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Pajtim STATOVCI


Bolla


Arsim l’Albanais a épousé Ajshe lors d’un mariage arrangé et en 1995 la naissance de leur premier enfant est pour bientôt. L’homme, malgré la beauté, le caractère effacé, la soumission, l’énergie et l’efficacité domestique de celle qui « nettoie sa maison comme si elle purifiait son propre corps », l’homme n’a jamais réussi à l’aimer. Si celui-ci fait en parallèle à ses études universitaires le service dans un restaurant pour nourrir sa famille, il s’est toujours senti écrivain et rêve d’écrire un « livre se situant dans l'ancien temps, un récit sur la guerre, peut-être sur l'humiliation subie par les Albanais depuis des siècles, l'histoire d'amour la plus haletante qu'on ait déjà lue ». Quand Arsim dans un café rencontre Miloš venu de Belgrade pour étudier la médecine à Pristina tout bascule pour lui. Dans ce Kosovo homophobe où gonfle la haine, où les frères d’un jour deviennent des ennemis le lendemain, l'urgence de l'instant pousse les amants à s’adonner à fond à cet amour aussi fou qu’interdit. « Il est serbe et moi albanais, nous devrions donc être ennemis, or maintenant que nous nous touchons, il n’est plus entre nous une seule parcelle qui soit pour l’autre aberrante ou étrangère. (…) nous nous fichons de voir que beaucoup roulent des yeux réprobateurs ou nous intiment de dégager du chemin, que beaucoup ricanent en nous dépassant (…) nous n'avions pas besoin de nous expliquer quoi que ce soit, nous flottions dans l'espace, nous nous baignions dans les matins éternels. » Comment lutter contre ce désir incandescent, cet éblouissement, ce torrent d’émotions, ce plaisir des sens, cette souffrance zébrée d’éclats de lumière de ceux qui, derrière les persiennes baissées et conscients que la délation peut d’un jour à l’autre tout anéantir, pressentent que demain peut-être ne sera pas.  « C'est le jour le plus parfait de ma vie, je songe, et la joie que nous éprouvons, nous le savons tous les deux (…) ne finira jamais, même s'il n'en restera plus rien demain. »
C’est la guerre devenue imminente qui rebattra les cartes : « il n'y a plus longtemps à attendre avant que Dieu ne tourne définitivement le dos à cet endroit et alors le diable se montrera ». Lors d’une échappée estivale idyllique dans la riche cité balnéaire d'Ulquin dont l’Albanais de vingt-quatre ans sait qu’elle devrait être la dernière avant son départ, il réinvente pour son amant une version personnelle de la légende mythologique du serpent Bolla : au lieu de dévorer comme il en a l’habitude celle qui lui fait face quand il se réveille au printemps, l’animal impressionnant et cruel séduit par cette petite fille aveugle qui sans crainte le sollicite à partager ses jeux non seulement lui laisse la vie mais lui propose, en souvenir de ces moments magiques, de se retrouver tous les ans à la même date et au même endroit pour recommencer. Le message qu’Arsim envoie à Miloš est clair : bien que cette guerre poussant Serbes et Albanais à s’entre-dévorer l’oblige à quitter le Kosovo, en souvenir de ce merveilleux séjour partagé avec Miloš à Ulquin, il lui fixe un rendez-vous amoureux sur cette même plage dès que les armes se seront tues, ouvrant ainsi à leur amour un avenir possible. Effectivement, quelques jours plus tard Arsim, pour éloigner Ajshe, leur nourrisson et celui qu’elle porte de nouveau en elle des massacres fratricides qui s’annoncent, accepte de quitter avec elle le Kosovo en suivant le plan que son beau-frère a déjà prévu pour eux tous vers le Nord. Cette séparation déchirante qui précipitera Arsim dans l’inconnu poussera de son côté Miloš à s’engager comme médecin auprès de l’armée serbe.

