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Thomas CANTALOUBE


Mai 67


En mai 1967, sur le territoire de la Guadeloupe, une manifestation ouvrière dégénère en émeute. Les autorités – la France est sous la présidence du Général de Gaulle – firent passer cette contestation syndicale pour une insurrection indépendantiste. Le préfet à la manœuvre à l’époque ordonna d’ouvrir le feu. Il sera, plus tard, l’initiateur à titre expérimental en Seine-Saint-Denis, d’un service aujourd’hui connu sous l’acronyme de BAC. Nullement entachée, sa carrière se déroula ultérieurement de façon brillante et sans accrocs. Le bilan officiel ne reconnut que huit victimes dont Jacques Nestor, membre du mouvement le GONG (Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe), alors que probablement, au bas mot, il y en aurait eu quatre-vingt-sept. Le groupe rassemblait quelques militants qui furent arrêtés et se révélèrent finalement assez inoffensifs. La Guadeloupe est aussi le fief d’un personnage dans l’ombre du Général, Jacques Foccart. Il y fit ses premières armes politiques sous la IVème République. Son rôle d’homme de l’ombre aux Antilles dura pendant près de trente ans, sa demi-sœur y résidant par ailleurs.
Basé sur des faits historiques, « Mai 67 » de Thomas Cantaloube utilise ce contexte et se focalise sur un trio de personnages qui se débattent au cœur des événements et contorsions de l’époque. Ils sont, par force et comme tant d’autres des acteurs, de fait, mais sans réelle influence sur leur développement, même s’ils ne se contentent pas du monde qui les entoure. Parfois, au gré de leurs mésaventures, ils se rencontrent. Luc Blanchard l’altruiste, Sirius Volkstrom le triquard et Antoine Lucchesi le pirate, provoquent, au sein du récit, un sentiment de transgression. Leurs parcours faits de déviances empreintes de liberté pointent un particularisme en quête d’absolu mal défini, si toutefois celui-ci est définissable. Ce sont des marginaux fascinants par leurs parcours, mais ils ne font que de faibles pas de côté au regard d’un système corseté par une atmosphère policée. Des grains de sable qui ne font pas dérailler la machine étatique de l’époque.
Ainsi, l’altruiste Luc Blanchard installé à Pointe-à-Pitre cherche sa voie. « Policier puis journaliste, il avait abandonné les deux métiers, désabusé, avec un goût d’amertume au fond de la gorge ». Partageant la vie d’une créole, Lucille, il pâtit du racisme, des autorités et des « békés », ces blancs descendants d’esclavagistes, tout en étant blanc de peau. Il effectue de petits boulots, assiste sa compagne avec laquelle il a une petite fille. « Ça lui avait convenu jusqu’à ce que, quelques mois auparavant, une vague connaissance qui venait d’être promue rédacteur en chef du quotidien local France-Antilles ne lui propose de reprendre la plume comme pigiste. […] Blanchard se sentait désormais prêt pour sa première enquête, dont le sujet lui avait été inspiré par un cousin éloigné de Lucille, Jacques Nestor, plus connu sous le surnom de Kiki. Figure des quartiers populaires de Pointe-à-Pitre, celui-ci militait au sein d’un mouvement indépendantiste, le GONG… ». Ce quotidien dont Luc se satisfait prend fin pour entreprendre une croisade et remonter le fil des événements afin de disculper Lucille, sa bien-aimée expédiée en France, en attendant son procès, comme dix-neuf autres personnes, accusée de sédition. Pendant les jours d’émeutes, munie d’une trousse de secours elle aide, en compagnie de Luc, à soigner des blessés. Elle est identifiée comme agitatrice par la police et surtout comme cousine de Kiki. Blanchard veut apporter la preuve que la mort d’émeutiers est due à un ordre de tuer venant des autorités, ce qui affaiblirait les accusations d’insurrection. Un médecin des urgences a attiré son attention sur deux cadavres tués par balle, dont celui de Jacques Nestor, en amenant un manifestant sans vie. Luc conscient de l’ampleur des faits reste impuissant devant la machinerie étatique.
