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Robin JOSSERAND

Prélude à son absence


Robin, un écrivain homosexuel en panne d’inspiration contraint à travailler à la bibliothèque de Lyon pour payer ses factures, vit mal son passage à la trentaine. Dans cette passe difficile où le doute, l’ennui et la solitude l’enferment dans ce qui pourrait s’apparenter à une dépression, la beauté lasse d’un jeune homme qui assis sur le sol fait la manche attire soudain son regard. La ressemblance de son visage livide et émacié avec celui de Glenn Gould en fin de carrière reprenant les variations Goldberg de Bach qui l’avaient fait connaître, l’émeut aux larmes. Le lendemain matin, encore lourd des rêves érotiques que cette vision a provoqués en lui, la déception de ne pas revoir le jeune SDF à la même place sera immense. Au fil des jours suivants, l’incapacité de Robin à admettre et à supporter cette disparition le pousse à se faire porter malade à son travail pour parcourir toute les rues de la ville de façon aussi méthodique qu’obsessionnelle jusqu’à ce que le hasard le récompense de ses efforts.

Pas question pour l’écrivain de le laisser filer. Il s'adresse à lui, l'invite au restaurant, est charmé par son prénom (Sven), allant jusqu’à lui trouver une chambre pour la nuit dans un petit hôtel. Ils se revoient. Si le jeune marginal accepte enfin la proposition que l’écrivain lui fait de l‘héberger dans son appartement ce n’est pas sans condition. Si cet arrangement de quelques jours le dépanne il précise qu’il refuse toute compensation physique et partira définitivement au premier geste déplacé de son hôte envers lui. Les deux protagonistes vont ainsi jouer au chat et à la souris, se revoir et se perdre à nouveau selon les caprices de cet hébergé intransigeant sur sa liberté. Sven devient sa drogue et Robin qui en devient psychologiquement dépendant accepte de l’entretenir dans le seul espoir de le garder chez lui. Dans ce jeu pervers c’est Sven qui mène la danse. « Le désir se transforme en obsession pernicieuse. Besoin impérieux de le voir. Entendre mon téléphone sonner, le sentir vibrer quand il ne vibre pas. Vouloir le bazarder à la première occasion parce qu'il n'appelle pas – concernant l'obsession amoureuse, le téléphone est un objet cruel, un instrument de torture, pourvoyeur de mirages, témoin de l'attente, silencieux et coupable. Garder ses mégots. Lire Genet avec l'espoir stupide de lire, au même moment, la même phrase. Ne pas quitter le canapé où il a dormi. Attendre c'est moisir, se faire avoir. Que fait-il ? Pourquoi n'appelle-t-il pas ? »  

C’est alors que Sven, pour une raison mystérieuse, semble devoir fuir Lyon. Trop heureux de cette opportunité, Robin lui propose aussitôt de l’emmener avec lui en vacances à Kermario sur l’île bretonne de Groix, dans une maison qu’il vient de louer pour ses vacances. Dans cette petite île qui ne laisse aucune possibilité de fuite ou d’éloignement, les espoirs et les désillusions s’enchaînent au rythme des éclaircies et des averses de ce paysage sauvage balayé par le vent dans un jeu d’apprivoisement et de séduction complexe. Mais un jour ça dérape. Robin furieux se rend à la pointe de l’Enfer pour reprendre au calme possession de lui-même envisageant toutes les solutions qui s’offrent à lui : le pousser dans le vide, s’y faire pousser ou se suicider sous ses yeux ? « J’imagine mon corps chutant, se cognant contre les parois de la brèche et se brisant au creux des falaises, dans un son sec et mat, un son d’os : le bruit de l’amour ? »... « L’histoire malgré tout fut belle » conclut Robin dans les dernières pages.

« Je crois qu’il faut écrire avec la verve de l’adolescence, seulement nous raconter nous, Sven et moi, le tragique de cette histoire, mon désir sale, ambigu, mauvais. Il faut enfin écrire la grâce de cet amour dont il ne veut pas et qui l’encombre » reprend l’éditeur en quatrième de couverture. Prélude à son absence n’est pas une histoire d’amour mais de désir. Un récit ni brûlant ni mélancolique positionné à la croisée de la sensibilité et de la brutalité pour dire l’attente provoquée par tant de beauté, la part de rêve et la résurrection qu’elle produit, le frisson et la tension qu’elle attise tandis que la distance et l’indifférence que l’objet de son désir lui impose entretiennent sa frustration et son désenchantement. Dès le début les jeux sont faits mais si Robin le sait depuis le premier jour il pressent aussi que cette aventure pourrait être cet événement déclencheur dont il avait besoin pour réveiller son imaginaire et mettre en mouvement les mots que la routine quotidienne et l’isolement semblaient avoir définitivement éteints en lui. Ce n’est pas tant cet amant qu’il ne connaît de fait que si peu et qui se refuse à lui tout en jouant de la situation qui l’inspire mais exclusivement sa relation avec cet « autre Sven » dont il a fait son modèle pour le recomposer et l‘interpréter à l’aune de son attente et son désir.  « La mémoire est une fiction. Elle crée, elle ravaude. C’est un mensonge ». « Les relents de ce qui n’a pas été tenté et qui rend fou, des images inventées, son visage qui s’éclipse et sa voix qui s’efface (…) le voyage avec lui n’avait d’autre but que celui de me faire écrire à nouveau, et tout ceci me paraît être d’une disproportion monstrueuse ».

