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Il faut dire que sa liaison avec « le fils Koupkov », fils du médecin local et étudiant des beaux-arts, fut loin d’être un fleuve tranquille. Jusque-là, à chaque fois que la jeune fille de dix-sept ans dont il était le premier amour avait un retard de règles il lui faisait une intraveineuse avec un produit efficace fourni par son père et tout rentrait dans l’ordre. Mais cette fois cela n’avait servi à rien. Un rendez-vous fut donc pris au cabinet du médecin qui en présence de son fils et dans une scène d’une violence symbolique sidérante explore en direct le corps exposé de Jeanne les pieds dans les étriers, en commentant très cliniquement l’anatomie intime qu’ils ont tous deux sous les yeux avant d’expliquer avec précision les gestes et procédures permettant de provoquer la fausse couche désirée. Elle ne comprendra le sens de cette scène humiliante et odieuse que lorsque son jeune amant lui annoncera que son père refusant d’interrompre sa grossesse par peur de ruiner sa carrière c’est lui qui, rapidement formé par le médecin et pourvu du matériel adéquat, endossera le costume de faiseur d’anges en réalisant cet acte médical simple et anodin. « Il suffit de faire pénétrer cette mèche dans le col de l’utérus et le fœtus tombe », « un jeu d’enfant ! » Il lui fallut trois essais à une semaine d’intervalle chacun pour que la manipulation réussisse. Heureusement les contes indiens et « les épisodes les plus fameux du Mahabharata » sur lequel elle fait son mémoire de fac permettront alors à Jeanne de s’évader par l’esprit pour « s’alléger du père, du fils et de son corps en guerre ». « On est mère quand on a mis au monde un enfant » dira sa mère à Jeanne quand se réveillant seule et abandonnée de tous après un curetage fait sous anesthésie elle vient se réfugier chez elle. Cela apporta à Jeanne « une forme d’apaisement ». Dans la deuxième partie du roman, on retrouve Jeanne, deux ou trois ans plus tard, en grande conversation avec la Mêle-Brin, un « esprit impatient », taquin, insolent et sourcilleux avec qui elle entretient des relations mystérieuses et intimes aussi épisodiques qu’imaginaires. Elle lui raconte son retour en France et sa découverte, grâce à son amie de fac Nilita, des communautés féministes des années 1970 qui changeront sa vie. Ce fut sa première chance.
Entre la première et la deuxième partie de son roman, c’est une Jeanne bien différente que nous révèle Martine van Woerkens. Au début, Jeanne est une jeune fille réservée et romantique engluée dans une relation amoureuse toxique qu’un avortement clandestin barbare subi à dix-sept ans rend stérile. Elle est en cela à la fois victime d’un jeune garçon finalement aussi démuni qu’elle, perdu, abandonné et abîmé par un père indifférent, égoïste et malfaisant (le seul vrai méchant dans cette histoire) et de ces années soixante où l’éducation sexuelle était taboue et l’avortement interdit donc clandestin et dangereux. Dès lors cette très jeune femme sans défense et éprise, préparée depuis toujours à accepter son sort au nom d’un amour absolu qui justifierait voire sublimerait les humiliations et la souffrance, fait preuve face à la violence de cet avortement qui aurait pu la tuer d’un fatalisme, d’une passivité et d’une résilience absolument stupéfiants. La petite Sylvie, élève de son école à peine plus vieille qu’elle, cette « salope qui couchait déjà à treize ans » morte de son avortement qu’on évoquait en baissant les yeux, l’avait quant à elle payé de sa vie. Il faudra sa découverte et sa fréquentation du mouvement féministe à son retour de voyage au début 1970 pour changer les donnes, permettant à celle qui autrefois se voyait simplement comme victime du sort de soudain se penser comme une femme appartenant à une communauté mise sous tutelle, dominée et collectivement maltraitée par une société misogyne et patriarcale. « Au lit, à la maison, dans la rue, au travail, dans les syndicats, en politique, et aussi loin qu’on remonte dans le temps, les femmes sont perdantes (…) Elles en avaient bavé et elles allaient changer ça ! Le patriarcat, les maternités non voulues, tout ça allait valdinguer ! Les lois de la nature, c’était fini ! C’est nous, pas elles, qui déciderions ce qu’on fait de nos vies » répète-t-elle fièrement à Mêle-Brin au sortir d’une réunion. Cette expérience de la sororité, ce postulat premier de l’égalité des sexes venant légitimer leurs revendications à disposer seules de leur corps et de leur vie et conséquemment d’exiger la dépénalisation mais aussi l’accès libre à l’avortement pour toutes et l’attribution des mêmes droits sociaux, professionnels et familiaux que les hommes, modifieront définitivement son rapport à elle-même, à son passé, son présent et son avenir. C’est aussi l’occasion pour l’autrice qui a publié en 2010 un essai s’intitulant « Nous ne sommes pas des fleurs, deux siècles de combats féministes en Inde » (Albin Michel), d’évoquer l’histoire des mouvements féministes aux États-Unis et en France de la fin des années soixante aux années soixante-quinze, en s’attardant entre autres sur Marie-Louise Guiraud, faiseuse d’anges guillotinée