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Mathieu BELEZI

Le petit roi


« La ferme de mon grand-père est à flanc de colline. Un chemin de châtaigniers y monte, semé de traîtres cailloux gros comme le poing » décrit Mathieu, douze ans, dès la première page. Ces mots n’ont pas été choisis au hasard tant ils font écho aux coups de poings de son père frappant sa mère et au sentiment de trahison que Mathieu a ressenti quand on l’a abandonné « dans ce repli de terres pauvres ». Si ces scènes conjugales violentes restent profondément imprimées dans la mémoire du gamin – « Il y avait un tabouret sur lequel je montais pour être à la hauteur et les séparer, séparer ses visages qui ne m’étaient plus familiers, qui montraient les dents, des yeux fous de haine » – ce sera leur ultime dispute qui fera basculer le destin de l’enfant, si violente que pour se défendre l’épouse a planté un couteau dans la cuisse de son mari agressif pour lui faire lâcher prise avant de fuir avec son fils. C’est dans l’arrière-pays provençal que la mère mettra le petit en sécurité chez son père le temps, deux ou trois ans peut-être, de refaire sa vie ailleurs. Ce départ sans réelles explications ni promesse vécu par Mathieu comme un inexplicable rejet et une trahison ne sera pas sans séquelles.

Si, pour le petit citadin la fermette pauvre et isolée de ce vieux paysan rude et taiseux représente un milieu étranger, effrayant voire hostile, il découvrira assez vite que ce grand-père rassurant et toujours positif possède un grand cœur et de réelles capacités de compréhension et de respect qui faciliteront vite leur cohabitation et son intégration à la ferme. Une belle relation faite de bienveillante attention et d’une affection pudique mais tendre, sincère et réciproque se tisse au fil des jours entre Mathieu et cet homme frustre qui sait adroitement, en toute confiance, lui proposer certaines tâches de jardinage et d’alimentation des poules quand il n’y a pas d’école tout en lui laissant le reste du temps la liberté de se familiariser seul avec cette nature sauvage qui l’entoure. Chaque matin Papé prépare au petit les tartines beurrées et le bol de café au lait qui lui tiendront chaud au corps durant son long trajet pour le collège et en hiver pour échapper au froid ilspartagent le même lit installé au fond de la cuisine près du poêle. « Je n’ai d’abri que mon grand-père, son large dos derrière lequel je me réfugie, serrant sa taille à pleins bras et mettant mes pas dans les siens. » Des événement rituels comme l’abattage du cochon, le Tour de France ou les match de rugby qu’ils écoutent ensemble à la radio, la fête de la Saint-Jean autour d’un grand feu jusque tard dans la nuit, viennent rythmer le temps et marquer le passage des saisons tout en renforçant leur complicité. Ainsi ce jour où Papé, après la messe chantée autour de la crèche illuminée, a offert au gamin qui ne s’y attendait pas un vélo neuf rien que pour lui qui lui permettrait non seulement de parcourir plus aisément les huit kilomètres qui le séparaient du collège mais aussi d’aller à la rivière et d’explorer plus avant les environs de la ferme en toute liberté, sera selon ses dires, le plus beau de son existence. Une fois que Mathieu aura pris la mesure de son nouvel environnement, il trouvera aussi dans ce milieu naturel de quoi satisfaire l’éveil de sa sexualité, notamment dans une belle scène champêtre où apercevoir la petite culotte d’Annie alors qu’il lui tenait l’échelle afin qu’elle cueille des cerises en toute sécurité, l’avait non seulement troublé mais avait également nourri ses fantasmes et ses plaisirs solitaires par la suite.

