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Jacques TASSIN


Écoute les voix du monde

Voilà un livre difficile à classer. Il est à la fois réflexion philosophique, essai scientifique et poème d’amour. Et toutes ses composantes s’harmonisent merveilleusement pour le plaisir du lecteur.
En quelques mots, son éditrice résume ainsi le projet de ce livre :
« Les voix nous disent le monde qu’on ne voit pas. En redonnant chair aux voix invisibles, Jacques Tassin nous invite à renouveler l’attention que nous lui portons. Pour mieux nous relier et en prendre soin. »   Jacques Tassin constate que nous n’écoutons plus la Terre et ne savons plus qu’elle chante. Là où nous entendons du bruit, Tassin nous révèle « une polyphonie mystérieuse et harmonieuse » qui « entre-tisse l’étoffe du monde et nous immerge. »

L’auteur donne chair aux voix, au spectacle des cris d’oiseaux la nuit. Le paysage sonore devient, grâce à ses mots, un véritable tissu vivant. Pour lui, « le regard est plus restreint que l’audition ». Ainsi, la « voix donne de la présence davantage que l’image, les voix permettent de se positionner dans l’espace par exemple. Les voix sont les guides qui nous permettent de donner une étoffe à l’espace, ce que les images ne font pas. Les images sont dissociées les unes des autres, elles ne structurent pas une ambiance comme les voix sont capables de le faire. »
Jacques Tassin chamboule l’usage trop restreint que nous avons de nos sens, leur spécialisation artificielle, il abolit les frontières sensorielles ; « Les états d’âme, et le sourire se traduisent dans la voix. La voix, paradoxalement donne beaucoup à voir. »

L’auteur observe que nos oreilles sont disposées sur les côtés de notre tête, pour moins se laisser surprendre par l’inattendu qui nous contourne, comme pour déjouer l’emprise autoritaire de notre regard sur nos autres sens.
Dans le même ordre d’idée, il remarque que c’est dans les milieux forestiers et marins, où la vue porte mal, ainsi que la nuit, que la diversité du vivant s’exprime le plus. « Dans ces conditions où l’image s’efface en faveur du son, la communication acoustique devient nécessairement souveraine. ». Dans ces milieux, seule la voix surmonte l’invisibilité, rapproche les corps vivants. « La mise à distance qu’instaure la vision est remplacée par un corps à corps et, plus encore, par une troublante proximité d’âmes. »
Si incontestablement la lumière est plus rapide que le son, par contre notre cerveau privilégie le son à l’image. 13 millisecondes séparent la réception du son dans le pavillon de l’oreille de sa perception par les centres auditifs cérébraux. Alors que l’image captée par la rétine ne parvient au cerveau qu’après 40 à 150 millisecondes. L’ouïe reste active même en état de sommeil ou de coma. C’est le sens de l’alerte par excellence chez tous les vivants.

Il nous donne à voir et à comprendre les ondes sonores, dont on apprend qu’elles sont plus rapides en milieu aquatique que dans l’air et qu’elles s’éteignent dans l’espace interstellaire faute de matière pour les porter. Pour l’embryon, les vibrations du son touchent l’entièreté du corps. « La voix est la plus belle illustration de la relation de chair à chair. »  Là encore il bouscule les frontières : « Les oreilles peuvent être considérées comme une extension du toucher. Elles nous permettent de toucher le monde à distance. Les oreilles palpent le monde. »  

La parole est aussi le support de la pensée. Tassin s’interroge sur la lointaine période où les premiers hommes ne disposaient pas encore de la parole, sur « cette pensée encore muette ». Nous ne saurons jamais comment la voix a permis à la pensée humaine de prendre forme, de s’accomplir et surtout d’être recueillie par un autre qui va s’en nourrir à son tour. Mais cette polyphonie de la pensée collective a mis le monde à distance. Notre langage est devenu articulation d’idées et de symboles. Les mots ont été « délestés de leur charge sensible », ont « évacué les choses », pour laisser « la place aux seuls objets de notre pensée ».
Tassin a observé que notre vocabulaire s’est rétréci quand nous évoquons par exemple les chants d’oiseaux. « Les oiseaux sont devenus inaptes à babiller, jaser, zinzinabuler, bubuler, cajoler, grisoller, carcailler, trompeter, chuinter, glottorer, coucouler, criailler, frigotter, caracouler, piauler, pituiter, coqueliner, gringotter, crouler, zinzinuler. Autant de mots aujourd’hui muséifiés. »

Je n’ai pas épuisé toute la richesse de ce livre qui transmet généreusement et avec clarté des savoirs si variés sur la musique, sur le silence, sur les forêts tropicales dont Tassin est un spécialiste.
Ce livre est ponctué de courts poèmes, des déclarations de l’amour qui l’habite pour Anne, son épouse. 
« Je n’aurai jamais épuisé le monde de ta voix. En dépit de toute mon attention, je ne l’aurai qu’entre aperçu de loin. Ce monde-là, me sera resté indistinct et informe, absolument impénétrable. Et pourtant, je sais aussi que je le rejoins dans le même moment où il me submerge, chaque fois que tu me parles.
Et je sais aussi qu’alors, j’entends un peu de ton silence intérieur, un peu de cette plage secrète où viennent s’échouer tes propres vagues. »
 
Cet ouvrage est conçu comme une suite à Pour une écologie du sensible paru en 2020. Jacques Tassin y incitait à fonder une écologie différente : ne pas se focaliser sur les grands concepts, les calculs et les simulations toujours plus alarmantes mais sans effet sur nos décideurs. Il préconisait de « penser comme un tout indissoluble le vivant et son environnement, afin de retrouver le plaisir tout simple du contact direct avec la plante et l’animal, cette proximité dont tout le reste découlera. »
Cette lecture est un pur moment de bonheur.

Nadine Dutier 
(22/11/23)    



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Lectures







Jacques TASSIN, Écoute  les voix du monde
Odile Jacob

(Avril 2023)
192 pages - 18,90 €

Version numérique
14,99 €








Jacques Tassin,
ingénieur et chercheur écologue au Cirad, a publié une quinzaine de livres.



Bio-bibliographie sur
le site du CIRAD
(Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement)