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Auður Ava ÓLAFSDÓTTIR


Eden

On n’est jamais meilleur romancier que lorsqu’on s’attaque avec légèreté à des thèmes essentiels. La légèreté n’est pas la facilité, être léger c’est savoir ce que pèse le poids. Le poids de nos actions, de nos réactions, de nos décisions. Auður Ava Ólafsdóttir est, dans le domaine de la légèreté pesant son poids de plume sur la réalité, une orfèvre. Elle nous en donne une nouvelle fois la preuve, ici, avec Eden, un roman magnifique, magnifiquement traduit par Eric Boury.
 
Car il faudrait commencer l’analyse par saluer la traduction, puisque l’un des thèmes du texte est la défense et l’illustration des langues minoritaires en passe de disparaître. Voilà la spécialité universitaire de la narratrice, Alba. Alba a une quarantaine d’années, est linguiste, et son mental jamais ne s’écarte de la linguistique, des déclinaisons, des rapprochements grammaticaux et lexicaux. Alba est une femme qui pense en structures linguistiques, et qui décrypte le monde, l’absurdité du monde, à l’aune de ces structures.
 
Les langues, c’est le monde. On le sait depuis l’effondrement de la tour de Babel. Mais le monde, comment va-t-il ? Pas si bien que ça, on le sait aussi. Auður Ava Ólafsdóttir va marier, apparier, dans son roman, l’accueil des migrants et la lutte contre le réchauffement climatique. Et tout cela coule dans le texte avec une fluidité exemplaire, porté par une voix narrative des plus singulières et des plus impliquées.
 
Alba s’interroge sur son empreinte carbone. Elle court d’un point à l’autre de la planète pour défendre les langues minoritaires, pour expliquer l’intérêt de les préserver, mais les voyages en avion ne sont pas sans incidence. Dans une prise de conscience renforcée par la prochaine publication d’un recueil de poèmes rédigé par un ancien étudiant avec qui elle a eu une aventure, elle décide d’acquérir une petite maison délabrée entourée de terres, sur lesquelles elle va planter des arbres, comme pour se racheter, et de ne plus bouger.
 
Eden est un conte merveilleux, qui, comme dans un des précédents romans de l’autrice, tresse aussi – surtout ? – le motif de la maternité inattendue. Et la maternité a à voir, dans ce texte-là, avec la préservation de la terre-mère. Il s’agit de planter des arbres, pour compenser ses déplacements universitaires qui cherchent à sauver des langues en voie – voix – d’extinction. Il s’agit d’accueillir, chez soi, vraiment chez soi, un ado débrouillard, seul au monde ou presque, et de lui léguer un monde potable et habitable. Dans le village où s’installe Alba, tout un petit peuple est à l’œuvre, pour faire comme si l’on ne dansait pas sous un volcan – nous sommes en Islande, ne l’oublions pas. Un dépôt-vente géré par la Croix-Rouge locale propose dans ses cartons les livres de linguistique qu’Alba ne veut pas conserver. Mais dans les marges de ces ouvrages très pointus, des annotations qui ne sont pas de sa main parlent d’elle. Les habitants du village dévorent ces livres très spécialisés, pour tenter de comprendre la trajectoire d’Alba, cette femme seule échouée dans le village comme on échouerait sur une rive favorable. C’est l’étudiant-amant l’auteur des annotations, et ce qu’il dévoile dans les marges de livres de linguistique est plus parlant, plus intime, que ce qu’il a mis dans son recueil de poésie.
 
Eden est un roman, un conte,  basé sur la préoccupation de la préservation – de la planète, des langues en voix d’extinction – et de la permanence de liens infrangibles : les liens d’un père avec sa fille, les liens d’une amitié masculine dont Alba devient le centre et la dépositaire, les liens qui unissent tous les humains, autochtones comme migrants. Et c’est tout en légèreté, avec un talent immense de conteuse, d’observatrice et de fictionnaire, qu’Auður Ava Ólafsdóttir nous démontre, une fois encore, qu’un texte puisant au plus profond d’une réalité islandaise singulière acquiert une dimension universelle de réflexion, d’humanité et d’humanisme.

Christine Bini 
(15/09/23)    
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/



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Zulma

(Septembre 2023)
256 pages - 21,50 €


Traduit de l'islandais
par Éric Boury




Photo © Zulma / Opale
Audur Ava Ólafsdóttir,
née en 1958 à Reykjavík,
a fait des études d'histoire de l'art à Paris. Elle est directrice du Musée de l'Université d'Islande.



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