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Henri GUYONNET

Brûlez tout !


L’injonction du titre, reprend l’ordre que Arthur Rimbaud à peine âgé de vingt ans donne à son ami et éditeur Paul Demeny qui l’a hébergé ces derniers mois, quand, il décide en 1875 non seulement de renoncer à la poésie pour toujours mais d’effacer derrière lui toute trace de sa production poétique non éditée. Épris d’absolu et conscient que traduire en mots le feu et les désirs qui l’habitent ne saurait les apaiser, le jeune artiste a décidé de rompre définitivement avec la littérature et l’écriture pour s‘engager dans une vie en mouvement forte en émotion, faite de voyages, de découvertes, d’action et d’aventures.

Pour l’adolescent surdoué, audacieux et rebelle qui n’avait pas seize ans lors de sa première fugue du domicile familial de Charleville pour rejoindre le Paris de la Commune et des poètes qui le faisait rêver, tout était allé très vite. Grâce à l’aide de Georges Izambard, le jeune professeur de rhétorique de Lycée qui lui a fait découvrir la littérature et avec lequel il gardera longtemps contact, il rencontre Charles-Auguste Bretagne qui l’oriente vers Paul Verlaine. L’adolescent lui fait aussitôt parvenir deux poèmes de sa composition dont Les effarés. À l’automne 1871, le maître l’invite à Paris, lui offrant hospitalité et protection. Immédiatement ébloui par ce garçon singulier, son talent et sa modernité, Verlaine l’introduit aussitôt dans les cercles littéraires d’avant-garde où ses outrances et ses provocations agacent autant que la maîtrise et l’inventivité de son écriture fascinent. « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (lettre à Demeny). Si le coup de foudre entre le jeune poète voyou et révolutionnaire de dix-sept ans et son protecteur de vingt-six ans marié depuis quelques mois est total et réciproque, leur liaison sera houleuse et se terminera dans la violence et par l’emprisonnement de Verlaine. Quatre ans plus tard, Arthur Rimbaud après avoir publié quelques poèmes dans diverses revues littéraires confidentielles et édité Une saison en Enfer à compte d’auteur, tourne brutalement et définitivement la page et s’évapore.

En 1891, Rodolphe Darzens, vingt-six ans, est chargé par son journal d’enquêter sur la disparition du jeune poète Rimbaud. Consciencieux, le journaliste rencontre Verlaine, Jean Moréas, le peintre Jean-Louis Forain qui hébergea le protégé de Verlaine un temps et Bretagne l’ex-communard dont son professeur lui avait donné l’adresse, et, par un pur hasard, il rencontre aussi Riès, dernier associé du négociant Rimbaud. Il enfourche même son vélo jusqu’aux Ardennes pour questionner George Izambard, professeur en début de carrière qui avait rapidement tissé des liens d’amitié avec le jeune Arthur et avait eu la primeur de ses premiers poèmes. Une rencontre chaleureuse qui, comme le professeur le lui avait prédit, tranchera avec celle, quelques kilomètres plus loin à la ferme de Roche où la « daromphe » (mère de Rimbaud) l’avait immédiatement jeté dehors non sans qu’il lui semble entrevoir au loin la silhouette d’un homme avec des béquilles qui pouvait être celle du génial poète. Le jeune journaliste se laisse happer par son sujet et au fil des renseignements collectés sur ce poète iconoclaste et sulfureux doublé d’un voyou infréquentable, il s’attache à ce jeune homme révolté, libertaire, animé d’une rage inextinguible et excessif en tout qui le renvoie parfois à lui-même. Mais c’est chez Paul Demeny, éditeur qui l’avait accueilli plusieurs semaines dans la maison où il vivait avec sa fille et sa nièce à peine sorties du pensionnat fascinées par la beauté, la culture et l’attitude fantasque du jeune homme « aux yeux d’azur », que Rodolphe aura la déception d’apprendre de la bouche de l’éditeur l’ordre fatal que Rimbaud lui avait donné de brûler tous les manuscrits qu’il laissait derrière lui, comme pour rendre absolu et définitif son abandon de la poésie. La mort dans l’âme il avait fini par le lui promettre, ce qu’avec bien du mal il avait commencé par faire avant de déléguer le reste à sa fille. Quelle ne sera pas la surprise du journaliste quand, ayant passé le seuil de la porte en compagnie de celle-ci, elle le fait attendre hors du champ de vision de son père pour revenir bien vite avec une sacoche contenant les manuscrits sauvés de l’autodafé par le subterfuge des deux demoiselles il y a deux décennies. Adèle s’en libère aujourd’hui et les lui remet pour qu’il les restitue au poète s’il le retrouve ou, elle lui fait confiance, qu’il en fasse le meilleur usage possible dans le respect de sa mémoire mais sans jamais en citer la provenance. Une pêche miraculeuse dont il sera heureux, si Verlaine en atteste de l’authenticité, d’utiliser quelques citations dans ses articles sur son enquête littéraire, et qu’il essayera d’éditer pour en faire découvrir l’intégralité à tous avec ou sans l’autorisation du grand homme, mais un trésor littéraire qu’il se refuse d’emblée à vendre, dispersé à son seul profit.      

