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Rumjana ZACHARIEVA


Sept kilos de camomille


« L’été. Les vacances. À la radio, la guerre froide. Je n’arrive pas à faire la grasse matinée : dès cinq heures, le haut-parleur tonitruant de la place du village déverse chants populaires, nouvelles du Front patriotique, de la situation internationale, de la coopérative. Et toujours cette formule " la guerre froide". Ou même tout récemment : "La guerre froide est entrée dans sa phase décisive".
Quel âge j’ai ? Dix ou douze ans […]
– Grand-mère, ça va être la guerre froide !
– Bah, petite ! on y survivra bien aussi… J’ai déjà connu deux guerres, qu’est-ce qui peut encore nous arriver ? »

Mila, la narratrice évoque au travers du récit des Sept kilos de camomille, ses souvenirs d’enfance en vacances chez ses grands-parents maternels. Un récit contant un moment précis, celui à la croisée de l’enfance et de l’adolescence naissante. Un moment délicat pour Mila puisqu’elle quitte ses rêveries de petite fille et affronte une multitude d’injonctions, certaines venant des contraintes imposées par le monde des adultes, mais d’autres nourries de sa propre initiative et de son espièglerie. Sa vie intérieure très imaginative fourmille de contradictions. Dans ces conditions, elle se débat avec une mauvaise conscience, en mesure parfaitement l’étendue, et entend s’en débarrasser. Heureusement, elle est accompagnée par une figure tutélaire en la personne de Maminka, sa grand-mère. « Nous étions des alliées, Maminka et moi. Me taire, je m’y exerçais, taire des choses venait tout seul, et je suivais avec curiosité la façon dont Grand-mère glissait petit à petit vers le mensonge : sans effort ni souci. Il me semblait la voir flotter sur un pont de cordes menant à une rive invisible où rien ne s’écartait plus de sa propre harmonie ».

L’enfance de Mila se déroule pendant les années 50-60. La Bulgarie est sous le joug soviétique. La vie quotidienne est encadrée. « Le haut-parleur avec ses mots d’ordre invite à des mesures d’économie ». À la radio, il était toujours question de guerre froide et de mort héroïque. « La vie se passait à ne pas pouvoir s’accommoder du présent. Tout ce qui comptait avait pour nom "Plus tard !" ». Une enfance, pour Mila, se déroulant parmi les desiderata d’adultes et notamment celui de récolter sept kilos de camomille pendant ses vacances. Son cauchemar, car sans ce quota « Je ne toucherai pas mes nouveaux manuels scolaires ».  Alors Mila rêve de la guerre froide et l’espoir d’être une héroïne patriotique. « Mais moi, j’aimais mieux mourir pour la liberté que de cueillir de la camomille pour la coopérative ». Le couronnement serait d’avoir un monument à sa gloire. Le retour à la réalité reste une épée de Damoclès. « Je m’affolais tellement pour la camomille que j’en avais complétement oublié ma liste de lectures imposées […] Samedi j’avais déjà emprunté à la bibliothèque "Notre -Dame de Paris" et "Toi et Moi : tout sur les relations sexuelles entre homme et femme", et je m’en réjouissais d’avance. Je n’allais pas avoir le temps pour les lire, maintenant. Examinant la liste des lectures imposées entre mi-juin et mi-septembre j’ai compté les titres : vingt-deux ! ». Autre injonction, les exercices d’écriture. « Je les avais oubliés ! la camomille et les lectures imposées, j’y ai pensé, mais les exercices d’écriture, non ! […] Chaque jour copier cinq lignes en s’appliquant bien et en y ajoutant la date : notre professeur de langue et de littérature s’était mis en tête de faire de nous tous des calligraphes […] La camomille, les lectures imposées, les lignes d’écriture. C’était sans doute assez pour une vie. Et moi, je n’avais que les vacances d’été ». Ultime rosserie, « le professeur de langue et de littérature nous avait aussi dit de noter tous les mots nouveaux qui nous frapperaient pendant l’été. Ça m’était complétement sorti de la tête. Et interdiction de nous servir d’un dictionnaire, il faut tout expliquer, définir, a-t-il dit, avec nos propres mots ».
La vie scolaire n’est pas la seule préoccupation de Mila. « Chaque matin je grimpais sur la table à manger, je m’accroupissais toute nue devant le miroir de ma grand-mère Maminka en espérant me découvrir enfin de véritables seins. Mais le miroir ne me renvoyait qu’un terne reflet : deux yeux pâles avec un peu de brun au centre - mes futurs seins- me regardaient, rien de plus ». Avec son amie Mara, elle commente la vision inopinée de sa tante combattant l’oncle grognant et haletant sous les draps, ou s’interroge au sujet d’un préservatif ayant servi, trouvé empli et à l’abandon. L’adolescence commence à la tarauder et son regard sur le monde prend des couleurs insoupçonnées : « la vie est bien plus simple sans actes héroïques ni rêves […] Des tournesols, du blé, du maïs, des brûlis, de la fumée, quelques foulards blancs au loin, et le vent qui fait trembler les vitres des fenêtres. Un paysage inventé. Peint et décrit. Les zones frontières entre les couleurs sont mauves. Entre "Maintenant" et "Demain" tout est vert, poussiéreux et… c’est l’été ».

