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Olivier CHARNEUX


Le Glorieux et le Maudit
Jean Cocteau-Jean Desbordes : deux destins



Trois ans après la mort de son grand amour Raymond Radiguet, Jean Cocteau est contacté par courrier par un jeune homme audacieux de Moselle dont les premiers textes et la personnalité le séduisent.  C’est à ce fils de pharmacien amoureux des Lettres de 19 ans que dans Le Glorieux et le Maudit Olivier Charneux rend hommage. Quand Jean Desbordes accompagné de sa sœur avec laquelle il partage une grande complicité répond à l’invitation du maître à venir le visiter à Paris, il pressent déjà que toute sa vie en sera changée. « Le prince des poètes s'adresse à lui en ami très cher. Les pieds de Jean semblent se soulever de terre et son corps voler dans les airs. Il court, bifurque dans un pré, se roule dans l'herbe, rentre à la maison, s'enferme dans sa chambre. » Effectivement, Cocteau, face à ce garçon dont la jeunesse et la fougue le renvoient à celles de son cher Radiguet, il tombe sous le charme et en fait une série de portraits qu’il publiera par la suite. Endossant à nouveau le rôle du Pygmalion, cet aîné de dix-sept ans déjà bien installé dans le monde littéraire et théâtral parisien fait de Desbordes son secrétaire particulier, prend sa carrière débutante en main et devient son amant. Le surnommé « Jean-Jean » partage ainsi la vie parisienne et les escapades sur la côte d’Azur de cette figure brillante de la littérature et plus largement du monde artistique et intellectuel de son époque qui dépense sans compter, côtoie des artistes, des mécènes et une aristocratie progressiste mais aussi le milieu de la prostitution homosexuelle du port de Toulon, et, dans un Marseille devenu la grande plaque tournante française et européenne de la drogue, l’opium. Les deux hommes ne se quittent plus, s’aiment intensément, travaillent côte à côte s’entraînant et s’inspirant mutuellement. Leur vie à tous deux va être bouleversée par cet amour passionnel et destructeur jusqu’à ce que l’opium les fasse tous deux dériver et détruise peu à peu leur relation.

De brouilles en réconciliations, de cures de désintoxication en trahisons amoureuses avec des femmes, sept ans plus tard le couple se sépare. Une rupture qui renverra Jean Desbordes vivre chez sa mère dans une HLM de la banlieue parisienne, l’exclura rapidement de la cour luxueuse de « Monsieur Jean » mais lui permettra cette fois de se libérer définitivement de l’emprise de l’opium. Si avec acharnement le jeune écrivain continue d’écrire sans relâche, malgré l’aide indéfectible de Cocteau auprès des éditeurs et de ses amis journalistes, Les forcenés publié chez Gallimard est passé complètement inaperçu et il ne parvient toujours pas ni à vivre de son écriture, ni à faire reconnaître son talent. Quatre ans plus tard, à un bal de la pharmacie auquel sa mère qui a obtenu une invitation l’a prié de l’accompagner Jean fait la connaissance de Madeleine, une étudiante en dernière année dont la simplicité et la spontanéité, l’ouverture et la vivacité d’esprit, la détermination et le courage l’impressionnent. Il la revoit à plusieurs occasions et quand un an plus tard la jeune fille obtient son diplôme et trouve dans un même élan à Saint-Ouen une pharmacie à prendre en gérance et un appartement dans une HLM à proximité, il l’épouse. Le mariages de ces deux trentenaires pareillement élevés par une mère socialement déclassée par son veuvage se déroulera dans l’intimité en Moselle chez Morice, l’ami d’enfance fidèle avec lequel Jean a toujours gardé contact. En 1938, sa pièce en un acte, L’âge ingrat, pourtant soutenue par Colette et Cocteau, est retirée de la Comédie Française après la Première, poussant l’écrivain dépité à proposer à Gallimard un roman policier bâclé en quelques semaines, Le crime de la rue Royale, afin de faire rentrer un peu d’argent dans son foyer. Enfin, « suite à l’opportunité qui lui a été offerte de lire les rouleaux du manuscrit original des 120 journées de Sodome » chez les Noailles en 1933, et à l’intérêt que les surréalistes portent au Divin Marquis, les éditions de la Nouvelle Revue Critique lui proposent un contrat pour la rédaction d’une biographie critique de Sade intitulée Le vrai visage du Marquis de Sade. C’est la première fois qu’on lui verse une avance et Desbordes travaille d’arrache-pied à ce projet « évoquant les épisodes de la vie de l’auteur sulfureux marqués par ses ennuis avec la justice » pour lequel il enquête minutieusement, intégrant de façon brute à son texte les documents sur lesquels il a fondé son analyse (témoignages contradictoires, rapports de police et de justice, testament du détenu) ce qui est très nouveau pour l’époque. Si le livre paraît bien à la date prévue en mai 1939 l’aggravation des tensions germano-polonaises et l’internationalisation de la guerre qui s’annonce le condamneront une fois de plus à une inévitable mais totale invisibilité.

