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Stephen Graham JONES


Mon cœur est une tronçonneuse


Le titre fait bien sûr penser au film Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) et ce n’est pas un hasard. Ce roman est un hommage permanent aux films d’horreur et plus particulièrement au slasher, une sous-catégorie dont le nom vient du verbe anglais signifiant lacérer, couper, taillader, ce qu’on appelle aussi "film de tueur psychopathe" où un personnage effrayant élimine méthodiquement les membres d'un groupe.
L’auteur explique, en fin d’ouvrage, l’origine de sa passion : « J'aimerais d'abord remercier l'employé d'une boutique de location de vidéos située à Wimberley (Texas), durant les années 1985-1986. Si vous n'aviez pas glissé cinq ou six films avec Freddy, Michael et Jason à une bande de huit collégiens tous les vendredis après l'école, du moment qu'on les rendait le samedi matin à la première heure, alors... je ne peux même pas imaginer une vie si terne, sans les slashers. »

À l’image de l’auteur, l’héroïne de son roman, Jade, a dévoré tous les slashers disponibles et en est une véritable spécialiste.
Inutile de connaître ou d’apprécier les films d’horreur pour lire ce roman, on suit Jade avec beaucoup d’empathie et elle nous explique avec un mélange d’humour et d’impertinence tout ce que nous ignorons sur ce genre cinématographique. C’est un beau personnage et ce roman aborde de nombreux sujets comme l’amitié, la vengeance, l’inceste, la situation des Indiens, les différences de classes sociales, le bétonnage de zones protégées…

Bon, la première scène met bien dans l’ambiance. Âmes sensibles, préparez-vous ! Deux jeunes Hollandais qui voyagent en voiture aux États-Unis, sont arrivés dans l’Idaho, un état du nord-ouest, à la frontière du Canada. Au bord de l’Indian Lake, le couple veut s’offrir un bain de minuit. Mauvaise idée. Fin du voyage…

Ce n’est qu’au deuxième chapitre qu’on rencontre Jade, une ado de dix-sept ans au caractère déjà endurci par les épreuves, rebelle à toute autorité, imprévisible, provocatrice, marginale. Depuis le départ de sa mère qui s’est installée à un kilomètre de là, elle vit seule avec son père, Indien frustre et alcoolique. Il y a deux cents ans, il aurait été « l’Indien toujours posté devant la porte du fort de cavalerie dans l’espoir d’avaler quelques gorgées d’eau de feu ».

Jade s’est gavée de films d’horreur depuis l’enfance et cherche dans la réalité les événements qui pourraient provoquer la transformation prochaine de Proofrock, leur ville, en scène de meurtres, en déferlement de sanglante violence. Qui pourrait se venger de quoi ? Qui pourrait endosser le rôle du slasher ? Qui pourrait avoir besoin de massacrer toute la population locale ?

Jade connaît aussi très bien l’histoire de la région, y compris l’assassinat de plusieurs ados dans un camp de vacances cinquante ans plus tôt, et toutes les légendes, comme celle de la Sorcière du Lac.
Il faut préciser que ce lac est artificiel, créé par la construction d’un énorme barrage qui a inondé une vallée et noyé l’ancien village.  Là, encore une légende. Le pasteur Ézéquiel « a enfermé, ses fidèles dans l’église avec lui, ils ont chanté jusqu’à ce que les eaux engloutissent le village et ils chantent peut-être encore dans l’attente du jour où ils pourront remonter des profondeurs pour punir la ville qui a remplacé Henderson-Golding. Et après, ils s’en prendront au barrage de Glen, pour que les flots du jugement s’écoulent dans la vallée et libèrent leur petit village bien-aimé tout gorgé d’eau. » Les causes de vengeances ne manquent pas autour de l’Indian Lake.

Suite à une tentative de suicide, Jade a passé huit semaines en hôpital psychiatrique et donc manqué deux mois de cours au lycée où elle est en dernière année. Mr Holmes, professeur d’histoire, refuse de valider son diplôme de fin d’études. Jade, qui aime et respecte ce professeur atypique et contestataire, décide de compenser son manque de notes par la rédaction de "devoirs optionnels" sur les slashers en lien avec l’histoire de Proofrock. Ces devoirs de plusieurs pages, en caractères de machine à écrire, écrits à la première personne, très détaillés, alternent avec le récit pour convaincre le professeur de prendre en compte l’étendue des connaissance de la jeune fille sur son sujet et valider son diplôme.

