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Gilles CASTROVIEJO


De Charybde en Scylla


16 septembre 198x
« Nous revenons, Colette et moi, du supermarché. Je suis en train de déposer les achats dans le séjour. Je te vois ressortir des toilettes en crachant, en titubant, en te tordant de douleur. Tu parais souffrir horriblement. Je comprends l’effroyable : tu viens d’avaler du Destop… » Le ton est donné. Le livre débute par cet incipit. La brève et efficace préface de Georges-Patrick Gleize nous avertissait : « Parler d’un suicide et de la mort d’un proche n’est en effet jamais facile… ».
Colette plonge dans une profonde dépression suivie de tentatives de suicide. Elle entraîne Louis dans la tourmente. Lui, désorienté, tient un journal, veut préserver leur fils Damien tout en cherchant par son amour à maintenir en vie Colette.

L’auteur, Gilles Castroviejo, nous embarque et témoigne d’un quotidien fait d’angoisse et d’espoir. Une boussole cassée chamboule l’orientation d’un avenir dont la banalité aurait finalement été le bonheur. La sidération rythme la narration du journal. Quelle raison trouver face à l’incompréhensible malheur ? Un peu d’oxygène salutaire vient irriguer des bribes de remémoration. L’évocation réconfortante d’époques de l’enfance de Louis, de sa rencontre avec Colette, d’une jeunesse adulte insouciante, des amitiés et d’un environnement rural avec ses personnages truculents. Toutes ces évocations d’une période disparue ne sont pas sans leurs lots de peines. Cependant, elles n’auguraient pas et ne prédisposaient pas à un avenir cauchemardesque. La descente aux enfers, l’enchaînement d’événements dont on ne contrôle rien vous charrie comme le titre l’indique de Charybde en Scylla. « Je me sens brindille dans l’ouragan ».

D’une part, une histoire glaçante, le début d’un cauchemar se poursuivant dans l’inimaginable. Le soleil s’est dérobé et laisse le narrateur désemparé, on le serait à beaucoup moins, dans les ténèbres. Un journal typographié en caractères italiques écrit par périodes, pratiquement en temps réel, pour décrire la tempête avec les creux de vagues déferlantes et leurs ressacs désespérants. D’autre part, en caractères romains, le ton chaleureux et bienveillant de retours nostalgiques conte la vie quotidienne, une sorte de madeleine émiettée au fil du temps, au goût toujours prégnant, précédant la tragédie d’une histoire vraie annoncée dès la préface. Cette redécouverte, rupture dans la brûlure du présent ressuscite en forme de confidence l’enfance, les premières amours et autres petits bonheurs insoupçonnés. Une redécouverte qui reste l’échappatoire momentané d’un impossible retour en arrière.

Le style est limpide, direct, adapté à la situation d’urgence ou d’attente dans laquelle se trouve entraîné le narrateur ; une sensibilité touchante sans pathos. La première personne du journal, un « je », est juste et poignante, et retrace l’histoire d’un traumatisme, celui d’une raison asphyxiée qui cherche en apnée une bulle d’air. « Je ne suis pas vraiment certain que ce malheur me concerne. Il s’agit peut-être d’un autre Louis (prénom du narrateur), d’une autre Colette qui ont vécu dans d’autres temps, peut-être sur une autre planète ou qui regardent, au cinéma, le film truqué de leur vie. Mon cerveau repousse la réalité. ». Le « cerveau est fatigué ». Louis a essayé « de deviner ce qui se passe dans la tête » de Colette. Les pensées noires sont contagieuses et contaminent son cerveau. L’idée de son propre suicide affleure. « Le suicide ! Cette idée hante Louis », mais comment faire ? « Une arme à feu ? Il n’en a jamais touché de sa vie [… ] apprendre le maniement mais auprès de qui ? Il ne se voit pas chercher des « truands » et leur dire je voudrais me suicider […] mais je ne sais pas m’en servir. » Et puis, Louis « sait qu’il ne suicidera pas, d’abord parce qu’il a trop peur et surtout il penserait à Colette et par-dessus tout à Damien ». Le cerveau fatigue quand les amis l’invitent au restaurant. Il doit donner le change car « Louis s’efforce de supporter Louis qui doit affronter la vie ». Affronter les bonnes âmes, aussi, et leurs conseils à Colette ou à lui. Il faut écarter « les nocif ». Mais, heureusement, les amis, les vrais sont indéfectibles et déposent un baume réconfortant sur les blessures de Louis. La famille soutient et notamment grâce aux encouragements du frère de Louis. Ce dernier rappelle à Louis l’héritage familial, une ténacité inébranlable, légué par leurs parents. Et, principalement, le rappel de ne pas oublier Damien. Louis « retrouve le soir, avec Damien, un peu de paix. Tu es mon enfant, ma bouffée d’oxygène ».

