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Yoko TAWADA


En éclaireur


Le roman nous projette dans un Japon au sol contaminé et à la population sanitairement affaiblie des années 2050 (soit quelques décennies après la catastrophe non nommée de Fukushima) administré par un régime invisible mais totalitaire qui, dans un mouvement de repli protectionniste, proscrit, après avoir coupé toute relation avec le reste du monde, tout déplacement interne non dûment justifié, ferme les aéroports et les ports, surveille les gares et laisse péricliter les lignes de train, supprime tous les véhicules à moteur, favorisant la proximité et l’artisanat. Les ordinateurs, la TV (remplacée par le journal unique et succinct émis par les autorités et distribué gratuitement chaque jour), le téléphone, l’électroménager, les outils, bref tout engin électrique ou connecté est de fait éliminé faute d’électricité et de réseau. La police des langues aussi a été instaurée interdisant de parler, lire ou écrire une langue étrangère mais aussi d’employer tout mot ou expression d’origine étrangère que son introduction dans la langue japonaise en soit récente ou fort ancienne. Tout est fait pour pousser chacun à se satisfaire de ce qu’il a et à accepter sans réserve cette vie simple, paisible et sûre que le gouvernement assure à tous. Les nombreuses références faites par ce « gouvernement invisible » à l’époque « Edo » qui commence avec la victoire militaire de Tokugawa leyasu à Sekigahara en 1604 pour se terminer en 1868 avec la restauration Meiji, renvoient à l’image mythique de ce Japon fondateur et florissant du shogunat Tokugawa pour la première fois uni et pacifique, administré par des lois communes et structuré autour d’une société organisée en quatre classes avec des traditions partagées, qui avait comme lui choisi la voie du protectionnisme commercial et de l’isolement culturel. Presque trois siècles plus tard cette politique du chacun chez soi s’avère dramatique, met à mal l’unité et l’identité même d’un Japon fragmenté et à la dérive aux conditions écologiques et économiques si dégradées que l’espoir de longévité de la dernière génération serait d’une quinzaine d’années.

Yoshirô et Mumei sont les deux protagonistes principaux d’En éclaireur. Le premier, arrière-grand-père du second a dépassé les cent ans. Autrefois écrivain et aujourd’hui privé de mots et réduit au silence, l’homme qui a été relogé à Tama près de Tokyo est d’une constitution solide et échappe à la culpabilité générationnelle et la dépression collective par une discipline de vie physique et mentale aussi rigoureuse qu’obstinée. Sa fille Amana, après ses études universitaires d’agriculture sur l’île de Kyûshû, s’était fixée sur l’île proche d’Ikinawa, immense réserve fruitière du pays en demande permanente de bras, et y avait donné le jour à un fils nommé Tomo. Peu après le départ d’Amana, sa mère Marika, femme engagée qui avait rencontré Yoshirô dans sa jeunesse lors d’une manifestation et avait dédié sa vie à la défense des enfants, s’était alors lancée à corps perdu dans un ambitieux projet de construction et de gestion d’un établissement moderne réservé à l’accueil des orphelins ou enfants abandonnés à travers le pays. Une fois obtenus les financements nécessaires, c’est en montagne qu’elle finira par trouver le terrain correspondant à ce projet de grande envergure, à une longue journée de train de Tama. Cela l’éloignera donc définitivement de ce mari avec lequel elle conservera cependant une relation épistolaire régulière et affectueuse. C’est donc seul que Yoshirô accueillait pour les vacances son petit-fils Tomo avant qu’à son tour, cet « enfant toujours agité, totalement dénué d’empathie » devenu un lycéen indiscipliné, bagarreur et incapable de se concentrer, ne s’évapore à son tour. « Yoshirô se demandait parfois si ce n’était pas génétique, cette propension à quitter sa famille pour aller voir ailleurs. Sa femme Marika, sa fille Amana et à présent son petit-fils Tomo... tous étaient partis on ne savait où, comme soufflés par le vent. »

