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Adèle FUGÈRE


J’ai 8 ans et je m’appelle Jean Rochefort


J’ai 8 ans et je m’appelle Jean Rochefort, le premier roman d’Adèle Fugère, est une petite musique irrésistible, enchaînant les couplets d’une petite fille, Rosalie Pierredoux, qui égrène ses joies et ses terreurs. Adèle Fugère délègue la narration à Rosalie et tisse à travers son regard les propos emplis de fraîcheur d’une jeune enfant, évitant les fausses notes en se gardant de donner une voix de fausset à Rosalie, via une naïveté factice. Rosalie se confie et on l’écoute grâce à la composition subtile qui structure le livre du début à la fin, dans une sarabande jubilatoire. Un beau travail d’écriture !

« Je m’appelle Rosalie. Rosalie Pierredoux. J’ai 8 ans. J’habite Saint-Lunaire. C’est en Bretagne. J’habite Saint-Lunaire avec mes parents. Ils sont cool, mes parents. Ils ne me grondent pas trop. Je suis en CE2. Mon école c’est l’école Grenier Hussenot. C’est à Saint-Lunaire… Aussi je suis dans la classe de Jean-Pierre, c’est mon maître. Il est "sensass" ! Vous savez ce que veut dire "sensass" ? » L’incipit est aussi une introduction remplie de références. J’ai 8 ans et je m’appelle Jean Rochefort, fort d’un Avant-propos de l’auteure, s’adresse aux herméneutes du cinéma qui reconnaîtront, par un travail de décodage, les clins d’œil d’Adèle Fugère : « J’ai aussi inséré, au fil des dialogues et conversations entre les différents personnages, les vrais mots de Jean Rochefort, lus, vus et entendus au gré de ses interviews. Des vérités à elles toutes seules. » Une lecture est donc possible dans laquelle le timbre et le débit de la voix de l’acteur résonnerait en nous, pour le plaisir, une fois repéré les morceaux annoncés.

Mais le propos est aussi riche, et fort, d’autres thèmes. Notamment ceux de la perception du monde et de l’élaboration identitaire de soi, à l’âge de 7 ou 8 ans, correspondant à l’héroïne, et celui du cocon familial et amical. Rosalie est une éponge émotive qui absorbe douloureusement : « Dans le fond, je crois que je suis compétente dans la dépression. La seule joie de mes journées, c’est quand je trouve l’endroit pour potentiellement me tuer… ».

Heureusement l’environnement de Rosalie, complice et affectueux, se partage. Il y a le grand-père, attentif. Le papy est cool, il joue encore pas mal, pour son âge, au ping-pong. Mais Rosalie devine, marque d’un esprit enfantin en cours d’éveil, par une malicieuse perception de la finalité, la ruse du Papy : « Il sait jouer parce qu’il y a longtemps, il donnait des leçons à des dames. Et ça, les dames, ça le motivait à progresser… J’ai remplacé les dames. Mais il trouve ça bien aussi. Il dit que c’est moins compliqué. » Un complice, Simon, son meilleur ami. « Il ne parle pas beaucoup. Je crois que c’est pour ça que c’est mon ami. » Les parents sont cools, mais pas seulement. Ils s’inquiètent et demandent conseil à un psychiatre. Le remède est peu fiable, « Travailler à l’Effexor… Ça a quand même un gros inconvénient. Ça enlève beaucoup la mémoire et c’est très ennuyeux. Et puis ça n’empêche pas mes parents de s’inquiéter. Et moi, ça m’embête que mes parents s’inquiètent. »

Confrontée à l’ambivalence du bon et du mauvais, prééminent, Rosalie explose : « Un jour j’en ai eu tellement marre que je me suis adressée à Dieu alors que d’habitude mon rapport spirituel est une envie de rire phénoménale. Je lui ai dit : "Nom de Dieu de bordel de merde, tu vas faire quelque chose oui ?!" » Dieu conseille les âmes et Rosalie change de perception d’elle-même et de vision du monde puisque, constat, il est impossible de changer le monde, du moins seule. Autre prise de conscience de Rosalie. Elle devient Jean ! « Et ce matin, je m’appelle Jean Rochefort. »

Le personnage évolue, Rosalie ne vit pas seule au monde, il y a les autres. Elle adopte une stratégie en changeant sa perception et développe un rapport au monde plus souriant. Dès lors, pour Rosalie, grâce à la fantaisie de l’auteure, le nonsense est capable de produire quelque chose qui lui ressemble, affublée d’une moustache. Elle peut faire croire ce qu’elle veut, en détournant l’attention. Elle métamorphose un objet désagréable pour elle, et l’applique à un autre qui lui plait. Elle découvre d’autres identités et d’autres façons d’entretenir des relations sociales tout en comptant sur l’affection des siens. Elle se libère de l’instant. Adèle Fugère décrit l’évolution de Rosalie qui ne peut s’empêcher parfois de commettre quelques impairs. Rosalie a une âme de redresseur de torts qui pousse à réagir et amène des situations cocasses.

Michel Martinelli 
(21/08/23)    



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Adèle FUGÈRE, J’ai 8 ans et je m’appelle Jean Rochefort
Buchet-Chastel

(Août 2023)
144 pages - 13,50 €

Version numérique
9,49 €











Adèle Fugère,
née en 1976, est journaliste. Elle signe ici son premier roman.