Sirius Volkstrom le triquard, « Fils d’un Chleuh et d’une Alsacienne, bâtard misérable, soldat perdu de toutes les guerres, surtout les mauvaises, et profiteur devant l’Éternel de la moindre broutille susceptible de gonfler son portefeuille et de lui offrir à bas coût une retraite avant l’heure. Pour peu qu’il puisse en jouir un jour. » Il est chargé sous les ordres d’un "special agent" de la CIA de fomenter une contre-révolution castriste en formant des bataillons anticastristes de bras cassés ou au moins des infiltrations dans ce nouveau régime désormais aux commandes à Cuba. Il accepte pour quitter son ennuyeuse occupation de voir en Guadeloupe s’il peut recruter des hommes plus vaillants. Il rencontre un sbire du préfet, Lionel Legeay. Celui-ci lui avoue avoir fait le coup de feu au moment de la manifestation. Sirius Volkstrom est un opportuniste soucieux principalement de sa personne et surtout indiscipliné. Un électron qui prend ses libertés et le moment venu se réjouit de la disparation de son compagnon barbouze. Il a ses moments de faiblesse bienveillante en communiquant des informations à Luc, sans rien demander en retour et paye même le voyage permettant à ce dernier d’aller retrouver Lucille détenue à la prison de la Roquette.
Antoine Lucchesi, le pirate. « Corse d’origine, Marseillais de résidence, avait découvert par hasard le métier de convoyeur de voilier. […] Voilà donc ce que faisait Lucchesi une ou deux fois par an. Cela améliorait grandement son ordinaire. Depuis qu’il s’était résolu à couper les ponts avec le Milieu marseillais pour lequel il travaillait, de près ou de loin, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, son train de vie avait plongé. Serveur dans le bar-restaurant du Panier que possédait son épouse Maria permettait de vivre dignement, ce qui était désormais sa priorité, mais pas de faire des folies. »  Un notable "béké" lui propose une forte somme d’argent afin d’effectuer une croisière autour des îles avec le bateau de son frère qu’Antoine vient juste de convoyer. Avant cette excursion, il rend visite à Luc. Par amitié pour celui-ci, il embarque comme mousse un indépendantiste recherché par la police. Mais cette croisière vire au noir. Il s’agit en fait de transport de fonds illégaux. Antoine débarque les "békés" et s’enfuit avec le voilier et l’argent.
À travers ces personnages et d’autres ancrés dans la société, l’auteur recrée en partie l’époque et l’atmosphère gaulliennes, les manières de penser d’un monde politique pas toujours épris d’esprit si républicain qu’il prétend, celui d’un gaullisme à la pureté pas franchement flamboyante et le racisme ambiant. Les zones sombres foisonnent et donnent l’occasion de cogiter sur un passé resté dans l’ombre et les balbutiements des premières années d’un régime se prolongeant jusqu’à aujourd’hui. Un événement, « Mai 67 », dont l’ampleur aurait pu être la possibilité, aussi, de penser autrement après son surgissement, de le considérer en élément révélateur et moteur d’un espoir, celui d’une aspiration à la liberté démocratique et d’une émancipation égalitaire, de se dépasser et d’aborder, sinon de percer, l’abcès du racisme. Mais, il fut bâillonné. Par l’entremise de « Mai 67 », des faits ressurgissent et nous interpellent, provoquent une émotion qu’il s’agit de dépasser en nous incitant à un minimum de vigilance et une ouverture d’esprit à l’altérité. Dans un récit clair, agréable, Thomas Cantaloube réussit l’alliance de l’Histoire et du romanesque. Il embarque et nous pousse à tourner les pages et surtout, par la teneur de son propos, à ne pas nous endormir.

Michel Mrtinelli 
(03/07/23)    



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Noir & polar







Thomas  CANTALOUBE, Mai 67
Gallimard Série Noire

(Mai 2023)
368 pages - 19 €

Version numérique
13,99 €








Thomas Cantaloube,
après 25 ans de journalisme, se consacre pleinement à l’écriture de fiction. Il signe ici son troisième roman.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia









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ses précédents romans :


Requiem pour une République



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