Quand après un silence de plusieurs années Tomo revient chez Yoshirô accompagné d’une « femme cygne » enceinte, celui-ci l’accueille avec bienveillance. Il ne s’attendait cependant pas à ce que son petit-fils après lui avoir avoué son addiction pathologique aux jeux d’argent et son désir de s’en faire soigner dans un établissement spécialisé, disparaisse sans prévenir quelques jours après. Quand des semaines plus tard l’accouchement tourne mal entraînant peu après le décès de la mère, il ne reste donc que Yoshirô aux côtés de ce nouveau-né qui, comme tous les autres Japonais nés de parents et grands-parents irradiés, est atteint de malformations. C’est un garçon chétif qui régule mal sa température, aux jambes inaptes à le soutenir, doté d’un système digestif défectueux ne supportant aucun ingrédient solide, dont chacun sait au départ que comme toute sa génération il ne saurait survivre au-delà de quinze ans. Tomo, profitant du droit de sortie accordé par le centre de désintoxication pour passer à l’hôpital voir son fils, s’effondrera dans les bras de son grand-père avant de lui confier la garde et l’éducation de ce nourrisson qu’il se sent lui-même incapable d’assumer avant de repartir presque aussitôt. L’arrière-grand-père s’en arrange sans mal voire secrètement s’en réjouit.

Un mois plus tard le nourrisson nommé Mumei par Yoshirô peut quitter l’hôpital. C’est alors qu’il « arrive chez lui en chantonnant avec le bébé dans les bras » queYoshirôapprend la disparition de Tomo du centre de soins, personne ne sachant à ce jour où il est ni s’il est encore vivant. Le vieux sage qui prend cela comme une confirmation et une officialisation de sa nouvelle mission, conscient que le nombre d’orphelins ou d’enfants abandonnés au Japon ayant explosé depuis la catastrophe, Mumei ne serait pas pénalisé par cet état de fait, ne s’en inquiète nullement. Pour Mumei, cet homme fort qui s’occupe de lui au quotidien avec affection, « semblable à la maman des enfant jadis », et lui apporte tout ce dont son corps et son esprit ont besoin, ce bon-grand-papy, est sa famille à lui tout seul. Le garçons’avère vite intelligent et apprécie sa vie d’écolier. Il aime à y retrouver ses amis et à y découvrir plein de nouvelles choses. Il a de la chance, Yonatani, son vieil instituteur, est comme son bon-grand-papy un collectionneur de mots anciens ou nouveaux et conserve dans son placard aux trésors de grandes cartes anciennes qu’il étale sur le sol de la classe pour embarquer ses élèves sur les mers à la découverte du monde. Comme Marika dans son centre d’accueil, le maître est aussi secrètement chargé par l’« Association des éclaireurs » de sélectionner parmi ses élèves ceux qui lui sembleraient dignes de partir « là-bas », pour briser le silence et faire avancer la recherche.Les deux professionnels ont été pareillement impressionnés par la finesse d’esprit, la force de caractère et la maturité de Mumei. Dans la maison voisine de celle du bon-grand-papy vivent madame Nemoto dont Mumei devine qu’elle ne laisse pas le vieillard indifférent. Lui, c’est surtout Suiren, cette fillette à peine plus âgée que lui dont cette femme s’occupe qui, par l’écartement de ses yeux, son regard singulier et sa gravité tranquille, fascine le jeune garçon. Suiren ne fréquente pas l’école de quartier de Mumei mais un mystérieux « centre de recherche spécialisé » un peu plus loin.

