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Jean HATZFELD


Tu la retrouveras



Budapest, hiver 1944-1945, alors que la ville envahie par les nazis est encerclée par l’armée rouge, deux fillettes, Sheindel et Izeta, l’une adolescente juive de Roumanie, l’autre tzigane de Bosnie âgée d’une dizaine d’années, ayant échappé comme par miracle au massacre des leurs, ont à quelques jours d’écart trouvé refuge dans le zoo abandonné de la ville.
Izeta, gamine sauvage appartenant à la communauté du voyage, forgée par la route, les rencontres et les grands espaces, née d’une famille de dresseurs massacrée avec tous les adultes de sa « tribu » par les milices nazies de Croatie, connaît bien la nature et les animaux qu’elle ne craint pas et dont elle semble comprendre le langage. Sheindel, fille de rabbin à peine plus âgée, avait de son côté mené une existence sage et confortable en ville jusqu’à la mise en place par les nazis d’une politique antisémite radicale sur tous les territoires qu’ils avaient annexés. Puis comme tous ceux de son peuple elle a dû porter l’étoile jaune, s’est vu interdire l’accès aux bâtiments publics et à son école, a été arrêtée et séparée de sa famille, les hommes valides étant envoyés  sur les chantiers les autres provisoirement parqués dans un ghetto avant d’être exécutés en forêt ou sur les rives du Danube ou envoyés dans un camp.

Juste avant leur arrivée au zoo, celui-ci devenu objet de la convoitise de la population venait d’être dévasté et transformé en abattoir sauvage : « D’autres pillards plus tueurs débarquèrent armés de couteaux, piolets, toutes sortes d’ustensiles pour découper des mouflons, des singes, des gros oiseaux (…) Appâtés par des rumeurs de gibier facile, des chasseurs (…) exécutèrent des manchots naïfs en quête de sucrerie, fusillèrent un tapir et des léopards (…) un couple de zébus, une harde de gnous.(...)  Les saigneurs des abattoirs s’attaquèrent aux grizzlis, bisons et buffles (…) même au rhinocéros Octavie et l’éléphant Hannibal (…) Cette boucherie se déroula sous les yeux du lion Sultan assassiné à coups de piques derrière les barreaux de sa cage sans avoir pu défendre l’honneur de l’Atlas. » Pour éviter aux animaux qui restaient de servir comme leurs semblables de nourriture aux brutes affamées Izeta et Sheindel ouvrent les volières et libèrent en plusieurs phases (pour ne pas provoquer de désordre et passer le plus inaperçu possible) ceux qui comme les girafes, les zèbres, les dromadaires, les crocodiles, les hippopotames vivent en groupe et semblent capables de survivre en milieu naturel sur les rives du Danube. Ne restent dès lors au zoo que des carcasses dont les charognards s’occupent laissant flotter dans l’air une puanteur insupportable et offrant aux yeux un spectacle de putréfaction apte à repousser les curieux mais aussi les bêtes fragiles, trop jeunes, trop vieilles ou qu’une longue captivité avait rendues trop dépendantes de l’homme pour retourner à l’état sauvage.
Les deux fillettes à qui la guerre avait apporté une maturité précoce, une débrouillardise et des compétences élargies pour la survie (s’enfuir, se cacher, s’abriter, trouver une place pour dormir, de quoi boire et manger), retroussent donc leurs manches. Elles réinvestissent les espaces du zoo encore en état pour réorganiser au mieux la cohabitation des différentes espèces encore présentes en leur fournissant le minimum vital (abri, nourriture, litière propre, eau). L’expérience d’Izeta qui a enfant coexisté avec les chevaux, les singes, les hyènes, les ours dressés par son père pour le spectacle qu’ils offraient aux badauds les jours de marché et qui naviguaient en toute liberté dans le camp au milieu des roulottes et des familles le reste du temps s’avère pour cela très précieuse. Elle se liera plus particulièrement avec une hyène qui par ses attitudes et son regard lui rappelle la période heureuse et insouciante de son enfance. La naissance de Zéphir, le petit de Mama l‘orang-outan, et de Sara, le bébé tigre, les a même poussées à aménager l’une des grandes cages en nurserie dans laquelle, grâce au lait qu'elles tirent d'une renne femelle, elles nourrissent au biberon les nouveau-nés quand les mères ne peuvent plus le faire. Drôle, affectueuse, et appréciant beaucoup leur compagnie, Mama s’installe parfois avec son bébé près des deux amies qu’elle divertit de ses grimaces et ses danses quand, le soir, la tristesse rôde ou qu’au contraire la gaieté s’invite. Mais épuisées par les tâches d’adultes que les fillettes sous-alimentées ont à assumer pour l’entretien de leurs pensionnaires, ces soirées où Sheindel et son amie s’amusent ou évoquent leurs histoires familiales, les rites de leurs communautés, chantent des airs qui ont bercé leur enfance et partagent confidences et rêves ne traînent jamais en longueur. Les nuits elles les passent auprès de Diego et Flor, ce couple de lamas qui les laisse complaisamment se blottir dans leur épaisse fourrure pour se protéger du gel extérieur.

