Le projet de cette belle utopie ne prend que quelques chapitres (conversation avec un architecte, demande de prêt à la banque…) et sert essentiellement de prétexte à une sorte d’autobiographie camouflée, associée à des réflexions sur la vieillesse. En effet, de souvenirs en anecdotes, d’histoires de sa vie (de la femme et de l’écrivaine) au futur tel qu’elle l’imagine, on va d’un chapitre à l’autre découvrir Agnès Desarthe qui, semble-t-il, nous offre des bribes de son espace mental, sans souci aucun de la chronologie. À ce sympathique panorama d’une femme presque sexagénaire, s’ajoutent quelques témoignages de personnes âgées et des chapitres faits de dialogues amusants quand elle se parle à elle-même ! L’ensemble est raconté dans un style alerte et parfaitement maîtrisé, très agréable à lire.

Le Château des Rentiers n’est donc pas un roman puisqu’il n’y a pas d’intrigue, ni un recueil de nouvelles ni un Journal et pourtant ce livre tient un peu de tous ces genres, des deux derniers en particulier, les chapitres se suffisant souvent à eux-mêmes à la manière d’une nouvelle tandis que les confidences de la femme ou de l’écrivaine font penser à un Journal. C’est ainsi qu’on apprendra combien pénibles furent les rencontres avec un obstétricien odieux, un critique littéraire péremptoire et une dame d’Édimbourg qui, lors d’un entretien public, traita notre auteure, alors âgée de 32 ans, d’ « insolente », et lui reprocha de se croire « tout permis parce qu’elle écrit des livres. Mais vous n’avez pas le droit (…) de parler de ce que vous ne connaissez pas. »
L’assertion blesse définitivement Agnès Desarthe qui ne s’en est peut-être jamais remise. La littérature, en effet, lui tient tant à cœur : « C’est justement ça qui est beau avec les livres, la tentative désespérée, ce grand pas impossible vers l’autre, au-dessus du gouffre qui sépare les êtres. », écrit-elle en parlant du merveilleux lien de l’esprit qui relie l’écrivain à son lecteur. Lien auquel j’ai succombé avec délice puisqu’à travers ses mots, je me suis laissé séduire par sa « belle personne » comme par ses pensées sur le temps qui passe. Pourvu qu’elle vienne faire une signature à Mortagne au Perche (j’y habite et elle vit non loin, dans la Sarthe) me suis-je prise à rêvasser avec l’espoir d’aller lui dire que le « gouffre » qui nous sépare, je l’ai franchi, de sorte qu’aujourd’hui j’ai l’impression de la connaître un peu même si nous nous rencontrons pour la première fois !

Il serait, toutefois, réducteur de résumer ce livre à la seule approche de son auteure en raison des nombreuses thématiques abordées, principalement celle de la vieillesse qui est traitée avec beaucoup de délicatesse : « Les souvenirs sont à présent ma rente. Je vis autant du présent que je me nourris du passé. Les années s’amenuisent, qu’importe ? plus le temps qui me reste à vivre diminue, plus ce que j’ai vécu enfle et prospère. Je renverse l’iceberg (…)  Il faut beaucoup de force pour concevoir ce nouvel objet qui se tient sur la pointe et prend des allures de diamant. » Un diamant à mettre en valeur et à partager tout comme cette très belle narration, qui fait beaucoup de bien et qu’on peut lire à n’importe quel âge !

Dominique Godfard 
(22/09/12)