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Dominique LOREAU


Détonation



Une jeune fille débarque au Brésil dont elle connaît la cartographie, un peu d’histoire, le carnaval et la musique afin d’y étudier la sociologie. Ses parents ont décidé de l’accompagner dans sa découverte du pays et son installation. Elle est blonde, a dix-neuf ans, « est jeune, moderne, libre, pleine de fraîcheur, de légèreté, de rêves, elle se sent vaste, si vaste, elle est l’Avenir incandescent, l’Indéfini et porte en elle les germes de tous les mondes possibles ». Avide de dépaysement c’est le mythe « métissage réussi » qui l’attire dans ce « pays d’excès et de démesure » en qui elle voit la promesse d’une renaissance. Au fil des échanges avec des habitants, ce mythe se trouvera peu à peu écorné. « Dans ce pays, on n’a pas encore réglé la colonisation, l’esclavage et la dictature militaire. La violence et le mépris se transmettent de génération en génération, mais on les a toujours travestis derrière un masque de fête et de convivialité. Mais tu verras – et il s’adresse à la fille – quand tu iras à Rio ; il n’y a presque aucun Noir ni Indien dans les universités. Tant qu’on ne veut rien voir, rien ne changera. »
Cette aventure en famille est teintée d’excitation et de fascination pour ce pays pluriel, sensuel, musical, à la population souriante, vive et envoûtante mais aussi de fugaces inquiétudes qui face à ce Brésil aux brûlants contrastes dont ils ne parlent pas la langue les traversent. « Au milieu des favelas émergeaient des îlots incandescents de luxueux immeubles cernés de hauts murs, camps retranchés hérissés de barbelés. Le taximan leur avait dit que les habitants de ces quartiers vivaient en quasi-autonomie ; ils avaient leurs propres galeries marchandes et leurs supermarchés ». C’est l’envers du décor de carte postale d’un pays miné par la misère et la violence qu’ils vont découvrir. « Son fils a trouvé la solution pour ne pas se faire attaquer par des gangs : avant d’aller en ville, il met un maillot du club de foot du quartier où il va. Il a une dizaine de maillots différents et il en change en fonction des lieux. (…) ici les supporters de clubs ennemis sont capables de s’entretuer ». Peu à peu cependant la beauté des paysages, les rencontres chaleureuses ou pittoresques, les danses partagées et la mer accueillante endorment la peur et le sentiment d’étrangeté de ces touristes bienveillants pour leur donner l’impression de faire corps avec les habitants au point de leur faire perdre toute prudence. La fille grisée de liberté, heureuse et attentive à ce langage inconnu et ces nouveaux codes à apprendre, ses parents curieux et empathiques cherchant à tout comprendre, s’enhardissent déjà plus volontiers à sortir des sentiers battus.

