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Kristian NOVAK


Terre, mère noire

Kristian Novak, l’auteur de Terre, mère noire entraîne Matija Dolenčec, le personnage central, dans une quête d’identité rétrospective et introspective, déplie avec maestria trois épisodes relatés sur trois périodes différentes. La première séquence expose une intrigue sous forme d’énigme et dit en connaître sa résolution. La seconde explore la conséquence nébuleuse prise par cette énigme et se manifeste sous forme d’un traumatisme débouchant sur un non-dit, au sein d’un couple. La troisième détaille minutieusement l’origine de la béance, esquisse en filigrane mais de manière très probante les causes réelles ayant entraîné l’interrogation du premier épisode, libère et détricote, au fil des pages, l’atmosphère délétère qui a ceint une communauté.

L’énigme : « Dans un village de Medjimurje, sur la rive sud de la Mura, dans le nord de la Croatie, entre la mi-mai et la fin juin 1991, on recensa en tout huit suicides. Selon les procès-verbaux et les rapports de la préfecture de police du Medjimurje, aucun indice ne permettait d'établir un lien entre ces huit cas de suicide. » Les médias locaux et nationaux ne relatèrent pas les faits, préoccupés par les événements de l’effondrement de la Yougoslavie. Vingt ans plus tard, dans le cadre d’une étude d’un projet scientifique, une équipe de chercheurs fut mobilisée afin « de décrire les mécanismes collectifs de mémoire… » Plusieurs hypothèses émergèrent dont l’une met en cause un petit garçon de sept ans, M. D., toujours à proximité des huit victimes. Début 2021, les responsables du projet scientifique reçurent un imposant manuscrit signé M. D. Celui-ci propose une explication inédite et jamais mentionnée par les personnes interrogées au cours de l’enquête. M. D. a, par hasard, découvert la véritable cause des dépressions lourdes et des suicides.

Le non-dit : Écrivain à succès, Matija Dolenčec peine à écrire un livre après la rupture de sa relation amoureuse avec Dina. Ultérieurement, tous deux se sont promis de ne rien se cacher l’un à l’autre. Ils établirent une liste des choses à faire pour éviter toute fâcherie génératrice de crise aboutissant à la séparation. Toutefois, Matija raconte souvent des histoires notamment sur ses souvenirs d’enfance. Diana lui présente, un jour, des photos qu’elle a récupérées chez la mère de Matija. Lui, fait des commentaires pleins de sincérité, or ce sont des photomontages. À bout, Dina quitte définitivement Matija, assimilant ces souvenirs fabriqués à un manque de confiance, voire un manque d’amour. C’est le début d’une profonde déprime pour Matija qui pleurniche auprès de son entourage. Toutes ces histoires lui sont coutumières et pratiquement naturelles. Il les fait remonter à ses années de lycée et ses débuts dans l’écriture. Sa sœur, médecin, le détrompe car ses mensonges sont ancrés depuis sa petite enfance, « Tu as appris à mentir sur ce dont tu ne voulais pas te souvenir. C’est aussi notre faute à maman et moi dès que tu inventais quelque chose on se contentait de confirmer en hochant la tête et en souriant. » Sa sœur lui conseille d’arrêter de chouiner sur son manque d’inspiration devant la page blanche et de se reprendre en main. Pour elle, l’effort semble bien aisé comparé aux malheurs de l’un de ses patients, Stjepan Hećimovic, un jeune chimiste de vingt-sept ans, excellent scientifique avec une tumeur au cerveau inopérable. Matija, toujours en recherche de sujet d’un livre, se rend à un des cours de Stjepan Hećimovic. Un homme aussi prêt de la mort peut désirer confier ses pensées à un ghostwriter. Le cours dispensé par le chimiste concerne le butane diol. C’est un produit hautement toxique qui peut susciter des dysfonctionnements des neurotransmetteurs, des changements d’humeur, des dépressions et de l’anxiété. En grande quantité le produit soluble dans l’eau contamine les nappes phréatiques.
_ « Butane-diol, le mot résonna plusieurs fois dans la tête de Matija. L-o-i-d e-n-a-t-u-b, Loid-enatub.» Ce curieux charabia est l’eurêka de l’énigme. Nous voilà informés et les indices se dissimulent dans la narration du troisième acte.

La béance traumatique : Kristian Novak, dans une troisième séquence, remonte à l’enfance de Matija Dolenčec. La narration est cédée au petit Matija qui, au prisme de sa vision, relate la tragédie de ses premières années de vie et révèle les agissements d’une micro-société. « Il est impossible de raconter l'histoire des événements singuliers et en partie épouvantables de mon enfance sans commencer par une légende qui a persisté chez les habitants du haut Medjimurje. » Ce récit est un conte épouvantable et marque les esprits. Dieu avait instauré un endroit idyllique à son usage, séparé du monde par deux rivières. Mais Dieu avait oublié, par ailleurs, ses plus fidèles serviteurs. En réparation, Dieu leur offrit cette terre luxuriante objet de convoitise, ravagée, pillée et ensanglantée par des sauvages sans patrie. À leur tour, ceux-ci seront exterminés par des Anges leur coupant la tête et envoyés par Dieu qui a laissé éclater sa fureur. Ce préambule macabre constitue la trame aliénante d’une culture communautaire rustre habituée à côtoyer la mort. Kristian Novak développe ce thème léthifère, avec ses harmoniques, sous différents aspects. La mort hantera tout l’imaginaire du jeune garçon dont la réminiscence débute à l’enterrement de son père. Il n’a pas vu le corps de celui-ci reposant en bière. « C’était le pressentiment que tout ce que je voyais était faux. » Commence alors pour Matija un trouble morbide avec des répercussions psychologiques perturbantes qui affectent sa sociabilité, surtout lorsque survient une vague de suicides. Culpabilisant sans cesse et conforté par une sotte culpabilisation hâtive d’une partie des habitants du village, le récit Matija imbrique des bribes de l’intrigue de départ qui, pour finir, le dédouaneront de sa responsabilité. «L-o-i-d e-n-a-t-u-b, Loid-enatub

            Kristian Novak dépeint les crispations psychiques et les conditions de vie matérielles d’un pays en cours de délitement. Les institutions, empressées de marquer de leur sceau des consciences, s’inquiètent peu du bien-être, en l’occurrence celui de Matija et des enfants en général, voire de la population. À sa manière, la littérature permet à l’auteur de retrouver le chemin décrit par Durkheim et Mauss, à savoir « les classifications, les opérations logiques, les métaphores privilégiées sont données à l'individu par la société. » C’est une des richesses parmi tant d’autres de ce roman. Un récit noir conté pourtant avec légèreté et entrain, ponctué d’un humour parfois désopilant quand les faits naturels surpassent le surnaturel. L’intrigue résolue cache sous sa simplicité l’aveuglement terrible et actuel lié à l’industrie humaine et à la cupidité. « Les gens sont prêts à croire n’importe quoi quand ils ont peur ». La peur enrichit graduellement une narration qui, aussi, déconstruit progressivement « l'explication trouvée par une communauté donnée à certains phénomènes sociaux et naturels. »

Michel Martinelli 
(22/12/23)    



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Les Argonautes

(Octobre 2023)
352 pages - 23,50 €



Traduit du croate par
Chloé Billon











Kristian Novak
est linguiste et professeur
à l’université de Rijeka
en Croatie.