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Jeff SOURDIN

Filature(s)


Paul, professeur de géographie en Ile-de-France ayant obtenu un certain succès pour son premier livre et une indifférence générale par la suite, abandonne l’Éducation nationale pour revenir aux sources de son écriture dans la ville de sa jeunesse, au trentième étage de la mythique tour H qu’il habitait étudiant. « À mon arrivée en ville, dans ce tourbillon de nouveautés, la tour H m’a rassuré. (...) J’ai même réintégré l’appartement quitté vingt ans plus tôt. J’ai bouclé la boucle, repris l’appartement du départ comme si, après avoir construit une vie en dérivation, j’avais renoué le fil de mon existence initiale. De retour à ma table d’écriture, je suis de retour à ma place, à celle où, pour moi, tout démarre toujours. » C’est alors qu’une annonce énigmatique venue se glisser dans le journal de la ville attire son attention et éveille sa curiosité. Il envoie sa candidature, est invité à se présenter au chef de projet (Paul A.) lors d’une rencontre informelle dans un café et il ne faut pas longtemps avant que l’écrivain accepte de signer le contrat d’un an renouvelable à temps partiel que ce recruteur sympathique qui semble trouver en lui le profil idéal qu’il recherchait a déjà préparé. Certes l’emploi semble atypique et assez mystérieux mais il lui laisse son autonomie et lui offre un salaire suffisant pour assurer son ordinaire sans trop empiéter sur son projet personnel d’écriture. La mission peu ordinaire qui lui est donc confiée consistera, en respect d’un cahier des charges précis quant aux zones urbaines concernées, aux créneaux horaires fixés pour chaque séance et à un rendu hebdomadaire de son travail, de prendre en filature une centaine d’inconnus choisis au hasard pour les photographier de dos ou de trois-quarts sans se faire repérer et en contextualisant ensuite son cliché afin de cartographier la ville à sa façon. Y ajouter des commentaires personnels, factuels, imaginaires ou intimes qui lui seraient alors spontanément venus à l’esprit face à l’attitude de sa cible ou l’endroit où ce cliché volé a été réalisé, serait un plus. C’est avec un certain plaisir que notre homme se glisse dans ce rôle discret de l’auxiliaire de police qui suit non un suspect mais un individu en mouvement dont il ne sait et ne saura rien mais dont il cherche à pénétrer le mystère à travers le chemin qu’il prend et la façon dont il marche, regrettant parfois de ne pouvoir satisfaire sa curiosité en s’adressant directement à lui pour en apprendre davantage. Ces déambulations urbaines lui procurent non seulement l’occasion de revisiter sa jeunesse mais aussi de découvrir la ville conjuguée au présent. « Les lignes du temps se superposent, le passé et l’imaginaire s’associent pour révéler une tout autre ville et je retrouve l’ancien pas de ma jeunesse, celui qui associait à la découverte de la ville et de ses ruelles l’imminence d’une aventure à venir. » « Étudiant, je n’avais de la ville qu’une vision parcellaire avec des noms suspendus en l’air, des lieux isolés, des quartiers reclus qui peu à peu s’étaient rapprochés les uns des autres pour s’assembler complètement. » Par deux foisil croira apercevoird’anciennes connaissances. La première était Rebecca, une étudiante autrefois aimée en secret avec laquelle il s’était contenté de partager sa passion pour la littérature. Le second fut son ami de fac Ivan, un « terrible » avec lequel il passait alors de nombreuses soirées mouvementées et mémorables qu’il surprit avachi sur le trottoir à tendre la main aux clients qui sortaient d’une boulangerie. Si parfois l’écrivain-photographe est traversé par des doutes quant à l’utilité, le sens et la qualité de ces étranges reportages qu’il livre avec la régularité d’une pendule suisse à son commanditaire ou qu’il s’inquiète d’avoir eu l’étrange impression d’avoir été lui-même suivi lors de sa dernière filature, la satisfaction et la complicité que Paul A. lui a toujours manifestées lors de leurs échanges au café ou par messagerie électronique parviennent toujours à dissiper son malaise ou ses questionnements.   