Une fois en Finlande, si Ajshe et leurs deux (puis trois) enfants parviennent sans trop de difficultés à s’adapter à ce nouvel environnement et y faire leur trou, Arsim, lui, ne se sentira jamais à sa place dans ces grands immeubles implantés en périphérie de cette ville tentaculaire de millions d'habitants dont il ne partage ni la langue ni la culture. Travaillant à l’usine aux côtés d’un beau-frère protecteur mais facilement directif il se replie sur lui-même ne supportant ni cette famille élargie, ni les compatriotes kosovars réfugiés qui l’entourent, ni cette Finlande policée et bien-pensante qui les accueille. Alors, au fil des jours, pour évacuer la colère rentrée qui l’habite il frappe violemment ses enfants ou son épouse et, quand la nuit le sommeil le fuit, il se perd sur des réseaux sociaux homosexuels douteux pour trouver l’oubli et vivre l’émoi par procuration. Quand il franchit le pas et accepte de rencontrer dans l’espace public ce jeune Finlandais qui se dit majeur mais semble à peine sorti de l’adolescence qu’il suit depuis quelque temps sur le Net, l’exutoire attendu se transforme en piège. La rencontre est décevante et les parents du gamin qui n’a que quatorze ans portent plainte. À son procès, calme et docile, il n’ouvrira pas la bouche et écopera d’une année ferme dans les prisons finlandaises suivie à son terme de son expulsion du pays vers Pristina. Sa bonne conduite lui vaudra un retour anticipé au Kosovo. Ajshe refusant de partager sa honte et de priver ses enfants ne parlant même plus l’albanais d’avenir, non seulement ne le suivra pas mais en demandant le divorce et la déchéance paternelle en profitera pour définitivement l’éjecter de leur vie.

C’est donc seul qu’en 2004 Arsim retrouvera un Kosovo en ruine à la population décimée et traumatisée. Il y trouve rapidement un boulot de chauffeur de bus qui lui permet à la fois de reprendre ses études universitaires précédemment interrompues et d’avoir les moyens de se loger et se nourrir au quotidien. Si la fatigue parfois l’assomme, l’homme, qui se sent maintenant à sa place reprend lentement pied. Son diplôme obtenu, il troquera aussitôt ce job alimentaire aux horaires fluctuants pour un travail de bureau à la Poste, mieux considéré et rémunéré mais qui surtout lui laisse le temps en soirée de s’adonner avec bonheur à la lecture et l‘écriture. « Je lis énormément de livres et je sais qu’un jour je me mettrai à l’écriture du mien, un jour viendra où je raconterai mon histoire au monde entier, un temps où on m’écoutera et je n’aurai plus à avoir honte de rien. Y croire me maintient en vie. » Si, comme il se l’était promis, Arsim s’est dès son arrivée à Pristina parallèlement lancé à la recherche de Miloš espérant reprendre leur fulgurante histoire d’amour là où la guerre l’a mise sur pause, le manque de temps, les fausses pistes, les portes fermées et les déceptions, semblent assez vite l’avoir découragé. Il faudra quelques images entrevues par hasard sur un écran lors de la diffusion d’un documentaire sur un hôpital et la certitude de notre homme d’y entrevoir fugacement son ancien amant, pour relancer son enquête...