Si cette accumulation d’échecs donne à penser à l’écrivain qu’il est décidément maudit (d’où le sous-titre donné par Olivier Charneux à son livre) cette guerre sera aussi l‘occasion de découvrir une autre facette de la personnalité de Jean Desbordes. En effet, l‘homme qui souhaite s’engager contre le nazisme dès 1940 manifeste en juillet 1942 avec Madeleine contre l’obligation du port de l’étoile jaune pour les Juifs décidée par le gouvernement de Laval et intègre le 1er décembre 1943 sous le pseudonyme de Duroc le service de renseignement du réseau de Résistance franco-polonais F2. Sa mission : recruter sur tout le territoire français des ennemis des nazis afin de collecter par leur intermédiaire un maximum d’informations sur tout mouvement des militaires aussi insignifiants soient-ils et sur toutes activités industrielles qui pourraient s’y rattacher, afin que le service des transmissions les communiquent au plus vite à ceux qui à Londres préparent le débarquement. Il s’y montre efficace et le périmètre de ses responsabilités s’en trouvera vite étendu jusqu’à ce que piégé par une toute nouvelle recrue s’avérant ensuite être la compagne d’un milicien il soit arrêté par la Gestapo le 5 juillet 1944 pour être amené dans un immeuble cossu au 180 rue de la Pompe transformé en centre de torture. Le prisonnier « se concentre sur le défi terrible qu’il doit relever : ne pas parler. Il respire profondément, se dit qu’il vaincra la mort s’il n’a pas peur d’elle. » Torturé toute une nuit, il décédera à trois heures du matin sans avoir livré le moindre nom à ses bourreaux. Son corps sera clandestinement enfoui dans la fosse commune du cimetière de Thiais.

       Le Glorieux et le Maudit est avant tout l’histoire d’un homme, Jean Desbordes, et de son époque. C’est un jeune provincial né à Rupt-sur-Moselle en 1906 dans une modeste famille protestante où depuis la mort de son père il est élevé par sa mère à la campagne. C’est un élève brillant, passionné de littérature, amoureux de la nature, un garçon simple et assez solitaire, naïf, spontané, enthousiaste, curieux. Entre une mère très aimante mais parfois directive et possessive et deux sœurs, notamment Éliette dont il restera proche toute sa vie, il a des envies de fuite après son bac, d’aventures, de découverte, de liberté et d’indépendance. C’est par ailleurs un garçon fidèle en amitié puisqu’il restera en contact avec son ami d’enfance, Morice, jusqu’à sa mort. Au-delà de sa fascination pour Cocteau l’homme de littérature et de sa liaison amoureuse avec lui, à Paris c’est avec toute une cour mondaine que ce garçon mal à l’aise et parfois maladroit en société devra partager son mentor. Son assimilation à ce milieu brillant et superficiel aux codes bourgeois et à la richesse affichée ne se fera pas sans difficulté et rejet réciproque. Peu doué pour la flatterie courtisane, ce provincial peu attiré par le luxe, la représentation et les bons mots, ne sera jamais l’un des leurs et ils le lui font sentir dès que l’occasion s’en présente. Si cette différence sociale ne semble pas gêner Cocteau pourtant issu d’une famille bourgeoise, cultivée et aisée mais plutôt l’émouvoir ou l’amuser selon les moments, c’est bien une opposition de classe qui, outre les jalousies et les rapports de forces internes du groupe, reléguera toujours l’amant du maître à la marge de son clan. C’est aussi ce qui fera sa force lorsqu’il s’éloignera de Cocteau car de ce luxe et de ce petit monde nombriliste et prétentieux il n’aura aucun regret quand il retournera habiter en HLM avec sa sœur et sa mère. Jean Desbordes restera toujours un homme libre, respectueux des différences, curieux des autres et inclassable.
C’est ce socle dur constitutif de ce qu’il est qui mènera le garçon à l’éducation protestante (même s’il n’est pas pratiquant) à s’engager presque naturellement contre les persécutions nazies tant la discrimination des Juifs avec l‘obligation du port de l’étoile jaune et les arrestations dans sa cage d‘escalier le renvoient à cette persécution des familles protestantes d’autrefois dont il a entendu parler enfant. Cela lui est intolérable et le régime qui en est coupable ne peut qu’être un ennemi contre lequel il faut lutter. Ces raisons plus morales que politiques qui l’ont fait intégrer la Résistance sans être gaulliste ni communiste, donc hors des clous pour la reconstruction nationale qui suivra, peut aussi expliquer ce manque manifeste de reconnaissance officielle de la mort héroïque du Résistant face à la torture.                 
Que ce soit aux côtés de Cocteau, en croisant Picasso ou Max Jacob, Francis Poulenc, André Breton ou Coco Chanel, sous le nom de Desbordes ou celui de Duroc dans le nord de la France lors de la Résistance, à travers cette histoire c’est aussi le tableau de la France de 1925 à 1948 dans sa réalité historique, artistique et sociétale (homophobie, usage de drogue, censure) qui nous est dépeint.   