Autre embarras, le grand-père, Diado. Il avait hérité de son père et se plait à le rappeler à sa petite-fille, « Ton arrière-grand-père… était un homme riche, qui ne parlait pas beaucoup. Il possédait le bistrot, un tiers des champs du village, beaucoup de champs bien gras ainsi que la carde et le tracteur. Des tracteurs il n’y en avait que trois dans tout le village, bref il était riche. Il prêtait de l’argent ». Pour l’heure, Diado « était contre ces salopards de Rouges qui l’avaient lésé » de son bistrot et du reste. Pourtant, il est un ouvrier exemplaire de la coopérative, mais Mila se pose des questions à son propos. « Est-ce que je l’aimais ? Pourquoi doutais-je ? Parce qu’il buvait ? Parce qu’il maudissait les communistes et attendait les Américains ? Parce qu’il battait Maminka […] un capitaliste dans la famille. »

À l’opposé, Maminka, la grand-mère, est un phare, une sainte selon la définition de Mila : « SAINTE : une communiste sans carte du Parti, voir Maminka ». Elle gère les maigres finances et les coupons de rationnement. Avec rien, elle sait faire des repas. Elle endure les coups de son mari saoul parce qu’elle est « pour ceux " d’aujourd’hui ", les communistes » qu’elle loue d’avoir réquisitionné le bistrot de son époux. Elle est la mémoire vivante de traditions se perdant avec le temps. Au fil des pages défilent les histoires familiales des uns et des autres enchâssées à l’histoire de la Bulgarie depuis la fin de l’occupation Ottomane. Elle donne à Mila, le goût de la filiation et lui confie celui de la raconter. « Chaque nom est une maille dans le grand entrelacs du temps. Le simple fait de prononcer un nom marque le début d’une nouvelle histoire. Les histoires s’attachent aux noms, et j’ai peur de détricoter tout le passé si je ne prends pas chaque maille une à une. Et je suis prise dans cet entrelacs complexe dont je constitue un fil, un fil rouge peut-être invisible, mais assez robuste pour terminer ce qui est commencé. Il ne me vient pas à l’esprit que j’y perds contact avec moi-même. De temps en temps je me fonds dans un autre nom, je brouille la frontière entre les mailles du souvenir et moi, puis j’en reviens et me réveille devant ma table de travail avec le souhait de pouvoir être ma propre histoire, toutes les histoires, et les raconter. ».

Rumjana Zacharieva, auteure bulgare écrivant en allemand, avec Sept kilos de camomille esquisse une suite de portraits vivants, surtout de femmes robustes et courageuses, qui se répondent et s’insèrent remarquablement dans un récit faisant traverser des époques pas si lointaines. Une narration haute en couleur et en humour, sans fioriture mais sensible, où les souvenirs de Mila sont aussi l’occasion d’introspections. Le regard affectueux de Mila sur ce passé n’est pas naïf. Il réévalue, en même temps que son héritage familial, l’apprentissage d’une émancipation mêlée au tendre souvenir de sa jeunesse, malgré tout heureuse, protégée par Maminka.

Michel Martinelli 
(07/07/23)    



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Rumjana ZACHARIEVA, Sept  kilos de camomille
Belfond

(Mai 2023)
368 pages - 14 €

Version numérique
12,99 €


Traduit de l'allemand par
Diane Meur

















Rumjana Zacharieva,
née en Bulgarie en 1950, s’est s’installée en République fédérale d’Allemagne en 1970. Après des études en allemand et en anglais, elle a publié de nombreux textes en allemand (romans, nouvelles satirico-érotiques, poèmes, pièces radiophoniques…).