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Dans une ville jamais nommée, le héros et narrateur a trente-neuf ans quand ses parents, éternels adolescents, libres, insouciants, non-conventionnels et joyeux qu’il adorait, disparaissent.Depuis plusieurs années la situation s’était inversée et c’était ce fils unique à la carrière brillante et rémunératrice qui, par affection et reconnaissance pour cette famille affectueuse dont la joie avait nourri et ensoleillé son enfance et sa jeunesse, les aidait en retour afin qu’ils puissent continuer à vivre intensément et follement comme ils l’avaient toujours fait. « Ils sont morts en sautant d’une falaise, totalement ivres, à soixante-sept et soixante-dix ans. (...) Les témoins les ont décrits main dans la main, courant nus vers la mer pour un bain de minuit, oubliant la falaise qui les en séparait. Je me rassurais en me disant qu’ils étaient partis heureux et souriants, plus que jamais ensemble. » Leur départ avait creusé un vide si abyssal qu’assister à leur enterrement était au-dessus de ses forces. « Mourir ne leur ressemblait pas. Ils ont des têtes à sourire, boire, chanter, crier, bouffer, aimer, jardiner, faire des clins d’œil et des pâtes (…) peindre, faire des ombres chinoises avec leurs mains et des doigts d’honneur. Je préférais rester sur ça, plutôt que laisser déteindre sur eux l’image d’un enterrement, un préfabriqué, des cravates noires et des discours pré-écrits (…) Ils ont dû apprécier que je ne suive pas les convenances. » C’est donc par une fête à leur image, sur la plateforme vitrée du treizième étage avec ses quatre-cents mètres carrés de béton nu face aux lumières de la ville que le couple avait acheté aux enchères pour un franc, qu’il leur rendra un dernier hommage ému, festif et alcoolisé, dans un tête-à-tête virtuel sur fond de La Bambola de Patty Pravo qu’ils aimaient tant, en les imaginant danser sourire aux lèvres. Autrefois, « chacun de ces dîners, chacun de ces passages à la Plateforme, était des vacances improvisées » et lui avait laissé d’inoubliables souvenirs. Inhabitable, l’endroit s’était vite transformé en espace de fêtes atypiques pour événements familiaux ou professionnels puis, quand ses parents avaient abandonné leur travail pour s’y consacrer pleinement, à des représentations artistiques éphémères. Un business qui aurait pu être lucratif s’ils avaient eu quelques notions de gestion. Adolescent, leur fils y avait organisé ses propres fêtes, des matchs de foot et échangé son premier baiser. Anéanti par cette disparition, le narrateur remet son existence en question. « Un matin, qui ressemblait pourtant à s’y méprendre à tous les autres, j’y suis allé à reculons. Au sens propre. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Par jeu sans doute. Pour avoir un point de vue différent de celui que j’avais depuis douze ans. Je me suis pris des murs et des injures, voilà tout ce que ça m’a apporté, rien de probant. Mais pour la première fois, j’acquérais la certitude que cette dose d’adrénaline, ce changement de perspective, manquait cruellement à mon quotidien. » Alors il abandonne ce travail lucratif qu’il n’a jamais aimé et ce patron qu’il méprise, quitte son deux-pièces bien placé au loyer prohibitif, prend de la distance avec Anita, la cousine dont il est complice depuis l’enfance, pour suivre la leçon de vie donnée par ses parents en combattant sa tristesse par la fantaisie et l’imagination, en toute liberté, seul face à lui-même. La plateforme dont il vient d’hériter sera le lieu idéal pour accueillir Tartuffe, le chien laissé par ses parents derrière eux, et surtout pour « se réapproprier chaque jour et chaque heure en se libérant des règles sociales avant de redémarrer à zéro ». Profitant d’une fuite au plafond, il y improvise un petit potager pour se nourrir en autosuffisance, y dessine à la craie un cercle des cris, des pleurs et des insultes, un autre pour le sport, un pour la danse, un pour le vieux piano, un pour la lecture, l’écoute musicale, la méditation et l’observation de la cité qui s’étend à ses pieds derrière la grande baie vitrée. Comme aucun meuble n’a jamais encombré cet espace, c’est dans son duvet à même la dalle de béton qu’il s’y endort. Une fois épuisé ses modestes réserves financières, il se contente de louer la plateforme pour des événements festifs comme ses parents l’avaient un temps fait avant lui. Quand Tartuffe désire sortir, il l’entraîne flâner en ville sans but mais les yeux grands ouverts. Parfois il s’amuse à retrouver au sol les bâtiments qu’il a pu repérer de son perchoir du treizième étage. Cette