Retour à l'accueil du site





Amélie CORDONNIER

En garde


Quand Amélie et Alexandre reçoivent par courrier, juste après l’épidémie de Covid et le confinement, une convocation de la protection de l’enfance à se présenter avec leurs deux gamins, Gaël et Lou, pour s’assurer de leur sécurité au sein du foyer familial, ils pensent immédiatement à une erreur ou à une mauvaise plaisanterie et commencent par en rire. Ce sera la réplique en plus menaçant de la même demande envoyée un peu plus tard qui les oblige à reconsidérer la situation plus sérieusement. Comme le tour d’horizon des forums dédiés aux affaires sociales sur Internet et une conversation avec l’avocate d’une amie proche leur recommandent unanimement de contacter le service émetteur de la missive au plus vite pour lever ce malentendu plutôt que de laisser pourrir la situation au risque de provoquer l’irritation voire l’acharnement de l’assistante sociale en charge du dossier, Amélie parvient après plusieurs tentatives infructueuses à joindre au téléphone la signataire de cette injonction,  Mme Trajic, pour obtenir et fournir les éclaircissements qui semblent s’imposer. C’est lors de son échange plus tendu que courtois avec l’assistante sociale au nom prédestiné qu’une information capitale lui parvient : l’appel anonyme d’un de leurs voisins suspectant qu’ils se rendraient coupables de violences sur leurs enfants a déclenché comme il en est l’usage l’ouverture d’un dossier pour maltraitance familiale et cette convocation n’est que la première et incontournable étape de leur enquête. La présence de tous les membres de la famille sans exception y est requise. La nouvelle date de cet interrogatoire officiel est donc fixée entre les deux parties avant que la fonctionnaire ne raccroche sèchement.

C’est effrayée des conséquences potentielles d’une telle accusation, déposée sur un numéro vert anonymement et bien évidemment sans fondement, et tétanisée de se sentir en terrain ennemi dans son propre logement, que la journaliste en télétravail à son domicile guette le retour de son mari pour envisager ensemble la situation. Quand après le dîner le couple explique avec précaution à Gabriel (et non Gaël comme le courrier l’indique) âgé de 14 ans et à Lou sa cadette de sept ans l’enquête lancée sur leur famille par la protection de l’enfance, la dénonciation sur le numéro vert qui l’a déclenchée et ce rendez-vous commun qui les attend pour évaluer d’éventuels risques de dysfonctionnement familial, le premier réflexe de l’adolescent et la petite est de passer immédiatement en revue tous les habitants de l’immeuble. Comme dans un jeu de Cluedo et non sans excitation ils analysent avec drôlerie les attitudes suspectes des coupables potentiels afin de trouver ce voisin bête et méchant capable de dénoncer une famille à la police par pure intolérance de ces bruits de chaise, course-poursuite, rebonds de balle, éclats de voix et de rires qui perturbent sa tranquillité. Certes, Amélie sait depuis longtemps que l’isolation phonique de leurs logements laisse à désirer et qu’il suffit parfois d’une chasse d’eau tirée la nuit, d’une machine à laver mal équilibrée, de chaussures gardées aux pieds ou des jeux bruyants des enfants pour générer des échanges houleux entre voisins, plus encore évidemment pendant le confinement lié au Covid condamnant chacun à rester cloîtré chez lui à subir nuit et jour et en continu les bruits quotidiens des uns et des autres, mais comment imaginer que l’un d’entre eux puisse délibérément les dénoncer à la police pour un délit inventé de toutes pièces par colère au risque de briser une famille. À moins que sans qu’ils le sachent un ennemi se cache dans l’immeuble qui les déteste depuis longtemps et souhaite les voir déguerpir. Qui ? Effarée, cette mère à la vie de couple harmonieuse et plus globalement à l’existence assez protégée depuis l’enfance prend peur. Si Alexandre s’agace de cette procédure sa femme, elle, ne peut s’empêcher de s’en alarmer. Comment peut-on prouver qu’on aime ses enfants plus que tout au monde et qu’on fait de son mieux pour être des bons parents ? Lou est si jeune, un mot mal interprété ne pourrait-il pas les précipiter tous dans le drame ? Comment éviter aussi que ses deux chéris ne ressortent blessés de cet interrogatoire ?
 