Dans la deuxième partie du roman, Paul qui a vu son contrat renouvelé change de cap puisque ce n’est plus cette fois des citadins anonymes mais les habitants de la tour H dans laquelle il demeure lui-même qu’il lui faut épier et dont il doit rendre compte. « La tour H est un édifice impressionnant, la star de son époque, une structure géométrique composée de deux cylindres (…) Cette tour est le phare de la ville qui, placée trop loin des côtes maritimes, n’en possède pas et, si aucun rayon lumineux n’en sort véritablement la nuit pour éclairer la cité, il reste toujours et à n’importe quelle heure une lumière allumée, une veilleuse, pour aider les passants à retrouver leur chemin. (…) Mais ce n’est pas ça qui m’incite à capturer régulièrement son image (…), les traces que je traque en elle sont celles de la masse organique qu’elle abrite (…) ce flux incessant qu’elle prend soin de relâcher et d’absorber par petits groupes ou par vagues entières, au rythme des montées et descentes des cages d’ascenseurs, du matin au soir et jusque tard dans la nuit. La tour ne dort jamais, ne se repose pas, ne s’est pas arrêtée une seconde depuis le jour de sa naissance pour une raison évidente : la tour est vivante. » 
Sa sérénité l’a quitté. Le photographe qui n’a plus de contact avec Paul A. déclenche maintenant son appareil photo avec fébrilité puis imprime, regroupe et identifie ses clichés avant de les épingler sur le mur blanc de son appartement. Sur ce mur plan recouvert des portraits des vingt-neuf habitants de la tour, il ne manque que le sien. Tout en soupçonnant qu’il n’est plus seul sur le coup Paul sent que le scénario et le rôle qu’il y tient prennent une tournure obscure, dangereuse peut-être. Il se questionne, fait des hypothèses plus saugrenues les unes que les autres, s’angoisse, pour en conclure qu’il est, qu’ils sont tous, face à une probable machination de grande ampleur où d’autres résidents de la tour H, tous peut-être, seraient comme lui impliqués comme surveillés et surveillants. Le professeur à la retraite qui s’est suicidé dans son logement du premier étage en faisait-il partie ?

La troisième partie du roman nous fait découvrir enfin le grand événement culturel élaboré par Paul A. qui étrangement semble s’être mystérieusement évaporé sans avoir laissé la moindre trace après avoir consciencieusement tout préparé, organisé et planifié. Non seulement la manifestation elle-même mais aussi la couverture médiatique qui doit en orchestrer l’écho. Et si tout se déroule effectivement sans accrocs, l’homme, face à cette prolifération d’images diffusées en grand format dans les lieux les plus fréquentés de la ville devant une foule immense, reste muet et invisible. Pour l’écrivain-photographe il est évident que, s’il s’est caché, c’est à proximité pour pouvoir tout observer sans être vu, pour continuer à tirer les ficelles avec son éternel sourire aux lèvres. Il peut effectivement être fier de lui. Les habitants fascinés par ce jeu de piste géant aux itinéraires pleins de surprises sont tous enthousiastes. Les médias qui ne tarissent pas d’éloges entretiennent la magie de l’événement et en amplifient les effets. Bref l’événement culturel préparé depuis plus deux ans trouve un retentissement magistral et son succès est absolu. Paul, « marionnette prise au piège dans ce jeu de miroir et d’apparence où tout est faux », enrage...

                         Si Filature(s) se nourrit très ouvertement d’éléments autobiographique (Paul le personnage principal a fait ses études à Rennes en habitant dans la tour H, et a enseigné la géographie avant de devenir écrivain comme Jeff Sourdin), il ne peut cependant être classé dans la catégorie de l’autobiographie ou de l’autofiction tant la fantaisie et l’étrangeté le traversent, tant sa structure labyrinthique et ses emprunts à la littérature fantastique nous y renvoient à Borges, tout comme son recours au hasard et son flirt avec la littérature policière nous y aiguillent vers Paul Auster. Les grands atouts de ce roman c’est son hybridité et son rythme. La vivacité du regard et les déambulations du photographe-écrivain (lui aussi prénommé Paul comme son étrange commanditaire) dans la ville grouillante non-nommée mais identifiable de Rennes avec sa tour H et ses individus arpentant les rues dans un perpétuel va-et-vient font écho aux constants allers-retours personnels de Paul entre passé et présent, réel et imaginaire. « La ville est un labyrinthe où, comme des voleurs, nous passons notre temps à revenir sur nos pas, pour effacer nos propres traces. » Cette impression d’incertitude, d’instabilité et d’insécurité provient aussi de la porosité des frontières dans le monde qui l’entoure entre le réel et la fiction, l’essence et l’apparence et celle qui sépare le hasard et la notion de choix. Rapidement le lecteur devine que ce simulacre de filature à laquelle le héros soumet ces passants inconnus en comblant sa frustration par un talent d’observation des espaces et des corps et une riche imagination masque une quête identitaire plus personnelle. « Je me demande si je n’ai pas été trop absent de ma vie, à me réfugier sans cesse dans l’imaginaire et la fiction. Si je ne suis pas passé à côté de ce qu’on peut nommer la vraie vie. » Paul incarne ainsi à la fois la solitude et le doute mais aussi la curiosité, l’adaptabilité et le mouvement. Cela se sent bien dans la typologie qu’il a utilisée pour classer ceux qu’il photographie : « Les pressés ne se déplacent jamais très longtemps, leur itinéraire est rectiligne et ils ne marquent pas d’arrêt avant d’avoir atteint leur destination (…) A l’opposé, les lents sont plus surprenants. Les lents laissent apparaître des détails autour d’eux. La distance n’est jamais démesurée mais le voyage peut durer longtemps. Les lents ne manquent pas d’ambition et savent gérer leur rythme et leur souffle. Ils sont prévoyants et connaissent l’emplacement des bancs et des parties invisibles de la ville. En cela les lents sont précieux. Au milieu du continuum, il y a les flâneurs (…) ils semblent se déplacer sans réfléchir, ou du moins sans projet d’itinéraire (…) Les flâneurs n’inscrivent pas leurs déplacements dans le temps. Le déplacement est leur raison d’être, ils se résument à lui. La dernière catégorie ne rentre pas dans le continuum, elle est inclassable et très rare (…) ce sont des imprévisibles et des fous. C’est la catégorie dont le déplacement est le plus anarchique, le plus déroutant. Avec eux, les liens avec le temps et les lieux n’existent pas. » Cet observateur hors pair introduit aussi dans ses commentaires une réflexion sociologique sur ce qu’un quartier dit sur ceux qui l’habitent. « Je poursuis mon alternance (…) passant des bourgeois aux populaires, des centraux aux périphériques (…) Les habitants ne sont pas les mêmes, les attitudes, les coiffures, la diversité ethnique, les tenues vestimentaires, tout diffère d’un quartier à l’autre et il est parfois difficile d’imaginer que ces habitants partagent la même ville, la même unité de lieu, la même identité géographique (…) chacun s’approprie l’espace, adapte ses déplacements selon ses propres critères. Chacun empiète sur le réel et construit son histoire avec la ville. »