Si la figure centrale de cette biographie romancée est effectivement Jean Desbordes, écrivain injustement oublié de l’histoire littéraire et héros scandaleusement effacé de celle de la Résistance, Jean Cocteau y tient également une place de choix. Olivier Charneux se gardant bien d’écorner l‘image charismatique du poète, dramaturge et cinéaste talentueux, Pygmalion à répétition et éternel amoureux, n’en omet pas moins d’évoquer la superficialité, le goût et le besoin de paraître et séduire du glorieux personnage public, sa dépendance à l’opium et son attitude ambiguë sous l’Occupation lui valant de comparaître à la Libération devant les comités d’épuration pour explication mais sans condamnation. C’est en fait au plus près de la sincérité et la fulgurance de cette passion amoureuse liant les deux hommes qu’il veut se situer, soulignant l’apport que chacun a pu avoir sur le travail littéraire de l’autre notamment sur Le livre blanc en 1928 et La voix humaine en 1930 pour Cocteau. Il rend aussi hommage à l’icône du milieu artistique parisien pour l’infaillible soutien qu’il a apporté à la publication des écrits de « son petit Rimbaud » et pour sa volonté jamais prise en défaut d’en faire reconnaître la qualité durant leur sept ans de vie commune, après leur séparation, jusqu’à la mort en 1944 et même au-delà. En 1960, trois ans avant qu’à soixante-treize ans le grand dramaturge s’éteigne dans sa propriété de Milly-la-Forêt, Cocteau exprimera encore publiquement dans une émission de radio son admiration pour l’homme, « Radiguet était un enfant qui avait la sagesse d’un vieux – d’un vieux mandarin chinois – et Desbordes était un enfant-enfant. Il avait la naïveté, la pureté et la cruauté de l’enfance. Il était capable d’une cruauté extrême et d’une très grande douceur », pour l’écrivain, « source vive » de beauté, de lumière et de liberté, et pour le courage du Résistant. Il y dit aussi la frustration et la peine qui avaient toujours été les siennes face au silence injuste qui avait entouré la mort héroïque de Duroc après avoir englouti l’œuvre incomprise de Desbordes, avant de terminer l’entretien avec lyrisme sur ces mots : « Il est probable qu’il importe d’attendre que le temps passe, que les yeux s’ouvrent, et que le pur Phénix renaisse de ses cendres. » Olivier Charneux lui ne cache pas son émerveillement pour le deuxième livre de Desbordes, Les tragédiens (autofiction intemporelle et universelle sur les rapports d’un fils à sa mère) qu’il tient pour un chef-d’œuvre. « Desbordes nous étonne en s’étonnant lui-même de la vie qu’il réenchante en permanence (…) avec une vision naïve et décalée de la réalité (...qui) donne à réfléchir sur la jeunesse, l’engagement et la liberté ». 