                 Dans cette histoire de désir et d’homophobie sur fond de guerre civile du Kosovo, des notes en italique où Miloš couche sur papier ses souvenirs intimes alors qu’il n’est plus qu’un ex-médecin militaire traumatisé par ce qu’il a vu et commis s’intercalent au récit principal d’Arsim, comme pour abolir la distance qui sépare ces deux êtres autrefois embarqués par la passion au-delà de la haine qui saturait déjà l’espace. Leur lent glissement de la détestation de soi à la haine des autres entre en profonde résonance avec la guerre civile et le Kosovo. Au-dessus d’eux, comme un symbole qui réconcilierait la cruauté, la violence avec l’innocence et l’amour, plane la figure de Bolla issue de la mythologie albanaise qui pour son identité animale et sexuelle indéfinies se trouve aussi nommée Cela. La versionpersonnelle qu’en crée Arsim pour son amantoù la joie et la tendresse d’une petite fille aveugle emmitouflée dans une fourrure d’Ours transforme le serpent monstrueux et féroce incarnant le Mal en amoureux transi puis en époux condamné par le diable à dévorer celle qu’il aime ou se laisser dévorer par elle est absolument fascinante. L’écho fantasmagorique qui réunit ainsi ce couple serbo-albanais et celui dans le conte de Cela et Drita (nom étrange signifiant lumière donné à la petite aveugle) articule ainsi le récit autour de cette dualité permanente posée entre Bien et Mal, désir et mort, tuer ou être tué, aimer ou détruire. Cela apporte au roman une dimension morale et mystique autant qu’un halo poétique, surnaturel et fantastique.
   
Ce qui ensuite soutient ce récit ce sont ses deux personnages, Arsim et Miloš. Arsim, le héros principal et narrateur est, chose peu commune, un personnage peu sympathique. C’est un salaud ordinaire, égocentrique, veule, lâche, aussi incapable de prendre une décision et d’agir que d’avoir une quelconque empathie pour les autres, qui poussé dans ses retranchements s’avère capable de violence voire de mépris. Handicapé dans son rapport à un monde où il ne se retrouve pas, sa lucidité quant à sa médiocrité, sa naïveté face aux situations et sa passion pour la lecture et l’écriture seules le sauvent parfois à nos yeux. C’est un garçon intelligent mais immature, habitué aux petits arrangements avec lui-même et qui ne maîtrise rien de ce qui lui arrive, aussi effrayé par l’adversité en générale que par les autres, la guerre ou l’homophobie, et trop entravé par ses peurs pour s’affirmer. C’est ainsi sans sentiment de culpabilité mais avec fatalisme et presque soulagé qu’il accueillera le jugement de pédophilie du tribunal de Finlande. De même c’est sans le moindre remord mais non sans dégoût qu’il refusera d’envisager comme possible que le Miloš qu’il retrouverait pourrait être un homme brisé et fantomatique qui n’aurait plus rien de commun avec cet amant magnifique dont il a tant rêvé. « Je préfère vivre dans le mensonge plutôt que mis à genoux par la vérité. » 
Miloš est d’un autre bois. Après une enfance sordide, brutale et destructrice, sur laquelle le jeune homme reste aussi secret que sur ce vieil amant riche et amoureux qui lui a tant appris et qui, d’un coup de baguette magique, lui a ouvert les portes de la médecine, Miloš voit en Arsim non le maître mais l’Amant et le compagnon de ses rêves. Sa désillusion est à la hauteur de ses attentes et l’enrôlement dans les armées de Milosevic une réponse toute trouvée à sa haine et sa violence, ce qui n’empêche pas Statovci d’inventer une fin optimiste à sa sombre histoire.
De fait le couple Arsim-Miloš n’existe que dans l’extase qui saisit les deux protagonistes et l‘homophobie familiale et sociétale qui les culpabilise chacun à leur manière et les marginalise pareillement. Plus qu’un roman sur l'amour et l’homosexualité, Bolla est ici un récit sur une passion attendue et rêvée, sur le plaisir charnel, sur l’intensité du bonheur mais aussi sur les choix qu'il faut faire pour le préserver ou ceux que d’autres ont faits pour vous. Face à l’homophobie ambiante et à la guerre civile annoncée, le coup de foudre partagé entre Arsim et Miloš, et ce qui lui donne une dimension tragique, semble dès le départ voué à l’échec.
Ajshe, épouse d’un homme qui ne l’aime pas et rivale haïe par Miloš, incarne au départ ici plus une figure de la mère intelligente,  forte, combative et positive prête à tout pour permettre à ses enfants de s’intégrer et se faire une vie meilleure dans leur pacifique pays d’accueil. Au fil du texte on la verra cependant profiter de cette société finlandaise plus ouverte pour passer du rôle d’épouse traditionnellement soumise à celui d’une femme plus indépendante.   

