ; ennui qu'il exprime fréquemment dans ses missives :
Je supporte bien 3 ou 4 semaines, mais après 28 jours de chaise longue, d'huile de foie de morue, de piqûres et de nourriture sans sel, je me sens devenir fou et n'ai d'autres ressources que d'aller arroser ma folie d'un assez sinistre whisky en compagnie d'autres toussotants. (Lettre à Jean-louis de Faucigny-Lucinge, 1933).
Moi je suis en Suisse, faisant cures sans sel, sel d'or, chaise longue, huile de foie de morue. Ce n'est guère gai. C'est démoralisant, c'est usant pour la cervelle. Enfin, Ibounovna, je me fais une raison. J'ai toujours des bacilles et une petite caverne au sommet du poumon qui a eu la thraco. L'autre étant plein de cicatrices, mais bon. (Lettre à Choura Tchelitchev 1934).
Sans doute trouverez-vous que j'ai beaucoup tardé à vous donner de mes nouvelles, mais les jours sont si terriblement monotones que la veille se confond avec le lendemain et l'on ne sait plus où l'on est du temps (Lettre à Georges Hugnet, 1934).
Ces lettres adressées à des correspondants aussi renommés que Marcel Jouhandeau, André Gide, Marie Laurencin, Marcelle Sauvageot, Tristan Tzara pour ne citer qu'eux, sont également des témoignages de la vie politique et littéraire de l'époque.
D'autres adressées aux femmes qui l'ont entouré et aimé – Théa Stemheim (dite Mopsa) et Tota Cuevas (le dernier amour, dite Bobina) – dévoilent la confusion de ses sentiments. Il écrit à cette dernière : Contre la mort je pense à la vie. À ma vie, donc à la Bobina que j'embrasse.
N'oublions pas également la première passion de René Crevel pour le jeune peintre américain Eugène Mac Cown ; tumultueuse et douloureuse pour Crevel, cette passion inspirera son roman La mort difficile (titre prémonitoire).
René aime l'amour et pour lui l'amour n'a pas de sexe défini.

À l'inverse d'un André Gide pour qui tout événement de son existence aussi minime qu'il soit devait être consigné pour former les couches successives des pages de son journal ou alimenter les feuillets de sa monumentale correspondance (pour Gide tout est littérature), René Crevel ne tenait pas de journal intime.
Pourtant chacune de ses lettres propose une pièce du puzzle de sa biographie, elles sont comme des actes notariés de son bref parcours à travers son époque et sa génération 'perdue'.
C'est dans cet esprit que les éditions du Seuil, publient Les Inédits de René Crevel. Sa correspondance uniquement inédite est offerte au public non pas groupée par correspondant mais chronologiquement, tel un journal intime. Les années sont précédées par une brève biographie de l'auteur pour la période concernée et l'ouvrage s'achève par le seul roman inédit de Crevel : L'arbre à Méditation.
Excellente initiative mais dommage qu'un tel ouvrage n'ait pu contenir les lettres publiées par ailleurs (chaque éditeur gardant jalousement sa part de correspondance), par exemple avec les lettres contenues dans Lettres de désir et de souffrance (Fayard, 1996), Lettres à Mopsa (Paris-Méditerranée, 1997) et Correspondance de René Crevel à Gertrude Stein (L'Harmattan, 2000) ; nous aurions pu avoir avec cette correspondance pratiquement complète et chronologiquement présentée l'authentique journal intime de René Crevel à l'image de celui d'Eugène Dabit qu'il côtoya à l'A.E.A.R. et qui mourut, au même âge, à Sébastopol l'année suivant le suicide de Crevel.
Dabit qui écrivit dans son journal à la date du 22 juin 1935 :
Crevel est mort dans la nuit de lundi à mardi. Il s'est suicidé. Il était tuberculeux. Perdu. Mais cachait avec tant de courage sa maladie. Je ne pourrai jamais oublier son visage. Tant de fraîcheur, de générosité, de passion, en lui ; de dégoût pour les choses basses, de violences contre un monde bourgeois. Nous nous connaissions peu ; je pensais que nous pourrions nous connaître plus, de jour en jour. Il y a deux semaines, nous étions à côté l'un de l'autre à une réunion du Congrès ; un soir, à une réunion de l'A.E.A.R., en hommage de Henri Barbusse. Et voilà, Crevel est mort. Pas dans mon souvenir.

Ah ! génération perdue !

David Nahmias 
(25/01/14)    




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