C’est avec autant d’agacement que de surprise qu’Olivier Charneux a découvert lors de ses recherches que la plupart des biographes de Cocteau occultent tout simplement sa longue liaison avec Desbordes (alors que les deux protagonistes eux-mêmes n’en avaient jamais fait secret) et leur travail d’écriture croisé pour n’attribuer au mieux au jeune Mosellan qu’un poste de secrétaire privé en oubliant de mentionner sa propre qualité d’écrivain. Or les recherches entreprises par  notre romancier-biographe de Jean Desbordes nous montrent bien que la cause de cet étrange effacement n’est ni la banalité de cet homme, ni la brièveté fort relative de sa liaison avec Cocteau par rapport à la durée de celle qui suivit entre Cocteau et Jean Marais, ni une brouille avec lui qui n’a jamais été effective, ni son manque de talent littéraire, ni même pour Duroc l‘insignifiance supposée de son rôle dans le débarquement de Normandie alors que son chef direct du réseau F2 a sollicité à la Libération pour cet agent au-dessus de tout éloge et mort sous la torture l’attribution à titre posthume de la Légion d’honneur ou par défaut de la médaille de la Résistance. Cette malédiction du silence et de l’ombre dont Jean Desbordes alias Duroc a été victime viendrait-elle du comportement naturel, brut et décalé du personnage, de sa vie dissolue et pire encore de cette homosexualité que ce jeune inconnu a en toutes circonstances assumée sans honte et en toute liberté ? Le fait que Le Glorieux et le Maudit vienne clore la trilogie imaginée par Olivier Charneux pour explorer divers aspects de  l’amnésie face aux injustices faites aux homosexuels, amorcée en 2016 avec Les guérir abordant les expériences médicales pratiquées sur les homosexuels dans les camps et poursuivie en 2020 avec Le prix de la joie abordant l’affaire Charles Trenet et sa  condamnation en 1963 pour homosexualité, pourrait le faire penser.

Si la construction de ce roman biographique est chronologique en ce qui concerne la liaison des deux hommes et les circonstances qui les ont encore réunis ensuite avec en tête de chaque chapitre la date, le mois ou l’année concernés de 1925 à 1948, suivi par l’interview de Cocteau sur Desbordes en 1960 et d’un bref épilogue, Olivier Charneux romancier plus qu’historien met réellement en scène, de façon sensible, ses protagonistes, imaginant de nombreux dialogues et utilisant leur correspondance de façon à rendre vivante cette passion, à l’éclairer et à positionner son lecteur en spectateur voire en empathie. On ne peut par ailleurs qu’être admiratif du rigoureux travail de documentation qui sous-tend Le Glorieux et le Maudit. À partir de la  correspondance des deux amants, de ses recherches sur Desbordes à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris où aux archives de l’armée à Vincennes pour le Résistant Duroc, aux archives nationales et à celles de la Comédie Française, mais aussi d’archives privées et de témoignages de descendants de certains personnages secondaires, Olivier Charneux élabore un récit historiquement rigoureux dans lequel il ne rechigne pas à intégrer des anecdotes trouvées dans la presse de l’époque ou à faire appel à son imagination quand, comme pour Madeleine, épouse de Desbordes décédée sans descendance, les recherches ont vite avorté. Le rythme est digne d’un thriller, le maniement de l’art de la surprise ou du rebondissement est subtilement maîtrisé. La scène de fiction où Duroc lors des séances de tortures hurle des passages de Sade sur lequel il vient de sortir un livre pour tenter d’oublier sa douleur et s’extraire de la réalité afin de ne livrer aucun de ses compagnons est tout simplement une pure merveille de pudeur, d’émotion, de colère, de courage et de littérature.  
 
Au-delà de l’hommage touchant rendu par l’auteur à Jean Desbordes, l’homme, l’écrivain et le Résistant, et à sa tentative de lui redonner la place qui depuis longtemps devrait être la sienne, au plaisir palpable que l’auteur a eu à se replonger dans cet entre-deux-guerres d’une incroyable richesse artistique, on devine aussi la fascination que celui-ci a développé au cours de ses recherches pour son héros, ce jeune homme sincère, entier, hors norme, libre, passionné et… maudit, dont il a fait un personnage incroyablement attachant.     

Le Glorieux et le Maudit est un livre militant construit sur une documentation solide, sur fond musical de Francis Poulenc et de jazz américain, écrit avec beaucoup de finesse, de sensibilité et de passion sur une figure injustement oubliée de l’histoire littéraire et de l’Histoire tout court qui, en nous replongeant dans l’effervescence culturelle de cette avant-garde de rupture, de transgression, inventive et moderne, éveille chez le lecteur comme une furieuse envie de s’y replonger. 

Dominique Baillon-Lalande 
(28/08/23)    



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Seuil

(Août 2023)
272 pages - 19,50 €












Olivier Charneux,
né en 1963, a déjà publié huit romans et récits, des nouvelles et des textes pour le théâtre.

Bio-bibliographie
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