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« Morte de chagrin », telle est la légende familiale qui entoure Anne Décimus, arrière-grand-mère de la narratrice, qui « le cœur brisé » par la mort de son époux fauché par un AVC avait alors décidé de rejoindre ce bien-aimé sans lequel la vie ne lui paraissait plus supportable. Stéphanie encore enfant, curieuse et fascinée par cette figure romantique semblable à la Juliette de Vérone immortalisée par Shakespeare harcèle donc sa grand-mère pour en savoir plus sur ce couple magnifique. Mais la suite de l’histoire n’a rien d’un conte. Elle apprend ainsi que le couple avait, après la fin de la Première Guerre mondiale, déjà subi la perte de leur fils aîné victime de l’emploi du gaz moutarde dans les tranchées et, un peu plus tard, du second écrasé par un tramway. Elle découvre aussi que ce double décès parental avait eu pour conséquence l’envoi de la grande sœur de sa grand-mère, une adolescente indocile, en « maison de redressement » et que le contact entre les deux filles du couple avait ce jour-là définitivement été rompu. À travers ces renseignements succincts qui comblent mal ses attentes sur ce personnage extraordinaire de femme au « cœur brisé » et sa fin tragique, la petite Stéphanie prend cependant conscience de la brièveté de ces quelques années de petite enfance vécues par son aïeule en famille et du peu de souvenirs que fort probablement elle en a conservé mais surtout de la souffrance qu’elle avait dû ressentir lors de cette disparition. Attentive à ne pas réveiller la douleur de celle qui s’était ainsi retrouvée seule au monde à sept ou huit ans, la gamine se contentera donc d’écouter sa gentille mère-grand occupée à trier les lentilles dans la cuisine évoquer avec plus de légèreté la dizaine d’années passées au sein de l’orphelinat religieux auquel elle avait été confiée. Placée par l’institution à dix-huit ans comme domestique dans une famille catholique de Bordeaux, c’est là qu’elle avait rencontré un fabricant de tonneaux pour les viticulteurs à Graves, l’homme bon et sans histoires qui l’avait prise pour épouse. Depuis son veuvage, quelques années avant la naissance sa petite-fille, la grand-mère, sa fille et son gendre se partagent la longère familiale au quotidien. La grand-mère s’occupe de la maison et avec amour de la petite Stéphanie pendant que ses parents travaillent en ville. L’autrice décrit sa famille comme aimante, attentive à son bien-être et son avenir, mais « restreinte, et quelque peu ratatinée » où on parle peu et respecte les secrets de chacun. Dès son plus jeune âge, face au peu de vie sociale de la maisonnée, la gamine a vite su faire des livres ses premiers compagnons et trouver dans les histoires qu’ils racontaient de quoi combler le silence et sa curiosité. Au-delà du secret de famille et du drame vécu par Anne et sa fille, à la charnière entre le récit autobiographique et la fiction, Un puma dans le cœur prend la forme non d’un récit tragique mais d’une enquête quasi-policière menée pas à pas par l’autrice pour, au-delà de l’émotion, aller à la rencontre d’Anne Décimus. Mais le reportage journalistique sur l’histoire de la psychiatrie (avec un hommage appuyé à Albert Londres et Nellie Bly) et l’introduction de la problématique de l'hérédité et la psychogénéalogie qui viennent s’y greffer élargissent cette enquête à bien d’autres questionnements. « À partir de l’impact central, la brisure se propage en une étoile constellée de minuscules cristaux. Très loin dans le temps et dans l’espace, l’onde de choc a fêlé quelque chose en moi. » « L’épigénétique a montré que les épreuves, les chocs, les deuils qu’ont vécus nos ancêtres ne se lèguent pas seulement par le climat familial ou la fréquentation des personnes mais marquent le patrimoine génétique qui se transmet de génération en génération. (...) C’est aussi de là que je viens, de cette série de catastrophes que je n’ai pas vécues, de l’absence et de la honte transmise de mère en fille. » Stéphanie ne s’interroge pas seulement sur son aïeule et l’histoire psychiatrique passée, elle s’arrête