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Christian COGNÉ


Toute fleur s’étalait plus large


Paula est une jeune Roumaine, très jolie, fille d’un professeur de mathématiques à l’université qui chérit la culture française. Ce dernier, opposant politique au régime en place, est emprisonné, torturé par la Securitate puis condamné à une peine de prison de quinze ans. Paula se considère comme presque orpheline, sa mère étant morte d’un cancer, et décide de quitter la Roumanie. Après un long voyage, son exil la mène jusqu’à la gare routière, porte de Bagnolet, à Paris. Cadre peu engageant et décevant du rayonnement de la culture française. La désillusion passée, Paula trouve un emploi dans un entrepôt de conditionnement. Quasimodo, un cariste ainsi surnommé à cause de sa taille de géant et son allure désarticulée, viole Paula et disparaît. « Le lendemain de son viol Paula déposa plainte pour viol, laquelle ne serait jamais adressée au procureur de la République. […] Puisque le violeur s’était volatilisé, elle se vengerait sur la "chose" qu’il avait laissée dans son ventre. […] L’avoir à soi pour mieux le torturer. »

Elle tient promesse, se marie et délaisse complétement son fils, Petru, pour faire le bonheur de son époux et de son beau-fils. Au cours d’une excursion, elle effeuille une marguerite devant son mari et son beau-fils et débite la comptine du « je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément… pas du tout ». Pour eux l’effeuillage tombe toujours sur un « je t’aime » alors que pour son fils, invariablement, c’est un « pas du tout » sans appel faisant fuir l’enfant. Complétement désabusé, Petru s’égare aux abords d’un précipice dans lequel il chute, se fracasse, mais survit en devenant boiteux. L’acharnement maternel de Paula réalise son vœu de vengeance et aboutit à briser une enfance dans tous les sens du terme.

Suivront de multiples meurtrissures tant sociales que morales. Elles creusent une béance affective, gravent indélébilement de leurs traces l’esprit naissant et innocent de Petru. Dans ces circonstances, un tel manque d’amour inocule en lui une perte d’estime de soi et le laisse sans repère. Devenu adulte, il hérite de son père biologique une taille et une force prodigieuses contribuant à son malheur et qui en font un objet plus détesté encore de sa mère. Il mène une vie chaotique, passe de déboire en déboire, d’un centre éducatif renforcé à une vie de sans-abri et d’arrestations à répétition. « À sa sortie du foyer, à l’âge de dix-huit ans, sans aucun diplôme en poche, Petru erra aux alentours de la gare du Nord. Là, il trouvait toujours l’occasion de se bagarrer avec des jeunes venus de banlieue […] les policiers l’arrêtaient souvent sur le trottoir en état d’ébriété. » Pareille vie désordonnée, avec tout de même des moments de lucidité, convainc Petru qu’il est un déchet humain l’isolant du reste de la société. Au cours d’une de ses arrestations par la police, il rencontre l’homme providentiel, Sam, un peintre. Outre ses séjours en geôle de dégrisement pour ses saouleries, Sam donne des cours de peinture et finit par héberger Petru. Mais Petru lui sert de souffre-douleur et d’homme à tout faire. Cependant, le colosse, habitué à subir, garde en lui une certaine fraîcheur d’âme et une soif d’apprendre. En écoutant du fond de l’atelier les recommandations de Sam à ses élèves, un soir il prend les pinceaux et corrige le travail laissé par un élève. Sam l’observe dans son dos, surpris de la maturité et de la subtilité déjà acquises pour corriger l’esquisse, n’ayant vu jusqu’alors en Petru qu’un être fruste. « Alors tu as appris tout ça en suivant mes cours depuis la porte de l’atelier ? demanda le peintre incrédule. ». Sam saura rendre à Petru sa dignité.
« – Je veux devenir peintre paysagiste ! clama Petru…
– Dans ce cas, la question que tu devras désormais te poser est celle-ci : qu’est-ce qui me relie au paysage ? Si un jour tu parviens à y répondre, je pense que tu auras trouvé un sens à ta vie. »

Sam, devenu le mentor de Petru, le quittera pour vivre au Cameroun en lui laissant une lettre, pratiquement en forme de testament, avec deux recommandations. La première à trait, bien entendu, à la peinture. Sam est un maître de renom dans l’art du paysage et veut partager son expérience et surtout amener Petru à se surpasser. « Qu’est-ce qui me relie au paysage ? Ne réduis jamais le paysage à ce que tu vois en premier lieu. Révèle sa présence et ne le contrains jamais à s’exposer. Exprime-le par des formes et couleurs… » Petru sera un chasseur de l’ineffable.  Quelle est donc cette science secrète qu'il a ou qu'il cherche ? À l’instar d’un Paul Cézanne pour qui « Le paysage se pense en moi, et je suis sa conscience », cette quête, en de nombreux passages sur le sujet, fait penser aux réflexions de Maurice Merleau-Ponty à propos du modèle cartésien de la vision : « C'est le bréviaire d'une pensée qui ne veut plus hanter le visible et décide de le reconstruire selon le modèle qu'elle s'en donne » et finissant par conclure : « Ce qui nous intéresse dans ces célèbres analyses, c'est qu'elles rendent sensible que toute théorie de la peinture est une métaphysique ». C’est une lecture, mais d’autres interprétations sont probablement possibles.

La seconde recommandation, touche la blessure originaire. « Pour l’heure, mon pauvre garçon, ce que tu peins semble attelé à un chariot d’enfer. Et tu ne résistes pas à la morsure du fouet. Qui dirige l’attelage ? Ta mère ! […] Remonte le temps, Petru ! Fixe ta mère dans les yeux et libère-toi. Comment ? À toi de trouver le moyen. Il te faudra des années, je le crains pour sortir du trou. » Entre temps, Paula, la mère est décédée. Petru rencontrera cinq femmes, belles, et les séduira. Chacune caractérise une singularité de sa mère, et replonge Petru dans la recherche du « Je t’aime » sabordé. Elles cautérisent provisoirement la profonde cicatrice laissée depuis l’enfance. Ces cinq femmes symbolisent, aussi, chacune un pétale pour former la "Marguerite", titre du portrait parfait de réalisme de sa mère peint par Petru. Cette réalisation ne sera pas pour autant un baume bienfaisant et continuera de tourmenter Petru.

L’injonction d’être soi, avec ses paradoxes, dans ce monde remuant, Petru l’a tentée par des chemins de traverse, et Christian Cogné avec Toute fleur s’étalait plus large en brosse toute la problématique. Une quête aléatoire aux résultats parfois fortuits, partie d’une fêlure enfantine furetant à la chasse d’une sorte de Graal qui soignerait la plaie de l’adulte mutilé. Au fil des pages et des rencontres de Petru, s’entremêlent la prospection d’une vision du paysage et celle d’une tentative d’émancipation d’une histoire d’amour qui n’a pas commencé. Toute fleur s’étalait plus large conte le long cheminement d’un esprit bosselé, en sursis du pire, mais se rattachant à l’espoir de trouver la lumière.

Michel Martinelli 
(21/07/23)    



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Velvet

372 pages - 21,90 €









Christian Cogné,

né en 1954, professeur de français et d'histoire-géographie, a écrit plusieurs livres (poésie, romans, essais) dont Requiem pour un émeutier (Actes Sud), un récit-témoignage sur l’enseignement en lycée professionnel.




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