À ce tandem touchant s’ajoute un troisième personnage, masculin cette fois et adulte, qui, présent dès les premières pages, joue un rôle important dans cette histoire. Dumitru, est un jeune vétérinaire chargé des montures de la cavalerie de l’armée rouge, qui après avoir découvert les deux adolescentes au zoo s’est pris d’affection pour elles et fait tout son possible pour les aider. Dès qu’il le peut, il s’évade du campement militaire installé sur la rive du Danube toute proche où la cavalerie russe est installée pour leur rendre visite avec dans son sac du chocolat, du miel, des conserves et tout ce qu’il parvient à subtiliser pour qu’elles ne meurent pas de faim. Sans en avoir l’air, il s’assure ainsi de leur sécurité et de leur santé. Toujours prêt à mettre ses compétences de vétérinaire au service des pensionnaires des deux adolescentes, à examiner l’un d’entre eux quand elles s’inquiètent pour lui, à donner les premiers soins aux blessés ou aux malades en laissant les médicaments nécessaires à leur traitement, à répondre aux questions qu’elles se posent parfois sur le comportement d’un individu ou d’une espèce. Bref c’est le grand frère protecteur et fidèle sur lequel les deux jeunes adolescentes peuvent en toute occasion et en toute confiance s’appuyer. Attendri et fasciné par le courage et la vitalité joyeuse de ces gamines à la fois si fortes et si vulnérables, il donne l’impression de retrouver auprès d’elles dans ce zoo la dose d’espoir en l’être humain que le spectacle de la guerre avait brisé en lui. Inquiet de ce que les nazis en déroute pourraient faire subir aux jeunes adolescentes sans défense quand son régiment quitterait Budapest pour libérer d’autres zones occupées, Dumitru insiste pour qu’elles ne restent pas vivre seules et sans protection dans le zoo et cherche le meilleur moyen pour sécuriser leur départ. C’est ainsi qu’il amène au zoo le représentant d’une organisation juive américaine d’aide aux mineurs en danger en contact avec différentes ambassades qui propose aux deux amies de les évacuer ensemble en zone de paix pour qu’elles y soient hébergées en centre pour enfants isolés ou dans une famille d’accueil le temps que la paix soit signée. Enfin convaincues du danger qu’il y aurait à rester là et rassurées par cette proposition qui leur permettrait de rester ensemble, les filles donnent leur accord. Si Sheindel qui ne cache pas son attirance pour la Palestine commence déjà à rêver, Izeta peinant à s’envisager loin de son pays est plus réservée. Elle consent à partir avec elle temporairement à l’étranger mais « pas trop loin, là d’où je peux revenir, pas de bateau ». Un rendez-vous au bord du Danube est fixé et, pour les rassurer et se rassurer, c’est Dumitru lui-même qui y accompagnera ses protégées. Quand sur place Izeta voit ses amies les hyènes flairant un danger s’enfuir le long du fleuve, elle ne peut résister à la pulsion qui la pousse à s’engouffrer à leur suite. Impuissant le vétérinaire ne peut que retenir fermement Sheindel qui voudrait la rejoindre tout en rappelant le but de ce long voyage, cette terre ancestrale que par chance l’organisation juive qui passe la récupérer lui offre l’opportunité de rejoindre une fois la paix revenue. C’est donc là que les chemins d’Izeta, la Tsigane de Bosnie, et de Sheindel, la petite Juive de Roumanie, se séparent.