C’est donc tendue et la tête basse que la petite famille se rend à l’entretien programmé avec Mme Trajic et son assistante. « Il leur donne ce qu’elles veulent, mon petit garçon poussé trop vite lui aussi, mon grand gaillard. Il leur donne le change. Alors je fais comme lui, semblant, je leur rends la monnaie de leur pièce. Suivre l’exemple de son fis, ça non plus, ce n’est pas normal. (…) je courbe l’échine, opine du chef puisque ce sont elles, les cheffes, je baisse la tête, baisse les yeux, fixe mes pompes à côté desquelles je suis, laisse passer quelques minutes et puis je tends la main, mendie. Paume bien ouverte. (…) et puis de toute façon la fin justifie les moyens, non ? Je demande l’aumône, quémande le droit de repartir avec mes petits sous le bras et j’assume (…) Je fais comme Mme Rousseau m’a appris au club théâtre. Je singe le respect entier et constant que ces bonnes femmes exigent de nous. » Quand tout est fini, le dragon semble s’adoucir et c’est l’esprit plus léger qu’ils quittent ensemble son bureau, persuadés que l’affaire va être classée. L’entrevue se termine avec cette conclusion rassurante que « les enfants vont bien » et la vie reprend son cours.

Malheureusement ce ne sera qu’une trêve. Un peu plus tard, un homme étrange qui se fait appeler par tous « le cousin », « éternellement vêtu de son pantalon et de sa veste bleu marine impeccablement repassés, qui semble venir d’une contrée lointaine, d’un temps ancien, révolu », se présente souriant à la porte du domicile en les informant qu’il a été mandaté par la Mairie et les services sociaux pour faire « une enquête de proximité ».
Une expérience-test dont Amélie ne trouve aucun témoignage sur le Net. Tétanisée par la peur qu’on lui enlève ses enfants, elle accepte sa présence sans broncher. Au début il vient surveiller que tout va bien une fois par semaine et aide Gabriel en maths et Lou à faire ses devoirs. Puis quand il a récupéré les clés du logement à leur insu après avoir viré la jeune fille qui effectuait quelques heures par semaine pour garder les enfants, les prendre à l’école ou leur préparer le repas, il passe chez eux qu’ils y soient ou non, à sa convenance et sans même les avertir. « Passer nos placards au crible en cachette et les vider en notre absence et jeter nos affaires sans nos prévenir, ça commence à faire beaucoup. Toutefois, quelle preuve avons-nous ? » s’interroge Mélanie accablée. Finalement il y vient chaque jour puiss’y installe à demeure jour et nuit, en squattant le salon de son matelas gonflable. Il s’impose, régissant leur alimentation, leur hygiène personnelle, organisant leur temps, leurs tâches, écoutant aux portes, donnant des conseils, bref il parasite totalement la vie familiale et privée de chacun. « Il nous voit tout le temps. Il ne nous voit plus simplement boire et manger, il nous voit travailler, téléphoner, lire, réfléchir, parler, bailler, tousser, nous gratter, nous habiller (…) nous assoupir, nous embrasser. Il nous voit aussi nous énerver, parce que ça nous arrive encore de temps en temps, bien sûr, même si notre colère s’évanouit très vite dans la honte de nous donner en spectacle. » Cela durera six mois, jusqu’au jour où...   

                                           Les deux parties qui composent En garde se distinguent très nettement. La première est tirée d’une expérience personnelle vécue par l’écrivaine en 2020 lors du confinement quand après avoir fait l’objet de la délation anonyme d’un voisin sur ce numéro créé pour recueillir toute suspicion de maltraitance d’enfants dont il ne s’agit pas ici de remettre l’utilité en cause. Sa famille ainsi signalée auprès des services de protection à l’enfance a donc été mise sous surveillance pendant plusieurs mois. À partir de ce sujet de société délicat, au-delà du fonctionnement de l‘administration qui, « semblable à une machine que rien ne semblait pouvoir arrêter », scrute et interroge l’intimité familiale, l’amour parental et les liens familiaux, le roman décrypte très bien la différence de réaction entre la femme et son mari. Quand la vie d’Amélie terrassée par la peur semble s’être suspendue et que la crainte de perdre ses enfants devient obsessionnelle – « C’est à cette période je crois, après l’épisode de la disparition de nos provisions, que je me mets à penser à lui tout le temps. Son nom qui n’en est pas un, me suit partout. Dans chaque pièce de la maison, dans la rue, dans le métro et même au journal » –, Alexandre solide comme un roc et déterminé à rester positif se réfugie dans son travail et ne cesse pour la rassurer de lui répéter « Ça va aller ». « Voilà onze jours, je les ai comptés, que cette malheureuse phrase danse dans ma tête. Alexandre n’arrête pas de me le dire et me le redire, sur tous les tons » comme si pour lui la vérité ne pouvait que triompher. On y voit aussi les enfants moins vulnérables que leur mère ne le craignait, solidaires et capables d’instinct de déjouer les pièges de Mme Trajic ou du « cousin ».
  