L’absence maternelle et la mise à l’écart de sa vie sont vécues par Mathieu qui avait une relation très fusionnelle avec elle comme un reniement incompréhensible et insupportable. « J’ai tant de raisons de pleurer et je ne pleure pas. On m’a dit que je vivrai deux ans avec mon grand-père, peut-être trois. Qu’ai-je fait pour mériter cet exil ? Je suis enfant et je me sens coupable de tout. » Parfois il reçoit une carte de la mère, sans adresse pour lui répondre ni date présumée de retour. Une courte visite aussi, une fois, lors des fêtes de Pâques, avec plein de chocolats et de baisers avant qu’elle ne reparte seule le lendemain sans évoquer son prochain passage ni si et quand elle comptait le reprendre. Un bonheur trop bref qui n’a fait que jeter du sel sur la blessure de l’abandon et raviver la colère de l’adolescent. « J’entends mon grand-père siffler, j’écoute l’écho répété de mon nom, et puis le bruit d’une voiture qui s’éloigne. Après c’est le silence, et dans ce silence qui me hait je fixe le soleil pour me brûler les yeux. » Mais même si par bravade il décide à son tour de la sortir de sa vie – « Je dis à qui veut l’entendre que mes parents sont morts. Et pour convaincre les autres je suis prêt à user de mes poings. » – l’incompréhension de ce qui lui a valu d’être banni du cœur maternel et la frustration voire la haine et la rage qui emplissent le trou béant qu’elle a laissé dans le sien ne le quitteront jamais. Ce n’est ni la crainte de l’autorité ni les punitions corporelles infligées par le père-directeur du collège à ce garçon rebelle qui profère ce mensonge et le répète fermement sur la croix sans baisser les yeux qui risquent de le ramener dans le droit chemin. La violence se retrouve donc aussi du côté de l’autorité institutionnelle avec le père Tron comme du côté parental car, si l’enfant n’a certes jamais reçu de coup au sein de son foyer il a comme spectateur des scènes conjugales intégré depuis son plus jeune âge la violence comme seul mode d’expression.

Seule la violence lui permet d’exprimer ce désespoir qui le laisse à vif malgré l’affection indéfectible de Papé. Coupable d’exister alors que sa mère l’a rejeté et en manque d’amour, Mathieu, pour ne pas s’avouer victime et en pleurer se bat et cogne. « Rien ne va plus, l’ivresse d’une rage sans objet m’envahit et tourne en moi comme un bourdon empiégé donnant de la tête contre les murs. » Il martyrise le chat, le coq, une poule, des truites, et s’en prend à un rat d’eau : « Autour de moi ce ne sont que verdures tendres se livrant sans vergogne aux jeux de la résurrection. Et ce sang, cette couleur crue, sombre, menaçante qu’il impose, me venge de la désinvolture du monde à mon égard ». « Je jette les fourmis dans les toiles d’araignées tendues comme des pièges. Je donne les araignées aux lézards qui les avalent. Je capture les lézards pour que le chat s’en amuse. Il y a des jours où je tuerais le chat à coup de pied. » Pire, il harcèle ce jeune collégien mal dans sa peau qui voudrait tant être l’ami de ce rebelle qui le fascine, le brutalise et va jusqu’à lui imposer des pratiques sexuelles humiliante.Si la souffrance qu'il inflige aux autres est seule capable momentanément d’apaiser la sienne, elle ne saurait cependant l’effacer.
Trouvant dans cette guerre d’Algérie évoquée à la radio un exutoire à cette violence qui l’habite tout entier il enrage de ne pas avoir l’âge suffisant pour pouvoir s’engager et se battre. Dans son délire cela enfin aurait pu être une fin à sa mesure. Il se contentera donc un soir de gel de jouer l’épouvantail dans un champ espérant s’y pétrifier puis disparaître jusqu’à ce que Papé inquiet de son absence, tel un ange gardien vigilant l’y retrouve.

Le récit se passe à la fin des années cinquante ou début des années soixante quand le coureur cycliste Bahamontès s’imposait lors du Tour de France dans les cols des Pyrénées. Dans Le petit roi deux récits s’entrelacent : celui au présent de la vie quotidienne de Mathieu chez son grand-père à la ferme et celui au passé où lui remonte au cœur en d’amers flash-back les images du père ivre hurlant et battant sa femme dans des scènes qui avaient atteint leur paroxysme lors de cette toute dernière confrontation si violente que l’enfant a bien cru qu’il allait la tuer sous ses yeux. C’est ce jour-là que fuyant le domicile conjugal la mère s’était délestée auprès du Papé du poids qu’il représentait pour elle. Ce ne semble pas tant le spectacle de la violence conjugale qui aurait nourri celle de Mathieu mais plutôt la rage de sa propre impuissance à protéger sa mère, la frustration doublée d’incompréhension et de dépréciation de lui-même provoquée par l’abandon de cette femme si belle et tant aimée (mais inconsciente des conséquences de ce choix égoïste sur son fils) et sa haine pour ce père brutal responsable de tout. Celui qui va se livrer à nous dans toute sa brutalité n’est pas un pervers qui prendrait plaisir à faire du mal ou qui chercherait à se venger. Mathieu la terreur est aussi et surtout un adolescent en manque d’amour. C’est une incontrôlable pulsion de destruction enracinée dans l’intensité de son angoisse et la douleur du manque qui soudain le pousse à commettre des violences gratuites, aveugles, illimitées et impunies. Le petit Mathieu a le droit qu’on lui donne la parole, qu’on cherche à le comprendre et pour nous y aider Mathieu Belezi nous le livre à l’état brut, sans concession. Si la complaisance à l’égard de la violence n’est pas acceptable, en détourner le regard serait la nier, il nous faut donc l’appréhender dans toute sa complexité. Alors, la rage de sa folie auto-destructrice et le désespoir qu’exprime son cri finissent par éveiller en nous, symétriquement à la légitime empathie ressentie pour le pauvre Parrot, un sentiment semblable pour son harceleur car tous deux représentent pareillement l’enfance en souffrance déchirée par le manque d’amour et la haine de soi.