Quarante ans plus tard, Sheindel, chercheuse en zoologie pour l’Unesco, revient dans cette région du Danube avec l’espoir secret de retrouver son amie Izeta. Ce sera une longue quête qui mettra sur sa route leur ancien protecteur Dumitru, lui aussi revenu sur place et toujours vétérinaire, et de faire la connaissance de Frédéric, un reporter de guerre qui a couvert la guerre de l‘ex-Yougoslavie et que l’histoire lumineuse de cette amitié dans un zoo en temps de guerre fascine. Si en 1995, à Sarajevo, Sheindel poursuit toujours l’ombre d’Izeta et celles des hyènes que celle-ci lui a appris à aimer et qui semblent avoir disparu du pays, elle sent qu’elle approche du but. Son amie est toujours vivante, elle en est sûre, et elle n’est plus très loin, elle le pressent. Tous vont joindre leurs efforts pour la retrouver...

                         Le zoo choisi par Jean Hatzfeld comme écrin pour la première partie de ce roman n’est pas un parc zoologique ordinaire. « C’était l’un des plus anciens zoos du monde, une fierté de l’Empire. (…) Il se distinguait par la modernité de son architecture. Un portail sculpté de reliefs animaliers ouvrait un palais des éléphants, édifice Art Nouveau conçu par le visionnaire Ödon Lechner dont les coupoles vertes s’inspiraient des mosquées de l’empire voisin. Parmi les célébrités qui avaient fait sa réputation, outre les éléphants emblématiques du lieu, les visiteurs avaient prisé au début du XIXe siècle un rhinocéros du pays zoulou, s’étaient regroupés autour des girafes d’Abyssinie, des tigres du Bengale, des lions des déserts namibiens ou des macaques de Barbarie du djebel Ayashi. » Ce parc zoologique fastueux et original réalisé par un des plus grands architectes hongrois de la fin du XIXe siècle au centre de la nouvelle capitale montre que Budapest n’est pas qu’un décor mais un lieu qui a marqué l’histoire de l’architecture hongroise à sa création en 1866. Plus encore, comme le Pont des chaînes confié à l’architecte américain Adam Clark pour réunir les deux rives du Danube avec Buda d’un côté et Pest de l’autre en 1949, ces ouvrages d’art qui incarnent la modernité et la prospérité d’un pays en pleine révolution industrielle ont aussi été construits pour montrer au monde occidental le dynamisme et le savoir-faire d’un État certes jeune mais puissant et ambitieux qui a l’intention de faire de Budapest une capitale européenne. En cela, le zoo d’Ödon Lechner qui sert de décor à Tu la retrouveras appartient à l‘histoire de la Hongrie.    