Dans ce singulier roman à tiroirs où le récit hybride est porté par une écriture travaillée et une grande vivacité, Jeff Sourdin interroge la ville autant qu’il joue sur son mystère, considère les questions sociétales, les doutes existentiels et les problématiques de la quête d’identité ou de la création artistique avec autant de profondeur et de sérieux qu’il verse dans la fantaisie voire le comique pour restituer et détailler le déroulement de filatures plus cocasses ou inattendues que d’autres. La scène liée à la réapparition de Rebecca dans le présent de Paul est elle aussi plus décalée et moqueuse que romantique.

Si le lecteur s’inquiète pour ce grand naïf honnête et consciencieux qui fait une confiance aveugle à la littérature et à tous ceux qui lui paraissent gentils et forts et aucune à lui-même, ce qui lui apporte une fragilité assez attendrissante voir attachante, il n’en rit pas moins de bon cœur quand celui-ci tombe dans un piège évident ou qu’il se montre sous un jour ridicule. Le comique utilisé par Jeff Sourdin est assez classique (comique de répétition, décalage, échange absurde tournant en rond...), respecte des schémas simples, s’inscrit dans des séquences brèves et n’est jamais trop appuyé. Comme dans tous les contes tout vient à point à qui sait attendre. Viendra le moment où le suiveur se retrouvera suivi à son tour comme l’arroseur qui finit toujours on le sait par être arrosé. La chèvre de monsieur Seguin, même après une lutte héroïque, finit au matin dans le ventre du grand méchant loup. Et des méchants il faut toujours se méfier surtout quand il arbore un masque souriant ou se déguise en sympathique grand-mère. On s’apprête donc à assister à un carnage tout en espérant contre toute logique qu’un renversement de situation se produise, sauvant l’innocent des griffes du manipulateur qui peut-être n’en était pas un…
C’est oublier que l’auteur est seul maître de son roman et que Jeff Sourdin qui a plus d’un tour dans son sac peut aussi par pure taquinerie décider de doter son roman d’un fin ouverte, en suspens, laissant ceux qui se sont plongés non sans plaisir dans cette histoire faire appel à leur imagination pour offrir à Filature(s) l’issue qui lui convient.  Du bel ouvrage.

Dominique Baillon-Lalande 
(18/12/23)    



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Jeff  SOURDIN, Filature(s)
La part commune

(Septembre 2023)
148 pages - 17,50 €












Jeff Sourdin,
né en 1978 à Fougères dans une famille d'agriculteurs, a quitté la ferme de ses parents à l'âge de 18 ans pour venir suivre des études de Staps (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) à Rennes 2. Étudiant, il séjourne dans cette ville de 1996 à 2003, date à laquelle il devient professeur d’EPS. Filature(s) est son cinquième roman.
(Source éditeur)