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Quand la fille exprime son désir de s’avancer plus avant le long du littoral, ils se renseignent : « C’est pas trop dangereux ? avaient-ils demandé à la patronne de l’auberge. Elle avait répondu, un peu vexée : Non, ici c’est pas comme à la ville, vous ne risquez rien, c’est tranquille. Je vais souvent me promener seule sur la plage le matin et je marche plusieurs kilomètres sans rencontrer personne. Nobody ! No risks ! Ils ne savaient pas s’ils devaient la croire car, dans son regard soudain oblique, ils avaient lu une hésitation affolée. Mais ils avaient décidé de lui faire confiance ». Le premier volet de la promenade est enchanteur. Tous se régalent les yeux, la mère prend des photos et la fille, animée par un intense sentiment de plénitude court dans tous les sens, s’éloignant de ses géniteurs cinquantenaires qui n’avancent pas assez vite à son goût. Marchant ainsi à son rythme juvénile elle finit par les distancer au point de sortir de leur champ de vision. Ils s’inquiètent, l’appellent, en vain. Fautede réponse ils se décident avec réticence à franchir la haute dune où ils l’ont vu disparaître. C’est de l’autre côté qu’ils la retrouvent, près de cabanes en bois à moitié délabrées, face à des crocodiles baignant dans un cours d’eau. C’est alors que la promenade paradisiaque tourne court. On les a repérés. Deux hurluberlus masqués et armés de « revolvers noirs à barillet sortis d’un film américain des années cinquante » les rejoignent l’air menaçant. Ils sont dans la sidération de l'instant. Deux gosses, un grassouillet les yeux injectés de sang et un autre petit et maigrichon, gesticulent et leur hurlent dessus avec des yeux assassins perçant leurs masques de haine. Le plus jeune s’approche de la mère en pointant son arme sur son ventre. Émue par sa jeunesse et son regard perdu, celle-ci établit avec lui par les yeux un lien maternel, interminable. Ne pas lâcher ce lien fragile qui suspend le temps et sa colère. « Ils font presque pitié, ce serait ça la réalité ? Tous les gamins du monde se ressemblent » et ce qui se joue dans ces secondes est impalpable. Le plus vieux, le chef, s’est rapproché du père que la pochette pendue à son cou désigne comme cible en vociférant de plus belle. Lui craignant le viol de sa fille et son épouse endosse le rôle du chef de famille prêt à tout pour sauver les siens. Quand la fille qui se tenait un peu à l’écart ne voyant tout d’abord dans cette scène ridicule qu’un mauvais remake de film, prend enfin conscience de la gravité de la situation elle s’immobilise pétrifiée avant de retrouver assez rapidement ses esprits, déterminée à saisir la plus petite opportunité qui se présenterait de leur fausser à tous compagnie. La mère, toujours intensément suspendue au regard de l’enfant qui la tient en joue, se dit « que c’est étrange de se faire agresser par ceux qu’on a toujours défendus, c’est vraiment trop con. Ces gamins se trompent de cibles, ils ne nous reconnaissent pas. Ils se fichent de notre compassion, de nos bonnes intentions et de nos grandes idées humanistes, ils n’y croient pas ; ils veulent du concret, tout de suite. On dirait que toutes les strates de la violence de l’histoire de ce pays, qui se répète à l’infini, se condensent en eux et s’inscrivent dans leurs corps, dans leurs gestes ». Les pensées de chacun s’agitent non sans confusion, la peur, l’instinct de survie, la solitude et les doutes face à la bonne attitude à adopter, l’angoisse de provoquer par un geste mal interprété un dérapage, font voler en éclat le sentiment naïf de leur sécurité, les certitudes et la belle confiance humaniste qui les animaient jusqu’alors. Dans cette famille composée de trois personnages, la jeune fille naïve, enthousiaste et prête à tout, la mère photographe et cinéaste dont la grille de lecture passe avant tout par le sensible et l’humain et le père médecin, un quinquagénaire fort mais désabusé, accroché à un idéal et des certitudes humanistes et altruistes qu’il met en œuvre dans la pratique de son métier auxquelles il ne semble plus croire qu’à peine amènent des points de vue assez différents sur la situation, jusqu’à ce que le récit qui les englobe sans privilégier initialement l’un ou l’autre se focalise exclusivement sur la vie de la jeune étudiante à Rio. Détonation est construit par de courts paragraphes où s’intercalent quelques poèmes venus rompre la continuité typographique. Rythmé par les photos en noir et blanc de l’autrice ce récit éminemment visuel et cinématographique positionne son lecteur au plus près des perceptions, émotions et affects des personnages. « Le centre de la ville haute est surveillé par un nombre inquiétant de policiers et de militaires surarmés. On dirait (…) des statues rituelles, gardiennes de la puissance et de l’autorité des dieux et du maintien de l’ordre social, qui protègent le peuple en l’effrayant ». La mère dont il est dit qu’elle aime à photographier « des choses banales, pas spectaculaires ni belles ni exotiques, qui témoignent juste de trajets, d’atmosphères, de traces, d’instants, de rencontres, de choses vues » nous renverrait-elle par sa démarche artistique à la dizaine de clichés, tantôt évocations tantôt souvenirs, dispersés par l’autrice dans Détonation sans jamais illustrer directement le texte ? Tout porte à le croire d’autant qu’une autre phrase de la mère – « Elle sait que ce ne sera qu’au bout du voyage, et rétrospectivement, qu’elles acquerront peut-être une force, un sens » – semble biennous fournir discrètement une des clés du rapport que la photographe Dominique Loreau entretient personnellement avec ses photos. Détonation entre réalisme et poésie est un voyage sensible et politique au cœur d’un Brésil où le dépaysement se heurte à l’injustice sociale. À travers son histoire, ses mots et ses photos, c’est l’insoutenable réalité tapie sous la beauté, le choc de la diversité et les difficultés comme les joies du vivre ensemble que Dominique Loreau avec un peu de provocation, de l’émotion et beaucoup de sensibilité partage avec nous. Un livre fort et tonique. Dominique Baillon-Lalande (06/11/23) |
Sommaire Lectures Esperluette (Mai 2023) 64 pages - 18 €
Bio-bibliographie sur son site : dominiqueloreau.be |
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