Pendant ce temps, dans l’anonymat, Arthur le négociant est rentré d’Abyssinie mal en point, s’est fait amputer de la jambe à Marseille, puis a regagné la ferme familiale le temps nécessaire à la cicatrisation de son moignon avant d’avoir accès à une prothèse. La Daromphe étant mobilisée par la ferme c’est sa jeune sœur Isabelle, admiratrice, aimante et dévouée, qui s’occupera de lui et le ramènera à l’hôpital de Marseille en temps voulu. Face au martyre qu’il endure, Arthur maintenant âgé de trente-sept ans questionne sa vie, ses amours, sa quête spirituelle et poétique.

              
                            En écrivant Brûlez-tout ! Henri Guyonnet ne cherche pas à rivaliser avec les nombreuses biographies de Rimbaud, à en détruire l’image mythique ou à éclairer les multiples analyses littéraires de son œuvre déjà existantes d’un jour nouveau. C’est l’aventure de Rodolphe Darzens découvreur et éditeur du Reliquaire qui est au centre de ce récit. Une histoire vraie où tous les personnages que le journaliste rencontre pour son enquête ont réellement existé avec les fonctions qui leur sont ici attribuées. Seuls personnages fictifs, Pierre Lefranc, journaliste, ami et fidèle complice de Rodolphe, et Angèle, la fille du magasin de cycles dont il tombe amoureux. Henri Guyonnet avoue aussi dans sa préface que s’il attribue à Verlaine une sombre responsabilité dans l’affaire du Reliquaire, l’homme n’y a pas été impliqué car cela n’est qu’une pure fantaisie de sa part. C’est donc un double hommage que l’auteur, à partir de cette intrigue historique, rend à la fois au génial poète bien évidemment mais aussi à Darzens sans qui, peut-être, une part de sa production poétique comprenant entre autres Le Dormeur du Val nous serait peut-être resté inconnue.

Si Rodolphe Darzens et son enquête ont bel et bien existé, Henri Guyonnet ici en fait un personnage incarné et le développe dans un jeu de miroir entre Arthur et celui qui, avec l’aide de son fidèle ami Pierre Lefranc, apprend pas à pas à le connaître, à le comprendre et au-delà de l’admiration, à s’en sentir proche dans sa fougue et sa quête d’idéal, bref à l’aimer et à aimer sa poésie. C’est aussi lui-même qu’au détour de cette traque et cette rencontre, le jeune journaliste découvrira. Et en nous racontant la passion de Rodolphe pour le vélo qui vient d’apparaître à Paris, en évoquant de façon satirique l’univers du journalisme qui lui a apporté plus de frustration que de satisfaction et à travers la relation amoureuse mouvementée qu’il entretient avec la belle, légère et cupide Sarah, lui faisant considérer certains de ces grands artistes prétentieux sous un jour peu flatteur, c’est aussi toute une époque et une société que Henri Guyonnet nous dépeint à travers lui. Si l’intrigue autour de l’affaire du Reliquaire reflète bien l’orgueil et les rapports de force qui régissent les relations dans le monde artistique ou bourgeois, des personnages comme Pierre, Georges Izambard, Bretagne, Angèle et son père le patron de la boutique de cycles, sont des gens simples, honnêtes et chaleureux qui, pour leurs engagements humains ou politiques, éveillent toute la sympathie de Rodolphe et des lecteurs.

Le texte est rythmé par des citations et poèmes de Rimbaud que l’auteur insère judicieusement au fil de son récit leur apportant une perspective différente. Des dialogues vifs et savoureux contribuent à dynamiser cette narration qui, comme le jeune poète fugueur et vagabond ou Darzens, le jeune journaliste impulsif et sportif, est toujours en mouvement. Le contraste avec l’immobilité du poète handicapé et souffrant dans sa chambre de la maison familiale de Roche ou sa chambre d’hôpital à Marseille accentue l’aspect tragique de la fin de ce jeune poète surdoué autrefois beau comme un dieu, ce vagabond ambitieux, ce provocateur libertin, libertaire et toujours insatisfait ayant vécu deux vies foudroyé à trente-sept ans. Le prince des poètes (Verlaine) que la passion pour le beau jeune homme androgyne mais surtout pour ce poète novateur, audacieux et en phase avec son temps n’aura jamais quitté, cherchera obstinément et jusqu’à sa mort à le faire éditer pour ne pas le laisser sombrer dans l’effacement et l’oubli, à faire reconnaître son talent et à lui donner toute sa place dans l’histoire de la poésie.

Henri Guyonnet nous offre avec Brûlez tout ! une enquête littéraire originale et palpitante qui revisite et revivifie le mythe de Rimbaud. Cette exofiction comme la définit l’auteur parvient à dépasser les images figées du jeune poète maudit au visage angélique qui n’aura écrit que cinq ans, de ses amours sulfureuses avec Verlaine et de cet homme aux semelles de vent disparu une quinzaine d’années en Afrique pour nous le restituer simplement comme un homme à la vie intense et brève dont la rage de vivre, l’audace, la curiosité et les angoisses, nous touchent. Les poèmes et extraits choisis par Henri Guyonnet entremêlés à cette traque menée à allure vive réveillent en nous une furieuse envie de replonger dans sa poésie pour prolonger le plaisir pris ici en sa compagnie et on ne rechignerait pas à retrouver ce fameux et surprenant Darzens dans un autre épisode de sa vie ou une autre enquête car lui aussi a bien des atouts pour nous séduire.  

Dominique Baillon-Lalande 
(12/07/23)    



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Anne Carrière

(Février 2023)
368 pages - 20 €










Henri Guyonnet

a grandi à Marseille et fondé des groupes de rock avant de s'installer à Paris, où il a écrit et mis en scène pour le théâtre. Brûlez tout est son premier roman.



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