Justement Damien. Lui aussi se questionne à propos de sa mère. Louis veut lui épargner les peines et surtout l’empêcher de soupçonner la tragédie afin de conserver son insouciance. Mais les enfants savent ce que leurs parents cachent. « Tous les raisonnements du monde ne peuvent rien contre le sens inné de l’évidence qui habitent le cerveau des petits enfants. » Aussi Damien en vient à avouer : « je suis malheureux parce que maman a beaucoup mal […]. Certains enfants sont méchants car ils ne pensent pas à leur maman qui est à l’hôpital ». Surtout que Louis comprend que pour Colette l’univers de Damien « était inaccessible à nos mots et à nos raisonnements. »

Colette vivait sa jeunesse dans « un univers éthéré, magique » par l’entremise de Juliette son professeur de Français qui l’avait initiée aux livres et à la musique. Colette, la belle jeune femme brune, bronzée, aimant la vie, la Méditerranée toute proche et la compagnie de ses amis, s’est éprise de Louis. Le temps du bonheur. Puis fut un temps, la mort du père adoré de Colette. Puis un autre où Colette a commencé à douter d’elle lors de l’attente et la naissance de Damien. Le mal a empiré et « Colette est atteinte d’une grave dépression maniaco-dépressive ou dépression bipolaire ». Louis pense à un moment l’avoir déracinée. Colette aurait encaissé « des couches de souffrances muettes, d’acceptations résignées qui ont explosé ». Louis cherche les raisons. Les psychiatres l’assurent de son innocence et avoueront être eux-mêmes dans l’ignorance la plus totale des maladies mentales.  Et pourtant, « Cette maladie est parvenue à te persuader que tu ne faisais plus partie du monde des vivants. Et voilà qu’une de mes plaisanteries est arrivée à déchirer légèrement le voile épais de ta nuit ». Encore de l’espoir !

Gilles Castroviejo ne fait pas seulement œuvre de témoignage, pourtant important. Il écrit aussi. Une écriture qui compose une réalité éclatée par une mosaïque de microcosmes avec leurs temporalités hétéroclites ceints de murs. Le mur, une récurrence fourmillante, quadrille la narration. Il cloisonne autant de petits mondes, celui du moi du narrateur « ce mur infranchissable entre mon esprit et mon amour », celui de l’épouse recluse dans une « double forteresse : celle des murs de l’hôpital et surtout celle de ta maladie qui t’isole complétement du monde ». D’autres murs plus cathartiques, ceux des bibliothèques chez les amis. Le rôle des livres et de la musique fait partie du baume au même titre que les amis. Enfin les murs de l’hôpital et le monde de la médecine. Un champ occulté tant que nous allons bien. Un monde passant de l’invisibilité à une noire épiphanie, une triste manifestation, l’antichambre de la mort pour beaucoup. L’auteur utilise un registre particulier pour l’évoquer. Il insère les comptes rendus médicaux, froids, précis, techniques et rébarbatifs. Mais, aussi quelque part, ce jargon mystérieux est rassurant car probablement détenteur d’une promesse sotériologique. C’est le chant des sirènes, mais le narrateur peut-il faire autrement que de l’écouter ? L’auteur, lui, a fait confiance. Il a cru au salut rendant hommage à un monde dévoué. Mais cela n’a pas suffi. Nous sommes en pleine période du sang contaminé. Aussi, même si Louis a eu « l’impression que l’on le mène en bateau », la médecine, les médecins auront tout fait pour sauver Colette. Ils seront contredits par un « Je me sens profondément responsable ; pour autant je ne me sens pas coupable ». Laissons le lecteur parcourir cette nouvelle course d’obstacles.

Qui resterait insensible à ce livre étonnant à plus d’un titre, à l’intensité d’un tel récit qui a, par ailleurs, toutes les qualités d’un roman ? Seulement là, nous savons que la réalité dépasse la fiction. Il ne s’agit pas d’une plainte sur une plaie ouverte, il y a quelques décennies, et à cautériser mais d’un gigantesque chant d’amour à une épouse chérie, adorée, adulée et à leur enfant.

Michel Martinelli 
(25/01/23)    



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Gilles  CASTROVIEJO, De Charybde en Scylla
Acala

204 pages - 14 €