Dans Bolla, de Pristina et de la guerre on voit peu de choses, si ce n’est les atrocités connues et dénoncées et  derrière elles l'impossible réconciliation entre Serbes et Albanais qui se confirme dans l‘actualité récente du Kosovo. Ce que la guerre civile a défait et écrasé ne peut être réparé. « J’ai vu des choses horribles (…) des cadavres échoués sur le rivage comme des bois flottés, des actes monstrueux, malsains, d’irrémissibles péchés, des tireurs alignés, un plein village d’enfants et leurs parents à genoux, leurs victimes, et moi je savais que sous peu plus un seul ne serait en vie, aujourd’hui c’est affiché en gros dans ma tête. » « On meurt d’une autre façon à la guerre et on y tue autrement qu’en temps de paix (…) S’ils savaient à quelle vitesse l’esprit se brise, avec quelle soudaineté le mal prend la place du bien et combien il devient facile de tuer alors, avec quelle aisance et quelle légèreté, parce qu’on s’est soi-même convaincu qu’il faut tuer, qu’il faut le faire maintenant, car il n‘y a pas d’autre possibilité, soit on tue soit on se fera tuer ; simple, sans faille, cela coule de source », écrit l’ex-médecin dans ses carnets.

Mais au-delà de la guerre, l’homosexualité et le destin de chacun, Bolla nous offre aussi de beaux passages sur l’exil, envisagé de façon non manichéenne à travers le regard d’Ajshe, agacée parfois mais positive, et d’Asrim incapable de supporter ce logement exigu où il leur faut vivre, ces appréciations condescendantes de l’école et des administrations qui ne reconnaissent pas leur formation, blessé de l’indifférence, au mieux, ou du regard négatif que l’on porte à leur culture d’origine, de la docilité de ses pairs du Kosovo et déçu de cette vie qu’on leur propose où on vivote sans pouvoir rêver mieux. Pajtim Statovci qui sait de quoi il parle, évoque entre ces lignes combien la situation de réfugié est difficile à vivre quelle que soit la reconnaissance que l’on porte au pays d’accueil. « Celui qui est élevé dans la peur n'apprend jamais à vivre sans elle », déclare Arsim. « C'est le voisin avec une meilleure place de parking parce que c'est son pays, pas le vôtre ; c'est un promeneur de chiens qui hoche la tête dans votre direction lorsque vous vous croisez et plisse les yeux, non pas pour dire bonjour mais parce que vous êtes un étranger. »

L’écriture de Pajtim Stativci traduit avec autant d’émotion la force du désir que la plongée dans l’horreur des massacres. Dans ce roman introspectif où passé et présent s’entrecroisent, l’auteur se laisse porter par son histoire et évite tout jugement de valeur, poussant plus son lecteur à s’interroger qu’à prendre parti. C’est avec une langue hypnotique qu’entre violence et passion il écrit ce roman douloureux sur la difficile quête du bonheur.

Bolla, au-delà des corps désirants, est une histoire de destruction, de peur, de colère et de haine qui met en scène des individus ballottés par les interdits sociaux et les événements tragiques de l’histoire. À travers son narrateur, Statovci peint une société où l'acceptation de soi et de l'autre ainsi que la résilience face à l'adversité deviennent complexes, un monde désenchanté et mélancolique qui a perdu tout sens de la liberté individuelle et de l'espoir collectif, où seuls la lecture, l’écriture et les mots portent leur part de lumière. Un roman terriblement brutal, fascinant et universel.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/06/23)    



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Pajtim STATOVCI, Bolla
Les Argonautes

(Février 2023)
250 pages - 22 €



Traduit du finnois par
Claire Saint-Germain
















Pajtim Statovci,
né au Kosovo en 1990,
a émigré deux ans plus tard en Finlande avec sa famille. Professeur de littérature comparée à l’université d’Helsinki, il est l’auteur de trois romans.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia




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