Quand la fille exprime son désir de s’avancer plus avant le long du littoral, ils se renseignent : « C’est pas trop dangereux ? avaient-ils demandé à la patronne de l’auberge. Elle avait répondu, un peu vexée : Non, ici c’est pas comme à la ville, vous ne risquez rien, c’est tranquille. Je vais souvent me promener seule sur la plage le matin et je marche plusieurs kilomètres sans rencontrer personne. Nobody ! No risks ! Ils ne savaient pas s’ils devaient la croire car, dans son regard soudain oblique, ils avaient lu une hésitation affolée. Mais ils avaient décidé de lui faire confiance ». Le premier volet de la promenade est enchanteur. Tous se régalent les yeux, la mère prend des photos et la fille, animée par un intense sentiment de plénitude court dans tous les sens, s’éloignant de ses géniteurs cinquantenaires qui n’avancent pas assez vite à son goût. Marchant ainsi à son rythme juvénile elle finit par les distancer au point de sortir de leur champ de vision. Ils s’inquiètent, l’appellent, en vain. Fautede réponse ils se décident avec réticence à franchir la haute dune où ils l’ont vu disparaître. C’est de l’autre côté qu’ils la retrouvent, près de cabanes en bois à moitié délabrées, face à des crocodiles baignant dans un cours d’eau. C’est alors que la promenade paradisiaque tourne court. On les a repérés. Deux hurluberlus masqués et armés de « revolvers noirs à barillet sortis d’un film américain des années cinquante » les rejoignent l’air menaçant. Ils sont dans la sidération de l'instant. Deux gosses, un grassouillet les yeux injectés de sang et un autre petit et maigrichon, gesticulent et leur hurlent dessus avec des yeux assassins perçant leurs masques de haine. Le plus jeune s’approche de la mère en pointant son arme sur son ventre. Émue par sa jeunesse et son regard perdu, celle-ci établit avec lui par les yeux un lien maternel, interminable.  Ne pas lâcher ce lien fragile qui suspend le temps et sa colère. « Ils font presque pitié, ce serait ça la réalité ? Tous les gamins du monde se ressemblent » et ce qui se joue dans ces secondes est impalpable. Le plus vieux, le chef, s’est rapproché du père que la pochette pendue à son cou désigne comme cible en vociférant de plus belle. Lui craignant le viol de sa fille et son épouse endosse le rôle du chef de famille prêt à tout pour sauver les siens. Quand la fille qui se tenait un peu à l’écart ne voyant tout d’abord dans cette scène ridicule qu’un mauvais remake de film, prend enfin conscience de la gravité de la situation elle s’immobilise pétrifiée avant de retrouver assez rapidement ses esprits, déterminée à saisir la plus petite opportunité qui se présenterait de leur fausser à tous compagnie. La mère, toujours intensément suspendue au regard de l’enfant qui la tient en joue, se dit « que c’est étrange de se faire agresser par ceux qu’on a toujours défendus, c’est vraiment trop con. Ces gamins se trompent de cibles, ils ne nous reconnaissent pas. Ils se fichent de notre compassion, de nos bonnes intentions et de nos grandes idées humanistes, ils n’y croient pas ; ils veulent du concret, tout de suite. On dirait que toutes les strates de la violence de l’histoire de ce pays, qui se répète à l’infini, se condensent en eux et s’inscrivent dans leurs corps, dans leurs gestes ». Les pensées de chacun s’agitent non sans confusion, la peur, l’instinct de survie, la solitude et les doutes face à la bonne attitude à adopter, l’angoisse de provoquer par un geste mal interprété un dérapage, font voler en éclat le sentiment naïf de leur sécurité, les certitudes et la belle confiance humaniste qui les animaient jusqu’alors.  
Après une séance étonnante entre reproches et rires au commissariat local, (« ici les gens riches se barricadent chez eux, ils se déplacent en hélicoptère, ils ont des gardiens et des gardes du corps... et si on ne peut pas se permettre ça, on ne vient pas nous déranger ») le récit se focalise sur la jeune fille qui reste seule à Rio. « Elle refuse la honte de l’échec, elle doit aller au bout de son projet. Mais la violence de la détonation résonne sans cesse en elle, comme une énigme ». Parviendra-t-elle à dépasser cette détonation qui l’a confrontée avec brutalité à elle-même, aux siens et à la dure réalité du monde extérieur pour comprendre cette nation et s’y intégrer ? « Pourquoi est-ce qu’elle est si impatiente, pourquoi est-ce qu’elle veut tout le temps s’échapper d’elle-même ? ». Enfin, « Des révoltes éclatent dans toutes les grandes villes du pays. Des milliers de manifestants en colère descendent dans les rues (…) Ils exigent que le gouvernement investisse dans les transports, l’éducation et la santé pour tous (…) elle se fond dans la foule immense des manifestants avec un sentiment d’allégresse et de liberté (…) Peu à peu, insidieusement, le Brésil s’inscrit en elle ».