Le personnage rassurant et généreux du grand-père, partenaire omniprésent superbe et solide comme ces grands arbres qui résistent au mistral local, capable de calmer, parfois, la tempête sous le crâne de son petit-fils, est vu à travers les yeux de Mathieu. Ce paysan frustre venu d’une époque du temps long où c’étaient les saisons qui rythmaient les vies et où les liens entre les êtres humains et la nature positionnaient différemment les rapports interpersonnels, sociaux et familiaux, semble croire au pouvoir d’apaisement et de réconciliation avec soi-même que la découverte et la fréquentation de l’espace naturel et sa beauté pourraient apporter à Mathieu. Et si le petit roi blessé passe l’essentiel de son temps à mettre à distance son entourage ou à martyriser plus faible que lui, la proximité que le vieux sage protecteur et amoureux de la nature a su créer avec lui arriverait presque, à travers la scène de la nuit passée ensemble dans le ravin, celle de la cabane dans l’arbre ou celle de la semaine de maladie où l’adolescent face aux tendres attentions du Papé semble lâcher prise, à nous faire partager ses espoirs de reconstruction de la jeune victime qui pour évacuer ses démons quand ils cognent trop fort à la porte enfile son costume de bourreau.

Ce roman sous tension habité par des personnages complexes dont chaque phrase tente de restituer les débats intérieurs et les contradictions sans commentaires explicatifs, ni analyse psychologique ou jugement, en creusant le sillon de leurs sensations, pulsions et sentiments pour en restituer la part d’humanité, offre sous son apparente simplicité une exceptionnelle diversité et densité d’émotion. Mais c’est la nature ici sublimée, presque un personnage à part entière aux côtés de l’enfant et du grand-père, qui entre aridité et fraîcheur, luxuriance et implacable indifférence, avec ses couleurs et ses odeurs, crée l’atmosphère apaisante ou inquiétante du roman. L’écriture de Mathieu Belezi, orale et musicale, rythmée par des accélérations et des silences, imagée et jouant volontiers avec la lumière, s’affirmant tour à tour crue et ciselée, précise et poétique, concourt à faire de la lecture du « petit roi » une expérience de lecture atypique et séduisante. Ainsi, par la grâce de l’auteur, ce récit qui aborde le sujet difficile de la violence et plus particulièrement celle d’un enfant, sans rien édulcorer, occulter ou trahir des actes brutaux et des pensées malsaines de son personnage, nous offre de petites échappées naturelles ou humaines de beauté et de tendresse ainsi qu’une fin ouverte et énigmatique laissant peut-être espérer un possible devenir à l’adolescent abandonné.

Le royaume du petit roi n’est qu’un champ de mines où il est bien seul et dans ce roman incandescent que la lumière dispute à l’obscurité, où la cruauté côtoie la tendresse dans un constant tiraillement entre désir et mort, le lecteur positionné par Mathieu Belezi sur un fil tendu entre le malaise et la fascination se laissera émouvoir par ce gamin malchanceux auquel l’enfance a appris qu’il ne fallait croire en personne et en rien.
Un roman intense, bouleversant et singulier porté par une superbe écriture.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/07/23)    



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Le Tripode

(Mars 2023)
128 pages - 15 €










Mathieu Belezi,

né à Limoges en 1953,
a déjà publié une
quinzaine de livres. Son dernier roman, Attaquer la terre et le soleil, a obtenu le prix littéraire Le Monde et le prix du Livre Inter



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Publié une première fois en 1998, et inexplicablement oublié depuis, Le Petit Roi est le premier roman de Mathieu Belezi. Il réaffirme, si cela était encore nécessaire, l’importance de cet écrivain, dont le Tripode entreprend à partir de 2023 la réédition de toute l'œuvre.