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Laurent MARGANTIN


Aux Îles Kerguelen


D’abord, il y a voyage et voyage et pour faire la différence, la lecture d’Aux Îles Kerguelen de Laurent Margantin est indispensable. Le narrateur, un voyageur, a le regard d’un examinateur. Il fait d’emblée le distinguo entre des voyageurs et des fantômes de voyageurs : « Y a-t-il encore des voyageurs ? Je ne parle pas des millions de personnes qui, chaque jour, sont transportées sur le globe à bord d’un avion, mais de ces hommes – aujourd’hui devenus rares – qui, pour aller d’un point à un autre de la planète, prennent un navire sur lequel ils restent plusieurs semaines voire plusieurs mois et qui font un authentique voyage ». Concernant les touristes, le voyageur parfois obligé de les côtoyer à bord d’un navire sait déjà que pour eux, peu importe la destination : « Leur monde, c’est un stock de choses et de lieux dont il s’agit de s’emparer par l’image, mais jamais d’observer calmement. Ce qui compte, c’est le stockage, la quantité (« j’ai fait tant de photos – beaucoup en général – pendant ce voyage »). Il y a donc excitation permanente comme aux soldes ». Les touristes ne sont pas des voyageurs, ils ont juste la bougeotte. « Ils sont déjà dans l’après-voyage, en train de regarder ce qu’ils ont prétendument vu. »

Sur le bateau se rendant aux Îles Guerguelen, il existe une classe spéciale, intermédiaire entre touristes et voyageurs : « À bord des scientifiques qui vont prendre la relève de leurs collègues à Kerguelen ». Le narrateur, méfiant, ne les agrège pas aux voyageurs.« Les scientifiques – toujours en bande désormais – ont fini par m’insupporter, et je préfère les éviter […] Ils se préparent depuis des mois à leur séjour aux Kerguelen, on leur a payé une formation de plusieurs semaines aux conditions extrêmes de la vie sur l’île, et comme ils ont déjà programmé toutes leurs activités à venir avec leur directeur de labo […] Au fond, ils n’ont plus rien à découvrir, ils connaissent le terrain avant d’y aller. » Le voyage ne les concerne pas, aux yeux du narrateur voyageur, ils sont hors sujet.

Le narrateur voyageur connaît son sujet, il a l’expérience : « l’homme qui a rêvé du voyage et l’homme qui voyage n’ont rien de commun. Le premier ignore un jour avant le départ qu’il vivra fatalement des heures difficiles : il a la tête farcies d’images merveilleuses. L’homme qui voyage et vit les heures difficiles a perdu ces images et ne voit que les vagues immenses s’élever autour de lui, et n’entend que le vent s’abattre sur le navire et le secouer ». L’expérience inclut le mal de mer, une sorte de période initiatique : « La première nuit a été houleuse. Je n’ai pas fermé l’œil. Le temps s’est fortement dégradé, avec des creux de dix mètres… descendre un escalier c’est risquer de se casser la gueule à chaque renversement du navire. On s’accroche à la rampe sans bouger (et dire que j’ai toujours refusé de monter sur des manèges particulièrement violents et que je suis à bord de celui-ci pendant une semaine) ». L’initiation achevée, le narrateur est en possession d’un sésame. « Dans l’oubli de sa propre vie, de son propre visage, de son propre nom même. Au vent, dehors, prenant de plein fouet chaque rafale. Frappée par les embruns et la pluie à chaque instant, poreux, imprégné par les embruns et la pluie, spongieux. Traversé seconde après seconde par tout ce qui survient, vagues, oiseaux, nuages, sons, et imprégné de tout cela. Prenant chaque sensation en plein corps, plus que cette ouverture au dehors, être béant qui va titubant comme un ivrogne, assommé par tout ce qui l’entoure et qui l’a traversé, et qui l’habite désormais sans que l’on sache clairement le distinguer, et encore moins le nommer ». Il est détenteur d’un savoir qui inquiète une scientifique.
« – Et toi, que vas-tu faire là-bas ? m’a-t-elle demandé. Et comme j’avais déjà réfléchi à ce que j’allais dire, je lui ai répondu tranquillement
– Je vais lire. Puis je me suis tu en regardant le ciel dégagé depuis que nous avons quitté l’île de la Possession.
– Attend, tu fais trois mille kilomètres en bateau pour simplement lire ?
– Il faut un bon endroit pour lire, Kerguelen me paraît en être un. »