Un autre objet de mécontentement local est le chantier qui s’est ouvert récemment. « Terra Nova, c’est le luxueux domaine privé qui se construit sur la rive opposée autrefois entièrement occupée par le parc national avant que d’habiles juristes n’en prélèvent un morceau pour aménager ce que les journaux appellent le complexe résidentiel le mieux sécurisé de tout l’Idaho… » Quelques milliardaires ont choisi de s’offrir une zone résidentielle de grand luxe desservie par aucune route, accessible uniquement par bateau. Chacun aura son magnifique manoir et des voisins très fortunés cooptés avec soin. Les habitants de Proofrock voient d’un mauvais œil cette amputation du parc national au profit de quelques privilégiés.

En attendant la fin du chantier, certains milliardaires vivent avec leurs familles sur un superbe yacht et les enfants font leurs études au lycée. C’est ainsi que Jade rencontre Letha. « Si cette fille avait une aura se serait "princesse", mais la forme de ses yeux évoque davantage "guerrière", le genre de visage qui crève l’écran quand une giclée de sang dépose de fines gouttelettes sur ses joues fraîches, immaculées, sans une ombre d’acné. » « Jade se sent rougir, pour la première fois dans sa vie, en fait. Elle se demande si ça se voit sur sa peau d’Indienne et dans la foulée se demande aussi si Letha Mondragon puisqu’elle est noire sait lire les émotions des gens qui transparaissent dans cet afflux de sang sous leur peau. » Bref, pour Jade c’est l’arrivée tant attendue d’un personnage essentiel du slasher, la « fille finale », celle qui survit face aux tueurs et met fin au carnage. Jade sait qu’elle ne peut pas être elle-même une fille finale. « Les filles finales sont bonnes, ne sont pas compliquées, ont en elles des réserves de courage, pas ces couches successives de honte, de culpabilité, de ce poison qui ronge. » Letha par contre semble avoir toutes les qualités requises. Encore faut-il la préparer à ce rôle et Jade est bien décidée à assurer la formation de la pure jeune fille.

Au fil des chapitres plusieurs histoires se croisent avec chaque fois des raisons de se venger. Quand des meurtres sont commis, Jade est persuadée qu’un slasher est entré en action.
Mais qui est le slasher ? Comment Letha, si elle est la fille finale, pourra-t-elle le vaincre ?
La tension monte mais sans que le lecteur sache toujours s’il est dans la réalité ou dans l’esprit de Jade qui analyse tous les événements comme étant liés aux slashers.

Un roman original qui présente clairement et en détail un genre cinématographique qui a ses règles et ses stéréotypes.
Jade est un personnage complexe et attachant pour lequel le lecteur ressent de l’empathie au vu des épreuves qu’elle a subies et de la manière dont elle y fait face, mêlant légende et réalité, passé et présent, pour trouver des échappatoires à sa souffrance et à sa haine, montrant parfois ses failles et capable d’éprouver de la tendresse ou de l’admiration, comme pour monsieur Holmes ou pour Letha.
Un régal pour les amateurs de slashers, une intéressante découverte pour les autres.

Serge Cabrol 
(03/11/23)    



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Noir & polar







Stephen Graham JONES, Mon cœur est une tronçonneuse
Rivages / Noir

(Octobre 2023)
480 pages - 24 €

Version numérique
17,99 €


Traduit de l’anglais
(États-Unis) par
Fabienne Duvigneau













Stephen Graham Jones,
né en 1972 au Texas, appartient à la tribu Pikunis (Blackfoot). Son œuvre, composée d’une vingtaine de romans et de recueils de nouvelles, s’inscrit dans le courant de la Renaissance amérindienne. Après Un bon Indien est un Indien mort, il reçoit le prix Bram-Stoker et le prix Shirley-Jackson pour la deuxième fois consécutive avec
Mon cœur est une tronçonneuse.
(Source éditeur)