à un carrefour, bifurque, pour questionner plus avant l’héritage, l’hérédité, la folie, l’angoisse, l’absence, le mensonge, l’enfermement, la solitude et ces liens familiaux qui façonnent notre existence et notre personnalité. Un puma dans le cœur est d’une grande richesse formelle. Si Stéphanie Dupays assume par le choix du « je » la part autobiographique et sensible de son livre en investissant pleinement son histoire familiale, elle y ajoute dans la droite ligne de sa formation une démarche scientifique et documentaire qui lui permet de contextualiser, d’organiser et d’interpréter les éléments qu’elle découvre peu à peu en s’appuyant sur un socle neutre, stable et solide qui la renvoient à son métier de statisticienne. Mais simultanément l’écrivaine laisse toute liberté à son imagination et son intuition de s’exprimer pour combler les cases que ses recherches ont laissées blanches, s’autorise à se laisser embarquer par son ressenti et ses désirs. Elle imprime aussi fortement à son texte son goût des mots en intercalant des poésies de son cru pour traduire de manière pudique et imagée les émotions - « Quand l’émotion déborde de la phrase, je l’attrape dans le vers » – et ces poèmes apportent un écho singulier au corps du texte et aux fulgurances mentales d’Anne tout en offrant une respiration et une distance ponctuelle qui permettent au lecteur d’avancer avec elle sans se retrouver submergé par le pathos. Des digressions littéraires sur Antonin Artaud ou Camille Claudel ayant comme Anne connu l’enfermement psychiatrique et entremêlé folie et création, un discret hommage à Charles Juliet dont la mère fut internée, et le choix de débuter chaque chapitre par un vers ou une phrase empruntés à un trentaine d’auteurs français et étrangers d’Aragon à Oscar Wilde (en passant par Boileau, Duras, Proust et Alejandra Pizarnik...), d’un cinéaste (Jacques Demy) et des Rita Mitsuko, (tous précisément référencés en fin d’ouvrage), élargissent encore le champ de l’investigation menée par l’arrière-petite-fille de la morte au « cœur brisé » qui souhaitait tant qu’on lui confie « un travail d’écriture ou à la bibliothèque » et que les mots auraient fini par étouffer si elle ne les avait jetés sur le papier. Des liens beaux et douloureux se tissent lentement entre cette femme extraordinaire qui ne savait plus comment supporter le monde, qu’on a réduite au silence et qui pour supporter sa peine cadenassera « le puma enfoui dans son cœur », sa fille abandonnée qui a choisi l’oubli et le déni en enfermant la vérité de ce passé destructeur qu’elle ne se sentait pas capable d’affronter dans une « crypte intérieure » pour se vivre au présent, et cette petite et arrière-petite-fille qui tout en respectant le silence et le travail de résilience de cette grand-mère qui lui a donné tant d’affection et dont elle admire la combativité et le courage cherche à redonner à cette arrière-grand-mère brisée et au cri étouffé qu’on a enfermée la place qui lui est due dans sa famille, à mettre en lumière la dignité et la souffrance de celle que l’on a enterrée vivante, à partager avec elle l’éblouissement du verbe en lui offrant « une sépulture de mots ». « Les morts sans sépulture (...) les morts sans écriture deviennent des fantômes menaçants. Les évoquer, c’est leur rendre hommage, les relier à l’histoire présente et les remettre à leur place. Pour que nos mains cessent de trembler. » Ce récit dense et singulier qui, à travers de beaux portraits de femmes sur plusieurs générations, s’appuie sur la magie, le poids et le pouvoir des mots pour « approcher le mystère », « ramener sur le rivage les fragments d’une vie éparse », combler les silences et dire ce qui fait lien, fouille (au sens archéologique du terme) notre société du vingtième siècle en profondeur et explore de façon aussi scientifique que sensible la folie, l’être dans ce qu’il a de conscient et d’inconscient, et notre rapport intime à l’autre et au monde. Dominique Baillon-Lalande (12/06/23) |
Sommaire Lectures L'Olivier (Février 2023) 208 pages - 18 €
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