en 1943, sur le « manifeste des 343 salopes » et le procès pour avortement de Marie-Christine Chevalier défendue par Gisèle Halimi à Bobigny, et à la lutte pour la légalisation de l’avortement courageusement portée par Simone Veil à l’Assemblée en 1974. Dans Les faiseurs d’anges la guerre d’Algérie est également très présente. Elle est mentionnée une première fois, aux onze ans de Jeanne, quand en Picardie son petit voisin Daniel dans lequel elle verrait bien le prince charmant est envoyé à ses dix-huit ans en Algérie pour revenir peu après entre quatre planches au désespoir de sa mère dont c’était le seul enfant. On la retrouve ensuite dans le sillage de Gisèle Halimi qui avant le procès de Bobigny s’était engagée dans les luttes anticoloniales et avait comme jeune avocate défendu des indépendantistes tunisiens et des militants du FLN algérien, notamment Djamila Boupacha. Prenant à bras-le-corps le cas de cette jeune femme arrêtée en 1960 pour une tentative d'attentat à Alger, torturée et violée par des militaires français durant sa détention sur place puis transférée pour jugement à Caen, elle réussit grâce à l’aide de Simone de Beauvoir et d’autres intellectuels à médiatiser l’affaire et à faire de ce procès celui de la torture utilisée par l‘armée française en Algérie pour obtenir des aveux ou la dénonciation de camarades en lutte. La militante tout d’abord condamnée fut amnistiée puis libérée dans le cadre des accords d’Évian en 1962. Refusant par la suite tout rôle politique, elle rejoignit par contre rapidement le combat des féministes aux côtés de son avocate. C’est cependant surtout le personnage de Reda, né en Algérie, membre du FNL en charge d’organiser la résistance des Algériens en exil pendant la guerre, revenu après l’indépendance reconstruire son pays avant d’être arrêté sous le président Boumediene, s’être évadé pour Tunis puis à Paris pour terminer ses études de droit, qui est le vrai porteur de ce sujet dans Les faiseurs d’anges. Si Reda est passionné par la question de l’exil et par son travail à Paris au service des migrants, il reste cependant très discret, y compris avec Jeanne, sur son passé algérien. Ses relations avec son pays de naissance sont complexes et c’est par bribes que nous apprendrons que ses deux frères sont morts pendant la guerre sans même que leur mère et lui en connaissent les circonstances et puissent récupérer leurs corps pour les enterrer dignement, que la vieille femme décédera peu après lors de la fuite de son aîné en Tunisie et que Reda ne connaît plus personne à Alger où il n’a pas remis les pieds. Ce qui, plus que l’Algérie elle-même, l’intéresse c’est aujourd’hui la question de l’exil, du multiculturalisme, de la tolérance et du respect de la diversité et de l’intégration. L’Inde, sujet de mémoire littéraire pour l’héroïne et d’étude pour l’ethnologue qu’est l’autrice, s’invite aussi de façon régulière dans ce récit offrant à Jeanne une évasion dans le monde des contes pour se ressourcer dans les moments les plus difficiles de son existence et ouvrant pour le lecteur, loin de tout exotisme, des espaces de respiration. C’est de cette culture indienne que surgit aussi ce « petit dieu bleu », son « Krishna », enfant empêché que Jeanne ne pouvait accueillir à dix-sept ans et qu’on retrouve comme un fil rouge tout au long du récit en petit être fantasmagorique et joyeux venu sans s’annoncer soutenir Jeanne affectueusement aux moments cruciaux. Des interventions magiques qui ajoutent une note bienvenue de fantaisie et égaye, réchauffe, la froideur générale du récit qui pour exprimer l’intensité des scènes les plus dures les livre de façon neutre et clinique afin de fermer pudiquement la porte à tout débordement d’émotions. C’est probablement la raison qui amène l’autrice dès la première scène à la Salpêtrière, sans rien gommer ou atténuer du caractère violent et déstabilisant de cette scène déshumanisée et humiliante pour la patiente, à jouer la carte du décalage absurde et à la limite de la situation comique pour illustrer le fossé et l’incompréhension qui séparent Jeanne du vieux professeur. Un départ percutant qui accroche immédiatement tout en annonçant la couleur. Ce premier roman engagé qui fait résonner l’esprit, les élans et les tragédies d’une époque en nous faisant prendre conscience du chemin parcouru concernant l’émancipation des femmes comme du silence qui continue à régner sur la colonisation en général et la guerre d’Algérie en particulier, s’aventure aussi à travers son héroïne sur les chemins de l’éthique concernant pareillement l’interruption de grossesse, la colonisation, l’immigration, le multiculturalisme, l‘exil, la famille ou les avancées scientifiques et l’évolution sociétale concernant la procréation. De façon dynamique, humaniste et très contemporaine, Martine van Woerkens dans ce premier roman souligne également pour tous ces sujets l’importance de la lutte et la nécessité de garder toujours en point de mire le respect de chacun. Dominique Baillon-Lalande (02/10/23) |
Sommaire Lectures Sabine Wespieser (Août 2023) 232 pages - 21 € Version numérique 15,99 €
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