Le choix de Jean Hatzfeld d’inscrire son conte animalier justement à cet endroit et en pleine guerre n’est pas anodin et illustre assez bien cette alternance d’ombre et de lumière, ce jeu des contrastes qu’il a imaginés pour construire et rythmer sa fiction. La première discordance est bien évidemment celle des fillettes elles-mêmes, qui n’ont ni la même culture ni la même religion, ne sont pas du même pays, dont l’une vient de la ville et l’autre vit en osmose avec les bêtes et la nature, qui n’appartiennent pas au même milieu social, que Sheindel aime les livres quand Izeta qui n’a jamais été à l’école et ne sait pas lire préfère les chansons. Rien ne semble donc prédestiner ces deux enfants à vivre, en temps de guerre, dans ce zoo en partie détruit, battu par le vent glacial de décembre 1944, entourées d’animaux exotiques autrefois sauvages, une telle complicité et une amitié aussi intense, lumineuse, joyeuse et inaltérable qui de façon quasi surnaturelle les sauvera de la mort. Un autre contraste s’y ajoute, entre l’enfer qui anéantit la ville aux rues encombrées de cadavres et ce zoo endommagé par la guerre et progressivement déserté par les animaux dont les adolescentes ont fait un espace protégé, qu’elles se sont approprié et où, malgré la faim, la fatigue, le froid et les cauchemars nocturnes, elles se sentent en sécurité, le transformant en oasis de paix, d’amour et d’harmonie entre les êtres vivants, hommes et bêtes réunis.
D’autres singularités s’expriment dans ces pages notamment à travers le personnage décalé de Dumitru, soldat de l’armée rouge détestant la guerre, se montrant plus proche des chevaux dont il s’occupe, des animaux du zoo et des petites que de ses compagnons de camp. Alors que les nazis de la milice croate (Oustachis) tuent, violent et enferment, celui qui est venu libérer le pays ouvre avec l’aide des deux amies les cages des animaux, soigne ceux qui sont malades, aide les deux adolescentes à survivre et à fuir.
Formellement, la façon dont l’humour se glisse ici, même dans les passages les plus tendus, surprend. Cela, comme la présence de l’enfance, allège indubitablement l’atmosphère et concourt à l’aspect résolument positif de ce récit. « J’explorais les quais avec le régiment. Qu’est-ce qu’on voit sur l’autre rive, des zèbres qui se font la malle. On a passé deux jours sans sommeil et pas mal picolé pour tenir le coup. N’empêche ! On était pliés de rire. En plus, reprit-il, les zèbres allaient au petit trot tout en zigzaguant, comme si de rien n’était pour éviter les ferrailles et les éclats d’obus par terre, et tout cela en plein froid. Pour des collègues à moi, c’étaient des chevaux de commando peints pour le camouflage. Ils disaient, et on ne savait s’ils plaisantaient : le blanc pour se confondre avec la neige qui s’annonce, le noir pour la nuit. »   

Derrière ces fascinantes réfugiées du zoo de Budapest, c’est en fait le sujet du génocide juif et de celui des Tziganes perpétré par les nazis croates en Hongrie, Yougoslavie et Roumanie lors de la Seconde Guerre mondiale qui est évoqué. Si l’Holocauste nous est aujourd’hui largement connu ce n’est malheureusement pas le cas du génocide tzigane encore souvent oublié voire nié. En se positionnant en simple humaniste condamnant tout génocide quel qu’il soit pour rendre justice aux peuples persécutés et rendre hommage aux victimes de toute entreprise d’« élimination physique intentionnelle, totale ou partielle, d'un groupe national, ethnique ou religieux, en tant que tel », Jean Hatzfeld, comme il l’avait fait pour le Rwanda, tente, à travers l’incroyable rencontre d’Izeta la Tzigane et Sheindel la Juive et leur extraordinaire amitié, en donnant un corps, un nom, une voix aux victimes directes et indirectes, de réparer cet oubli. L’ancien reporter de guerre introduit également dans la seconde partie de son roman un personnage de journaliste ayant couvert les guerres de l’ex-Yougoslavie de 1991 à 1995 et le génocide bosniaque de Srebrenica de juillet 1995, comme lui-même l’avait fait à l’époque.    

Situé à la frontière entre le témoignage historique, le roman sur la culture tzigane et le conte, Tu la retrouveras est un livre chaotique et sombre comme la guerre, tendre et joyeux comme seuls savent l’être les enfants, auquel la présence animalière et la quête de Sheindel en seconde partie ajoutent habilement une dose d’harmonie, d’étrangeté et de mystère. 

Dominique Baillon-Lalande 
(08/09/23)    



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Gallimard

(Août 2023)
208 pages - 19,50 €















Jean Hatzfeld,
né en 1949, a été grand reporter et correspondant de guerre, une expérience qui a nourri ses romans et récits. Il a obtenu une quinzaine de prix dont le Médicis 2007 pour La stratégie des antilopes.










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