Retour à l'accueil du site





Georges-Olivier CHÂTEAUREYNAUD


Ici-bas

Après L’autre rive et À cause de l’éternité, dans ce dernier volume de la trilogie, nous retrouvons Écorcheville, cité construite au bord du Styx, confrontée à un dérèglement climatique de plus en plus inquiétant, un véritable déluge qui dépasse tous les phénomènes connus jusque-là.
Pourtant, à Écorcheville, les habitants sont habitués depuis toujours à des précipitations assez particulières. « D'incertain, de capricieux qu'il avait toujours été, paradoxalement le climat d'Écorcheville était devenu prévisible. On ne se posait plus en se levant le matin la question du temps qu'il ferait aujourd'hui. Selon toute probabilité il serait au minimum "épouvantable, affreux, odieux...". Dans les conversations, chacun en rajoutait, haussant selon son humeur le curseur jusqu'à "catastrophique", voire "apocalyptique". Il n'était pourtant pas d'usage, ici, de s'éberluer de précipitations insolites. À n'importe quel moment, le vent, la pluie, pouvaient charrier toutes sortes de choses : œufs, larves et insectes, crustacés de gabarit variable, gastéropodes, urodèles et chéloniens, jusqu'à de menus mammifères ! »
Mais là, c’est une pluie épaisse, visqueuse et continue qui se déverse sur la ville et le niveau du Styx ne cesse de monter sortant de son lit pour une crue comme on en n’a jamais connu.
Preuve de l’importance du phénomène, un haut-commissaire du gouvernement a été envoyé pour évaluer la situation et envisager les mesures nécessaires. C’est bien la première fois que le pouvoir central se préoccupe de cette ville…

Les Écorchevillais s’efforcent de continuer à mener leur vie ordinaire mais c’est de plus en plus difficile et inquiétant. Pourtant le grand bal organisé pour les vingt ans d’Angelina, jeune fille issue d’une des trois familles les plus influentes de la ville, doit se tenir comme prévu dans la salle des fêtes de la mairie.
Angelina se sait différente des autres et ce n’est qu’auprès de son petit ami Biquet qu’elle trouve du réconfort. Cela fait déjà huit ans qu’ils ont constaté avoir les mêmes différences, et cette découverte les a rapprochés.
Ce jour-là, ils s’étaient croisés dans la salle d’attente du psychiatre. « Elle paraissait avoir couru. Sur sa tête, son béret avait glissé à la fois de côté et vers l'arrière. Il ne couvrait plus assez son front pour dissimuler les curieuses protubérances qui l'ornaient. Elle s'en aperçut et se hâta de réajuster son couvre-chef, non sans lancer à Biquet un regard de défi. Stupéfait, lui qui se croyait unique de sa sorte, il porta la main à sa capuche pour s'assurer qu'elle couvrait bien son crâne. En même temps, instinctivement, il baissa les yeux sur les pieds de l'inconnue. À la forme particulière et à la cambrure exagérée de ses chaussures, il devina qu'ils avaient le même bottier, qui ne faisait que du sur-mesure. Alors, cédant à une inspiration subite, il rejeta en arrière sa capuche et dévoila son front. Saisie, d'abord incrédule, la fillette s'approcha et tendit la main. D'un doigt tremblant, elle effleura l'un après l'autre les embryons de cornes du garçon, puis comme lui, par acquit de conscience, elle lorgna ses chaussures. »
Tous deux sont des faunes avec des cornes qu’il faut limer régulièrement et des sabots qu’il faut sans cesse cacher aux autres. Leurs parents n’ont ni cornes ni sabots, ce qui a entraîné chez les deux adolescents une douloureuse quête d’identité. Sûrs de connaître leur mère, ils se demandent qui est le père biologique qui leur a légué cette malencontreuse hérédité. Est-ce le même père ? Auquel cas ils seraient demi-frère et sœur, ce qui rendrait leur amour incestueux. À force de questions, ils finiront par savoir la vérité.

Il faut dire qu’à Écorcheville, des êtres venus de l’autre rive du Styx, – une contrée jamais explorée car personne n’est revenu de la traversée du fleuve –, il y en a toujours eu, morts ou vivants. Sirène, sphinge, centaure…
Maintenant, ce sont des harpies qui terrorisent les habitants, des femmes avec des ailes, des griffes et une dentition effrayante qui se perchent dans les arbres et poussent des cris stridents.
Heureusement, toutes les créatures ne sont pas aussi dangereuses et un petit ange a été découvert sur le parvis de la cathédrale Sainte-Agathe. Monseigneur Propinquor, tout ému, a vu là un signe du Ciel et a pris l’angelot sous sa protection.

Cet univers fantastique, qui doit beaucoup à la mythologie, est pourtant très proche du nôtre. Les passions y sont les mêmes, le pouvoir, l’argent, l’amour, la séduction, la jalousie, la rivalité, l’entraide, selon les tempéraments des 90 personnages qui animent les 1800 pages de cette trilogie (un dictionnaire les présente tous à la fin de l’ouvrage).
Cette vaste « comédie humaine » met en scène quelques personnages issus d’un autre monde mais qui se révèlent souvent bien plus humains que certains Écorchevillais de souche.
Un dérèglement climatique, l’accueil de gens venus d’ailleurs, le respect des différences, Écorcheville a décidément beaucoup de proximité avec notre univers.

C’est avec regret que nous refermons ce dernier volume dont l’écriture toujours aussi riche par la subtilité de sa syntaxe et l’étendue de son vocabulaire, l’alternance d’émotion, de poésie et d’humour, maintient un intérêt puissant qui capte l’attention du lecteur de la première à la dernière ligne.

Fort heureusement la fin d’une trilogie n’est pas la fin d’une œuvre et nous attendons déjà avec impatience le prochain volume sans savoir encore où il nous emmènera. À suivre…

Serge Cabrol 
(13/10/23)    



Retour
Sommaire
Lectures







Georges-Olivier CHÂTEAUREYNAUD, Ici-bas
Grasset

(Octobre 2023)
384 pages - 24 €

Version numérique
16,99 €






G.-O. Châteaureynaud,
né en 1947, nouvelliste et romancier, prix Renaudot 1982 et Goncourt de la Nouvelle 2005, est l'auteur d'une trentaine de livres.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia





Retrouver sur notre site
les deux premiers volumes
de la trilogie :


L’autre rive



À cause de l’éternité




Lire d'autres articles concernant des livres de Georges-Olivier Châteaureynaud sur la page qui lui est consacrée ICI