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De sang-froid 1 (In Cold Blood), de Truman Capote, publié au début de 1966, fait partie de ces livres, assez rares, qui ont modifié mon regard sur les humains. L’étrangeté de cette expérience de lecture fait sans doute écho au trouble jeu de l’auteur dans l’affaire qu’il raconte. Celle-ci semble avoir par la suite bouleversé son existence. Truman Capote, happé dans un fait divers effroyable. Mais d’abord les faits. En 1959, le quadruple meurtre crapuleux d’une famille d’agriculteurs, les deux parents Clutter et deux de leurs enfants, est commis à Holcomb, petite ville du Kansas. Journaliste au New Yorker, auteur déjà en vue, Truman Capote est littéralement aspiré par ce drame énigmatique. Il tanne son patron pour avoir la couverture de l’événement et se rend aussitôt dans la petite communauté rurale pour interviewer les habitants, sous le choc, et les enquêteurs 2. Six semaines après la tuerie, ses auteurs, Dick Hickock et Perry Smith, deux petites frappes qui n’ont pas la trentaine, sont arrêtés. Alors, Capote intrigue, soudoie les responsables de la prison pour entrer en relation avec les prisonniers 3. Puis il s’immisce peu à peu dans leur intimité, organise avec chacun d’eux de longues entrevues. En mars 1960, il suit le procès et reste ensuite proche des deux coupables jusqu’à la nuit de leur pendaison, en 1965. Après six ans de travail et huit mille pages de compte rendus et de documentation, De sang-froid paraît au début de 1966. Porté par une opération de lancement à grande échelle, le succès est immédiat. Le mythe de l’écrire vrai. Présenté par son auteur comme un roman non-fictionnel 4, où « chaque mot est vrai », De sang-froid est un des ouvrages pionniers du genre. Les faits rapportés, les noms, les lieux et les dates correspondent en effet à la réalité vérifiable de l’affaire. Motivés en partie par la jalousie devant la célébrité vite conquise par l’auteur, des observateurs attentifs ont cependant relevé dans le livre plusieurs travestissements, visant à soigner le pathos du récit. Mais, au-delà de ces entorses, possibles et même probables, vis-à-vis des faits, interrogeons-nous plutôt sur la différence de nature qui existe, ou non, entre deux types d’écrits, le récit non fictionnel et la fiction assumée du roman. L’humain débusqué au cœur du mal absolu. Les récits des deux meurtriers, Smith et Hickock, proviennent de dépositions officielles et des entrevues menées par l’auteur. Celui-ci n’a pas pris d’enregistrements, mais probablement des notes pendant ses très nombreux entretiens. Il retranscrivait ceux-ci en fin de journée sur sa machine à écrire. Au bout du compte, le récit, très habile et fermement tenu en main, présente tout une palette de dégradés narratifs, allant d’un narrateur extérieur, purement informatif, au monologue intérieur supposé des personnages, en passant par des citations qui leur sont attribuées avec leur parler populaire, leurs particularités (Dick appelle son compagnon honey) et des formes intermédiaires où la narration prend un tour parlé, à la façon du personnage concerné. Jouant ainsi sur un effet de réel 5, cette mise en scène nous fait entrer dans les rêves, les obsessions et les fragilités des deux meurtriers. Comme dans La mort est mon métier, de Robert Merle, autre livre-révélation pour moi, nous sommes confrontés à une réalité insoutenable et fascinante : au sein du mal absolu nous découvrons l’humain. Troublante énigme qui n’est sans doute pas étrangère au tropisme exercé par le meurtre sur tant d’écrivains. Parmi ceux-ci, Stendhal (Le rouge et le noir), Dostoievski (Les frères Karamazov), Mauriac (Thérèse Desqueyroux) ou Gide (L’affaire Redureau), ont tous pris appui sur de véritables histoires criminelles. Les récits imbriqués : un jeu de frustration et récompense sans cesse relancé. Reposant sur la technique des récits imbriqués, le livre m’a réservé une autre découverte. L’alternance de deux narrations (notamment l’enquête policière et la cavale des coupables dans la deuxième partie), place en effet le lecteur dans un système de contrariété et de gratification. Le lecteur s’attache d’abord aux progrès des investigations des détectives, puis, quand sa curiosité est aiguisée, il est confronté au second récit (la fuite de Dick et de Perry), ce qui occasionne une frustration (il doit abandonner l’enquête en cours), mais attise aussi son intérêt (nous suivons leur errance misérable et rocambolesque). Le lecteur intègre progressivement le code de lecture mis en place par l’auteur et accepte celui-ci car il en reçoit les bénéfices. Frustration et gratification rythment ainsi la tension croissante des deux récits qui convergent vers la capture. Un livre qui a détruit son auteur ? On ne pourra jamais prouver que De sang froid a eu un effet dévastateur sur son auteur. Mais on doit bien constater qu’après sa publication, la vie de l’auteur semble se dérégler. Au cours de sa longue enquête, Capote s’est fortement identifié à Perry Smith, rescapé d’une enfance de cauchemar. Négligé lui-même par ses parents, Capote a été brimé par ses camarades de classes pour ses airs efféminés. Il a été bouleversé par l’exécution des deux criminels. Avec la célébrité conquise à la parution du livre, Capote, ouvertement homosexuel, mène grand train au sein de la jet society. Il organise un bal masqué resté légendaire à l’hôtel Plaza de New-York, en vue duquel il exerce une rigoureuse sélection dans les invitations, qui élimine certains de ses fidèles soutiens. Il refuse en 1972 d’honorer une commande d’article pour le magazine Rolling Stones, subit en 1974 le refus d’un scénario pour la Paramount. Des chapitres d’un roman inachevé sont publiés (réunis ensuite dans le livre « Prières exaucées » 6). Il y multiplie les révélations intimes sur les célébrités du pays. Affabulant, de surcroît sur ses conquêtes des personnalités, il finit par être mis à l’écart de la société newyorkaise. À la fin des années 70, il enchaîne cures de désintoxication et dépressions. L’alcool et la drogue finiront par le tuer en 1984. Nous laisserons ouverte la question posée plus haut. De sang-froid, un demi-siècle après sa parution, reste un livre troublant, obsédant. Ce roman non fictionnel, qui intègre des innovations littéraires comme le monologue intérieur, notamment, nous plonge dans une horreur sans autre cause que le mal-être d’un petit blanc et d’un métis, tous deux déséquilibrés, rejetés sur le bas-côté de la grand-route du rêve américain. Une question reste à poser : quel est le statut de ce livre dans la littérature ? Les personnages centraux entrent-ils dans notre imaginaire aux côtés de Rodion Raskolnikov ou de Julien Sorel ? S’agit-il d’un grand documentaire ou d’une œuvre littéraire ? Peut-être, sans doute vaine, l’interrogation, là-aussi, sera laissée en suspens… Dominique Perrut (13/02/18)
1- Sous-titre : « Le récit vrai d’un multiple meurtre et de ses conséquences ». On trouve en exergue une strophe de la Ballade des pendus de François Villon. |
sommaire Pour mémoire Truman Capote (1924-1984) né à La Nouvelle-Orléans et mort à Los Angeles est l'auteur de romans, nouvelles, reportages, portraits, récits de voyages, souvenirs d'enfance, ainsi que de deux adaptations théâtrales de ses écrits antérieurs et de deux scénarios de films. Bio-bibliographie sur Wikipédia Dick Kickock Perry Smith |
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