                    Dans cette famille composée de trois personnages, la jeune fille naïve, enthousiaste et  prête à tout, la mère photographe et cinéaste dont la grille de lecture passe avant tout par le sensible et l’humain et le père médecin, un quinquagénaire fort mais désabusé, accroché à un idéal et des  certitudes humanistes et altruistes qu’il met en œuvre dans la pratique de son métier auxquelles il ne semble plus croire qu’à peine amènent des points de vue assez différents sur la situation, jusqu’à ce que le récit qui les englobe sans privilégier initialement l’un ou l’autre se focalise exclusivement sur  la vie de la jeune étudiante à Rio. 
Le vrai héros ici c’est le Brésil, ses paysages paradisiaques du bord de mer, la misère bruyante et colorée des favelas face aux luxueuses résidences fortifiées, le métissage qui n’empêche en rien la ségrégation entre riches et pauvres, blancs et non-blancs, l’omniprésence de la drogue, la violence sourde et la joie débordante, la musique et la danse, la chaleur humaine qui s’en dégage, bref ce Brésil paradoxal, fascinant et terrifiant qui de décor devient sujet. Le savoir-faire de l’autrice c’est, à travers le regard et les rencontres plus ou moins heureuses de ces trois étrangers arrivés sur place avec une image préconçue de leur destination, de parvenir à nous livrer par bribes et en situation la réalité de ce pays à l’histoire sanglante (esclavage, colonisation, dictature) en perpétuelle tension entre ses souffrances et son appétit insatiable de vie et de bonheur. La fragilité, l’instabilité et le doute que décrit Dominique Loreau se retrouvent ici aussi bien chez ces touristes en quête d’une authenticité qui les effleure mais ne se livre jamais complètement que chez les jeunes agresseurs ou dans le quotidien de ces Brésiliens à l’amour exacerbé pour leur fascinant pays qui peinent tant à y vivre décemment et à y trouver place. La façon fluide, simple, naturelle et bienveillante avec laquelle l’autrice met en scène chacun lui permet de surcroît d’aborder indirectement le sujet du tourisme (que voit-on vraiment quand on voyage ?) et celui de la réalité sociale, culturelle et politique du Brésil à partir d’éléments fragmentaires mais jamais superficiels qu’elle tisse entre eux.

Détonation est construit par de courts paragraphes où s’intercalent quelques poèmes venus rompre la continuité typographique. Rythmé par les photos en noir et blanc de l’autrice ce récit éminemment visuel et cinématographique positionne son lecteur au plus près des perceptions, émotions et affects des personnages. « Le centre de la ville haute est surveillé par un nombre inquiétant de policiers et de militaires surarmés. On dirait (…) des statues rituelles, gardiennes de la puissance et de l’autorité des dieux et du maintien de l’ordre social, qui protègent le peuple en l’effrayant ». La mère dont il est dit qu’elle aime à photographier « des choses banales, pas spectaculaires ni belles ni exotiques, qui témoignent juste de trajets, d’atmosphères, de traces, d’instants, de rencontres, de choses vues » nous renverrait-elle par sa démarche artistique à la dizaine de clichés, tantôt évocations tantôt souvenirs, dispersés par l’autrice dans Détonation sans jamais illustrer directement le texte ? Tout porte à le croire d’autant qu’une autre phrase de la mère – « Elle sait que ce ne sera qu’au bout du voyage, et rétrospectivement, qu’elles acquerront peut-être une force, un sens » – semble biennous fournir discrètement une des clés du rapport que la photographe Dominique Loreau entretient personnellement avec ses photos.
L’ambiance du récit, à l’image du pays est aussi chaleureuse, vive et lumineuse qu’ambivalente et vaguement inquiétante. La détonation, simple danger ou mort, peut surgir à tout moment et de partout et les photos, parfois apaisantes, parfois énigmatiques ou inquiétantes modulent la charge affective provoquée par les mots tout en contribuant à immerger totalement le lecteur au plus près des éblouissements, des doutes ou des angoisses déstabilisantes des personnages.    

Détonation entre réalisme et poésie est un voyage sensible et politique au cœur d’un Brésil où le dépaysement se heurte à l’injustice sociale. À travers son histoire, ses mots et ses photos, c’est l’insoutenable réalité tapie sous la beauté, le choc de la diversité et les difficultés comme les joies du vivre ensemble que Dominique Loreau avec un peu de provocation, de l’émotion et beaucoup de sensibilité partage avec nous. Un livre fort et tonique. 

Dominique Baillon-Lalande 
(06/11/23)    



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Esperluette

(Mai 2023)
64 pages - 18 €



















Dominique Loreau
écrivaine et cinéaste,
a déjà publié
une dizaine de livres.


Bio-bibliographie
sur son site :
dominiqueloreau.be