Si dès les premières pages Yoko Tawada inscrit nettement son récit d’anticipation sociale et écologique d’un Japon rayé de la carte dans la catégorie des dystopies, En éclaireur, par la singulière présence de ce duo atypique du Bon-grand-papy sans âge car immortel et de son arrière-petit-fils orphelin victime de la folie des hommes à la fois jamais vraiment jeune ni possiblement adulte puisque condamné à n’être qu’une étoile filante et par la forme poétique utilisée pour transcrire leur quotidien, semble vite échapper à cette catégorie pour se faire conte philosophique. En effet si la référence à Orwell (1984) est bien ici implicite c’est la richesse de la relation qui unit ces deux êtres et celle qu’ils ont tous deux à la vie, aux mots et au langage qui sont le centre de cette histoire. Comme-si face à la tragédie écologique, sociétale et humaine qui balise cette histoire l’auteure dirigeait sa caméra non plus sur la forêt épaisse, obscure et menaçante qui les entoure mais sur la lumière, l’intelligence, la facétie, la tendresse et la curiosité qui rayonnent de ses deux héros plus forts que la souffrance et le mal, capables de tirer de chaque instant, chaque situation le meilleur, voire le bonheur. Leur arme c’est leur complicité, la confiance aveugle et l’amour qu’ils se portent. Et si le bon génie au grand cœur et à l’infinie sagesse ne sauve pas le jeune condamné de son fatal destin, face à l’impitoyable dégradation physique de son protégé il parvient à adoucir ses souffrances voire parfois à les gommer en lui offrant l’oubli lors de purs moments de rires et de bonheur et, en s’attachant à cultiver son esprit il lui apprend également à s’en libérer. Ce que son existence et les livres lui ont appris il le transmet dans la simplicité et la joie à son petit disciple, l’éveille au jeu et au plaisir des mots, à l’observation et à l’analyse lui permettant en cela non seulement de comprendre son présent et ce qui l’entoure mais aussi d’y exercer ses propres capacités d’interrogation et de raisonnement. Yoshirô offre à l’enfant l’avenir à court terme, celui de l’instant à venir ou du lendemain dont il tirera d’autant plus de joies qu’il saura les reconnaître, les déguster, les provoquer parfois, s’en souvenir aussi. Ainsi en est-il de la joie ressentie par l’enfant quand il fait la pieuvre avec ses copains d’école ou du bonheur extrême ressenti à l’adolescence lors de son premier vol plané suite à une mauvaise manipulation de son fauteuil roulant : il a su profiter de l’événement, l’analyser pour en comprendre le mécanisme, revivre par l’esprit ce souvenir et enfin reproduire cet événement pour retrouver cette sensation d’apesanteur extraordinairement jouissive pour lui. Dans cette injonction masquée à vivre au présent à défaut d’avoir une longue route devant lui le maître offre à Mumei les clés pour profiter intensément des années qui lui sont imparties. Leur complicité est si grande que parfois les rôles s’inversent et on découvre un Yoshirô contaminé par l’incroyable capacité d’émerveillement de son élève tandis que celui-ci à l’occasion d’un agacement du vieux sage témoigne d’un bon sens et d’une maturité surprenants.

Cela explique en partie la fantaisie qui se dégage de ce texte et sa drôlerie inattendue. Pour faire contre-poids au contexte sombre mais plus encore parce que la relation de ce tandem est elle-même vivante et vibrante, la joie et le rire s’infiltrent chez eux à la moindre occasion, à partir d’un mot, d’une situation ou juste par taquinerie. On peut aussi y percevoir, à tort ou à raison, une malice de l’auteure à se positionner un pas de côté pour traiter des sujets actuels comme la décroissance quand elle s’amuse avec le quotidien des Japonais sans transport autre que le vélo, sans électricité, sans réseau, qu’elle évoque l’interdiction par les autorités d’utiliser le terme de « mutation » pour les fleurs de pissenlits devenues d’énormes chrysanthèmes lui préférant celui « d’adaptation », ou nous narre la visite que Yoshirô fait chaque jour à l’éleveur de chiens de race (les animaux sauvages ayant tous disparu) pour trouver sans y parvenir celui qui optimiserait sa marche sportive. L’évocation du brouillage sexuel entre les genres qui semble ici vécu par la plupart comme un bénéfice de la mutation génétique n’est pas sans donner un écho décalé et un brin moqueur aux nombreux débats concernant cette problématique dans nos sociétés.
Le jeu avec les mots, les langues, les expressions, les idéogrammes japonais auquel Yoshirô, Mumei et enfin derrière eux l’autrice, se livrent de la première à la dernière ligne du roman va de même renforcer un sentiment de gaieté et de légèreté chez le lecteur comme il provoque le rire de l’enfant quand il ne vient pas éclairer plus sérieusement le processus éducatif de Yoshirô qui voit avant tout dans le langage un outil pour comprendre le monde, la vie et soi-même et pour nourrir l’échange et le partage. Si le suspense n’a pas beaucoup de place ici, l’humour par contre y est très présent et l’introduction par l’autrice d’une étrange « association des éclaireurs » dans son scénario parvient tout de même à y distiller une petite note de mystère.

Au croisement des chemins entre une sombre dystopie écologique qui sur ce sujet précis offre certaines résonances avec nos propres inquiétudes et un conte philosophique porté par un vieux sage amoureux des mots transformé en nounou d’un jeune garçon handicapé doté d’une lumineuse force de vie, En éclaireur a tout pour séduire son lecteur. Ce livre singulier à l’écriture particulièrement musicale, sensorielle, poétique et sophistiquée s’offre même le plaisir de nous offrir une fin si ce n’est heureuse du moins souriante et apaisée. Un livre original et rare à déguster en prenant son temps.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/08/23)    



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Yoko TAWADA, En éclaireur
Verdier

(Février 2023)
160 pages - 19 €


Traduit du japonais par
Dominique Palmé














Yoko Tawada,
née en 1960 à Tokyo, écrit alternativement en japonais et en allemand. En éclaireur est son neuvième livre chez Verdier.


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