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Mark THOMPSON


Extrait de naissance
L’histoire de Danilo Kiš



Cette biographie de Mark Thompson est un véritable exercice de style unique en son genre. Sa source de départ est la « brève autobiographie » écrite par Danilo Kiš lui-même à la demande d’un éditeur américain. Chaque phrase, parfois chaque mot donne lieu à un développement plus ou moins long qui découpe le livre en  33 chapitres. Entre ces chapitres s’intercalent 7 interludes qui présentent les 7 livres principaux de Kiš.
Danilo Kiš (1935-1989) est un écrivain yougoslave, mais qui se définit comme centreuropéen. Il refuse d’être réduit aux idéologies nationalistes ou socialistes. Sa langue est son unique légitimité. Il trouve dans la littérature, comme le dit Kafka, une étrange et mystérieuse consolation.
Peu connu en France, Kiš est néanmoins cité et estimé par Czeslaw Milosz, Milan Kundera, Nadine Gordimer, Joseph Brodsky, Salman Rushdie, Susan Sontag qui le qualifie de cosmopolite et enraciné.

Kiš mentionne dans sa biographie, en tant qu’élément essentiel de sa vie, la littérature et en particulier Ulysse de Joyce. Kiš fait allusion à cet écrivain et à ce roman à plusieurs reprises, il lui rend hommage dans les nouvelles qu’il a publiées en 1959. Son roman Sablier n’aurait pas pu être écrit sans l’exemple d’Ulysse.
Il se trouve aussi que le destin du personnage créé par Joyce, Léopold Bloom, ressemble étrangement à Danilo Kiš ; mêmes origines juives de la Hongrie du Sud Ouest, juifs par le père et chrétiens par la mère, seul fils de leur père dont ils suivent les errances sur une carte…
Tout en admirant l’œuvre de Joyce, Kiš parle de sa défaite à éradiquer totalement la banalité de la littérature, qui est l’étincelle de la vie chère aux lecteurs.

Cet essai est très documenté sur l’histoire de la Hongrie depuis le règne de Francois-Joseph (1848-1916) jusqu’aux années 1950. Cette histoire est marquée par une succession de périodes de répit et de discrimination à l’égard des Juifs. Une définition de l’antisémitisme devint fameuse : « Un antisémite est un homme qui déteste les Juifs plus que de raison. »
La Hongrie était membre de l’Axe pendant la dernière guerre mais rétive à la mise en œuvre de l’extermination des Juifs par les Nazis, à tel point qu’en mars 1944, deux divisions allemandes pénètrent en Hongrie pour exterminer les sept cent soixante mille Juifs qui vivaient encore dans le pays, sans ghetto ni étoile jaune. Adolf Eichmann a supervisé lui-même l’opération. En deux mois, quatre cent trente-sept mille Juifs avaient été déportés à Auschwitz. En janvier 1942, le massacre de Novi Sad où vivait la famille Kiš en Yougoslavie, est un triomphe de barbarie et de brutalité. Le père de Danilo échappe de peu au massacre mais en est témoin, il ne s’en remettra jamais. La famille rejoint alors la Hongrie dans une maison délabrée.

Cette période et ces lieux ont inspiré le roman Jardin, cendre qui fait l’objet d’un interlude.
« La grandeur de ce livre réside dans l’habileté avec laquelle une personne adulte évoque l’expérience et l’imagination d’un enfant. Kiš nous propose un narrateur hybride qui allie la puissance expressive d’un artiste accompli à la compréhension limitée – mais aussi à l’imagination ou à l’intuition illimitée – d’une très jeune personne. »

Kiš s’insurge contre le culte de l’héroïsme monténégrin autant dans les romans épiques sur la libération nationale que dans toutes les œuvres schématiques avec héros et combattants exemplaires. Il préfère parler des victimes des atrocités plutôt que de leurs auteurs.  

Ce livre prend comme point de départ une biographie pour parler de l’histoire de la Hongrie et de la Yougoslavie pendant la période mouvementée des guerres de libération nationale et de la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi une analyse littéraire de l’œuvre de Danilo Kiš. Les deux sont intimement associés. Un exemple, au chapitre 19, Kiš écrit dans son autobiographie :
« Cette ‘inquiétante différence’ que Freud appelle Heimlichkeit devait constituer mon stimulus littéraire et métaphysique essentiel. » Cette phrase donne lieu à une longue analyse linguistique et analytique très fouillée. L’étrangeté et le motif du double ont marqué l’œuvre de Kiš depuis ses premiers essais. Mark Thompson donne quelques illustrations du double : le « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud, l’affirmation de Soljenitsyne : mes livres sont écrits par « un jumeau », ou Roland Barthes pour lequel « qui parle dans le récit, n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est. » Les exemples de dédoublements sont nombreux dans les œuvres de Kiš. « La chambre devient un coquillage qui résonne doucement ». « Il suffit de coller l’oreille au poteau ; mais ce n’est plus un poteau, c’est maintenant une harpe ».

On ne peut que regretter que l’œuvre de Danilo Kiš soit si peu connue en France où il vécut plusieurs années. Espérons que cet Extrait de naissance suscitera des vocations de lecteur.

Nadine Dutier 
(17/05/23)    



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Lectures










Mark Thompson, Extrait  de naissance
Noir sur Blanc

(Février 2023)
608 pages - 26 €

Version numérique
16,99 €


Traduit de l'Anglais
(Royaume-Uni) par
Pascale Delpech