Après s’être emparée de cet épisode angoissant ayant marqué sa vie, Amélie Cordonnier, avec l’arrivée de l’agent du « service social de proximité » quitte la réalité crue de son récit premier pour nous amener de façon fictionnelle et dystopique sur un nouveau territoire tout aussi terrifiant de la normalisation, de l’emprise et de la surveillance exercée par nos société sur l’individu et la famille, avec la tension glaçante d’un thriller parfois éclairé par la dérision, l’humour et la fantaisie. Une chance pour nous permettre d’éviter les insomnies à la lecture de ces 240 pages. Si l’attitude de ce « cousin » aussi insaisissable qu’intrusif bascule parfois dans le ridicule, son choix stratégique de rejeter la violence verbale pour lui préférer la pression psychologique sous couvert d’une bienveillante assistance s’avère d’une efficacité diabolique apte à déstabiliser puis déconstruire cette famille déviante à ses yeux qu’il a pour mission de remodeler à l’image de l’idéal autoritaire d’ordre, de rationalité et de sécurité auquel il adhère. C’est la puissance de l’étau qui, entre peur et culpabilité, la broie sans jamais l’affronter et, conjuguée à la mise à mal de leur intimité, finit par rendre impossible pour Amélie toute velléité de rébellion. Seuls la présence et le regard de ses enfants la maintiennent encore vivante, debout. « La guerre froide et souterraine que nous menons contre le cousin nous rapproche. Nos yeux pactisent désormais en silence (…) La rage et la peur fédèrent autant que la joie, peut-être même plus (…) ensemble nous faisions front. » Dans cette famille dépossédée d’elle-même et sous haute surveillance, ils sont « incarcérés tous les quatre à domicile. Et pourtant aucun grillage, aucun cadenas, pas un barreau ne nous retenait ».
« Pendant le Covid, je n’arrêtais pas de me demander ce qu’allait devenir notre société de la surveillance qui vérifie la conformité de chaque chose » explique l’autrice dans une interview sur France-Inter. « Alors j’ai eu envie d’écrire un thriller domestique sur lequel planerait l’ombre de 1984, pour tenter de rendre compte de l’effroi, de la honte et de la culpabilité que j’avais ressentis. »

Le lecteur pris de stupéfaction face à cette histoire et troublé par la fascination malsaine et angoissante qu’elle exerce s’y laisse prendre, s’indigne de la situation, s’inquiète pour cette famille sympathique et cette mère qui par ses questionnements et ses angoisses pourrait bien par instants nous ressembler, et ne peut s’empêcher de rire à la prise en main autoritaire du « cousin » sur leur vie dans les scènes finalement aussi comiques que terribles comme celle du contenu des placards de cuisine directement fourré dans plusieurs sacs poubelle pour les convertir tous en marche forcée à changer leur mode alimentaire où celle où l’insaisissable personnage gêné rapporte à Amélie qui l’a oubliée sur la tablette de la salle de bain sa pilule contraceptive. Le regard porté par la narratrice en périphérie de ce récit sur le quotidien de la famille confinée durant la période Covid dans son appartement parisien évoqué avec humour ne manquera pas de réveiller des souvenirs personnels chez certains.      

Si ce mélange des genres dont use Amélie Cordonnier pour les deux parties de son roman est sur l’instant un peu déroutant, en élargissant son aventure traumatique individuelle à la réalité sociétale plus partagée de la généralisation sur les réseaux sociaux et les médias du jugement public précoce et péremptoire accompagné d’un glissement anticipé de la présomption d’innocence à celle de la culpabilité, ou de la pratique de délation jusque-là spécialité suisse encouragée depuis quelques années sur le territoire français, l’autrice apporte à son roman une dose de questionnement politique sur un phénomène qui semble contaminer tous les secteurs mais a été peu relayé en littérature jusqu’à présent. C’était important de le faire et en mêlant le réel et l’imaginaire, Amélie Cordonnier a intelligemment réussi ce pari audacieux.  

Dominique Baillon-Lalande 
(27/11/23)    



Retour
Sommaire
Lectures







Couverture du livre : Amélie CORDONNIER, En garde
Flammarion

(Août 2023)
240 pages - 20 €

Version numérique
14,99 €











Amélie Cordonnier
est journaliste et romancière. En garde est son quatrième roman.