En fait, le narrateur voyageur a un projet : « Je rejoins cette terre désolée avec joie. Parce que c’est la terre, et plus la mer… Pour le réaliser, équipé léger, il réfléchit avec ses livres et dialogue avec son ordinateur. C’est un esprit libre. « Je n’écris pas un roman, je n’ai donc pas besoin de décrire Port-aux-Français, voire d’énumérer tous les bâtiments qu’on y trouve. Je dis cela parce qu’avant de partir, j’étais dans une librairie de La Réunion et feuilletais un récit où le narrateur arrivait à l’île de la Possession et faisait aussitôt la liste de tous les bâtiment qu’il découvrait au cas où le lecteur aurait eu envie de se promener du premier au dernier (ça durait deux pages). Il faut juste savoir que la base de Port-aux-Français accueille pendant l’été austral environ une centaine d’habitants (pour la plupart des chercheurs) dans des laboratoires et des logements assez laids qui, de loin (et aussi de près d’ailleurs), ressemblent à des hangars et à des préfabriqués (mais on n’est pas venu pour l’architecture) ».

Le narrateur voyageur étant un lecteur impénitent, il se réjouit des jours de pluies, « il pleut trois cent soixante jours par an à Kerguelen ». Une aubaine pour qui, comme lui, la magnificence des sites, si exotiques soient-il, ne peut l’enthousiasmer autant que la lecture. Il accorde, contre son gré, une certaine importance aux éléphants de mer à cause de la cacophonie de leurs beuglements, qu’il pleuve ou qu’il vente. Les bestiaux s’en donnent à cœur joie. « Je sais qu’on parle de chant, mais c’est un chant un peu spécial, qui terrifie quand on se réveille en pleine nuit et qu’on ne sait plus où on est. »

Aux Îles Kerguelen de Laurent Margantin est le récit d’un voyageur solitaire, fou de lectures, avec la volonté de prendre un chemin de traverse, même au risque de se perdre, pour plus aisément rencontrer des choses inconnues des autres voyageurs.C’est également une façon sélective d’écouter et de rapporter qui, paradoxalement, magie des mots, passe de l’exécration du cliché à une féérie de la banalité. En quelque cent trente pages, Laurent Margantin nous invite puis nous habitue à son regard, nous fait aimer des paysages désertiques, une faune et une flore, rencontrer quelques personnalités atypiques ou plus simplement singulières par leurs occupations. Le tout relaté sobrement, c’est reposant ! Il a aussi l’art du bon conseil. Une façon bien à lui de se relier au monde autrement que par une sociabilité contrainte. Il nous recommande de nous aérer, bien couvert car avec le vent et la pluie, il n’y a pas de meilleure invitation pour rester à l’abri, une tasse de thé vert et un sandwich pour compagnons de lectures bien choisies, durant toute la nuit et enfin s’endormir au jour levant. Emploi du temps à répéter quotidiennement. L’aventure d’un voyageur narrateur solitaire est faite d’actions ordinaires qu’il faut savoir répéter pour survivre Aux Îles Kerguelen.  En compagnie de Laurent Margantin, on ne connaît pas l’ennui aux Kerguelen comme sans doute ailleurs. C’est un narrateur voyageur, porteur de tout un univers décalé riche d’une certaine forme de dérision donnant une tonalité initiatique originale Aux Îles Kerguelen.

Michel Martinelli 
(28/07/23)    



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Tarmac

(Février 2023)
148 pages - 16 €