nouvelle vie encore balbutiante lui permettra de se lier avec Sampras, le tennisman accro au whisky, et Madame de Marigneau, une charmante et piquante vieille dame solitaire et fantasque. « Une armoire à glace en marcel, un chien aux poils hirsutes, une vieille dame en tenue de gala et un type aux pieds nus. Quatre solitudes réunies. Le début d’un peuple. » Mais le garçon insouciant qui n’ouvre jamais le courrier glissé sous sa porte pourrait bien avoir quelques mauvaises surprises... Dans cette histoire fantasque à la lisière du rire et de l’émotion portée par des personnages forts et truculents qui donnent libre cours à leur pulsion de vie et s’obstinent à vouloir redonner du sens à cette existence trop éphémère, Frédéric Perrot, sur un rythme vif et avec facétie, nous dresse un portrait acide de notre société avant de glisser subrepticement vers le tableau subtil, tendre et positif de nos angoisses, nos lâchetés et notre douleur pour le transformer soudain en ode à la vie, la joie, la nature, la solidarité et la beauté. Non sans lien avec cette dernière thématique, la dictature de la norme et les dérives de notre société ont ici aussi la part belle. Car si le deuil est chez le narrateur l’élément premier de sa rupture avec son existence de cadre supérieur, le lecteur y perçoit vite en arrière-plan la crise existentielle d'un quadra qui ne croit plus ni en sa valeur ni au sens du travail qui grignote son existence, ni le vide intellectuel et émotionnel de cette dernière. Difficile de ne pas voir ici l’écho de ce mal-être au travail qui s’est si clairement affiché lors et après l’épisode du Covid. Si contrairement à ses parents libres et insoumis le narrateur a lui accepté de devenir adulte et d’intégrer la société telle qu’elle était, c’était, on le comprend vite, en se trahissant ou tout au moins en s’anesthésiant. Soudain amputé de ces parents délirants et toujours en mouvement qui l’ont façonné, protégé, marginalisé, armé sans qu’il en ait même pris conscience en lui léguant l’énergie et la positivité, l’homme seul, nu et perdu va se rappeler que « la vie doit toujours viser l’essentiel ». L’auteur n’hésite pas non plus à brocarder la place centrale prise par l’argent dans la société et nos vies. Mais si lacritique sociétale qui s’exprime ici n’est pas sans radicalité elle n’y est jamais frontale ou démonstrative. Frédéric Perrot préfère visiblement l’usage de l’humour, la dérision, l’aphorisme et les formules chocs à celui du pamphlet : « J’avais tout ce qu’il me fallait puisque je n’avais rien. Rien qu’on puisse me voler, rien à devoir à personne. C’est un luxe notable, je m’en suis rendu compte avec le temps. Si on me retirait tout, je ne perdrais rien. Y a-t-il plus grande richesse ? » Si le deuil et la mort sont bien évidemment au centre du récit, rarement on a vu de la sorte un roman aussi positif, consolateur et décalé sur de tels sujets. C'est précisément ce prisme singulier choisi par l'auteur qui donne à Ce qu’il reste d’horizon sa richesse et sa singularité. Le deuil ici est l’occasion de se rappeler que le temps nous est compté et qu’il faut aimer la vie, qu’il ne faut pas hésiter à plonger dans ce tourbillon d’émotions dans lequel elle nous entraîne et accueillir les joies simples quand elles se présentent. Cette ode à la vie, à l’imagination et au bonheur nous appelle à vivre pleinement, à « se frotter à l’expérience de vivre pour vivre ». « Mon projet, finalement, n’avait de folie que son extrême simplicité : avant de mourir, je voulais vivre », explique ainsi le narrateur, renouant en cela avec les choix de ses parents et sa jeunesse. C’est cette fureur de vivre qui émeut tant Madame de Marigneau quand elle lui glisse à l’oreille : « C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi. » Ce qu’il reste d’horizon, bâti sur le combat entre le subir et l’agir, l’être et l’avoir, est un roman profond, authentique, chaleureux, porté par une écriture très contemporaine, fluide, vive, dense et percutante, qui nous renvoie à cet essentiel que sont le rapport à l’autre, le vivant, la beauté, la gaieté, et essaye de réinventer un monde où l’argent et la performance ne font plus écran. Subtilement, la déroute magnifique qu’il nous raconte se pare de sourires et de légèreté et la peine se métamorphose sous nos yeux en puissante énergie. Un texte joyeux, original, réconfortant et jubilatoire sur le deuil et la vie, à ne pas manquer. Dominique Baillon-Lalande (24/04/23) |
Sommaire Lectures Mialet-Barrault (Février 2023) 208 pages - 19 € Version numérique 13,99 €
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