L’autre source à laquelle Robin Josserand s’abreuve est celle omniprésente de la littérature elle-même convoquant Jean Genet, dont les livres accompagnent le personnage central tout au long du texte et mis en exergue du roman, mais aussi Cioran, Edmund White, Kafka, Flaubert, Verlaine, Roland Barthes, Bukowski et Koltès... Même si Robin offre à Sven un livre de celui qui est pour lui un grand maître spirituel pour mieux le rattacher à son monde et l‘ancrer dans le réel, sa connaissance et sa passion pour la littérature creusent un fossé infranchissable entre eux. Mais au-delà de l’écriture c’est plus globalement le processus de création artistique dans sa complexité qui intéresse et fascine Robin Josserand. À côté des variations de Bach interprétées par Glenn Gould qui offre sa bande-son au récit, le rythmant de façon singulière et interférant avec lui, l’auteur fait aussi appel à d’autres musiciens comme Brahms, Scott Walker, David Bowie, Bashung, Keith Jarrett... pour corroborer ou amplifier des situations ou le ressenti de son personnage. Dans une moindre mesure mais dans le même but quelques films, cinéastes ou acteurs s’y trouvent également cités ainsi que Le Caravage et d’autres artistes peintres ou photographes de nus. À travers ces références qui jalonnent ce récit comme des petits cailloux, c’est à la fois l’univers intime de Robin qui se dévoile à nous, l’importance que la culture sous toutes ses formes revêt pour lui qui s’affirme et le regard qu’il porte sur l’existence et les autres qui peu à peu prend forme. On peut aussi voir dans ce choix de l’auteur une volonté d’inscrire plus profondément son roman dans le réel en doublant le regard de son personnage sur le corps masculin par celui d’autres artistes nous renvoyant chacun à des représentations ou évocations issues du patrimoine artistique commun et faisant en cela « réalité partagée ».
Si Jean Genet et Glenn Gould habitent ce roman au point d’en être presque des personnages, l‘auteur leur donne également une autre fonction. La figure tutélaire de Jean Genet lui permet d’aborder l’homosexualité et la culpabilité sous le prisme de la littérature et non à travers ce qui n’a pas lieu entre Robin et Sven. La référence au choix fait par Glenn Gould de reprendre les variations Goldberg interprétées avec la fougue et l’innocence de la jeunesse en 1955 dans une nouvelle version empreinte de maturité et de profondeur vingt-six ans plus tard, introduit indirectement la question de l’âge et du vieillissement du corps qui (on le sent poindre dans ses propos sur Sven : sa jeunesse semble dire j’ai tout mon temps) obsède et terrorise Robin. On peut aussi remarquer que la vague ressemblance de Sven, ce jeune sans-logis qui pourrait bien se révéler une petite frappe manipulatrice, avec le grand pianiste est pour l’écrivain un élément clé de son attirance pour lui.  

C’est que le corps masculin et l’homosexualité tiennent dans Prélude à son absence une place centrale. Si les rêves de Robin sont souvent érotiques de même que les fantasmes qui nourrissent ses séances de masturbation en toute intimité, les rapports homosexuels qu’il relate au présent de cette liaison inaboutie avec Sven sont tarifés et se déroulent à la sauvette dans un parc public de façon glauque. Ils sont d’ailleurs décrits sans pudeur ni ménagement comme relevant de la bestialité, la vulgarité, tranchant avec la description précise et sentimentale de la ville de Lyon et celle fort poétique de la nature sauvage de Groix. Si la beauté et la jeunesse allument des feux éblouissants, la chair ici est triste, le plaisir furtif et l’acte sexuel souvent dégradant. Est-ce le fait que ces séances soient filmées à froid et sans filtre, celui qu’aucune scène de sexe sensuelle ou amoureuse ne vienne équilibrer ce rapport clinique ou la volonté d’un auteur qui pensant que « la littérature ne vaut rien si elle ne met pas quelque chose en danger » veut « pousser le curseur du réel à l’extrême », qui transforme ces séquences de quête de plaisirs en réalité triviale, honteuse et violente qui ne provoque chez le lecteur que pitié et dégoût ? Est-ce la manifestation d’une tendance à l’auto-détestation chez Robin, ce trentenaire égocentrique et dépressif à la sexualité en berne torturé par un désir aussi fou que vain et miné par ses angoisses existentielles et artistiques ? Ce qui s’illustre derrière tout cela pourrait également être sans jamais se dire la critique des relations entre dominant et dominé, celle de la prédation et de la marchandisation qui minent plus généralement les relations sociales et affectives dans nos sociétés. À propos de domination, on peut observer qu’entre Robin le voyeur et Sven le rusé les rapports de force se renversent quand les deux hommes quittent Lyon (partie 1) pour la Bretagne (partie 2).

Robin Josserand avec des phrases simples et percutantes et des paragraphes qui s’enchaînent de manière fluide, avec une écriturebrute et poétique tour à tour, imagée, musicale et profonde, conjugue dans cette  narration intime à la première personne l’autofiction (même si l’auteur joue à brouiller les pistes entre réel et fiction et que la trame de cette aventure relève de la pure imagination) et le roman homosexuel qui déborde assez largement de son cadre pour aborder les thèmes de la création artistique, de la marginalité, de l’aliénation et de l’identité.

Prélude à son absence,  récit d’un ratage annoncé auquel Robin Josserand a donné la forme d’unefarce amère provocatrice et dérangeante, est un premier roman « gay, douloureux et noir » surprenant, ambitieux et prometteur. 

Dominique Baillon-Lalande 
(05/01/24)    



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Robin JOSSERAND, Prélude à son absence
Mercure de France

(Août 2023)
168 pages - 17,50 €
















Robin Josserand
est bibliothécaire à Lyon. Prélude à son absence, son premier roman, a reçu le Prix du roman gay 2023