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Xavier BAERT


São Paulo


Dans ce roman atypique, Xavier Baert nous invite à découvrir São Paulo en se focalisant plus particulièrement sur l’année 2016 alors que dans cette mégalopole survoltée « qui compte parmi les plus populeuses du monde », on ne parle que du vote du parlement à venir pour la destitution de Dilma Rousseff : « des manifestations monstres dynamitent la ville et les esprits », « les musiques et les discours s’entremêlent, les conversations banales et les slogans, les cris des enfants, les pancartes, les banderoles, on se presse devant des camions autour desquels on commence à entonner l’hymne national parfois la main sur le cœur, les Noirs qui participent au mouvement, très minoritaires, y sont hissés pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une manifestation de Blancs, et se retrouvent acclamés par la foule, intervention militaire maintenant , ancien de la dictature, satisfaits d’eux-mêmes et de leurs pancartes que l’on prend en photo, selfies avec la "policia militar", jeunes filles blondes et treillis sur les Facebook de la jeunesse dorée sur fond d’anti-communisme anachronique, (…) ceux qui viennent naïvement manifester contre la corruption se retrouvent coude-à-coude avec les électeurs d’Aécio Neves , l’adversaire de Dilma Rousseff lors des élections présidentielles de 2014, et les partisans d’un régime militaire d’un retour de la dictature (…) deux-cent-cinquante mille personnes selon la presse, un million selon la police militaire ». La présidente, elle-même arrêtée et torturée sous la dictature, soutenue par l’ex-président charismatique Lula da Silva élu par deux fois confortablement et reconnu par le PAM (Programme Alimentaire Mondial) de l'ONU comme « champion mondial dans la lutte contre la faim » pour avoir fait sortir quelque trente millions de Brésiliens de la pauvreté, avait pourtant été élue en 2011 avec 56 % des voix puis en 2015. « Les pétards explosent de plus en plus régulièrement au-dessus des manifestants, quelques fils tendus de chaque rive, pour soutenir les grands ballons des associations et des syndicats, dessinent une arche colorée au-dessus de la rivière fantôme, le soleil qui filtre entre les feuilles dessine des rayons rectilignes dans la fumée des barbecues rendant l’air encore plus brillant et aveuglant, on se presse sous les arbres en essayant d’apercevoir les écrans pour ne pas rater le début du vote, retardé par les discours interminables, sur une barrière on a tendu une petite banderole, "Dilma venceu a ditatura", Dilma a vaincu la dictature ». Mettant en évidence la profonde division de la société brésilienne, cette destitution aura pour conséquence d’ouvrir la route au succès électoral de Jair Bolsonaro, ancien capitaine d’artillerie, conservateur nostalgique de la dictature soutenu par l’extrême droite, l’église évangélique et la bourgeoisie lors des élections présidentielle de 2018. Bien que certain d’être réélu fin 2022 il devra laisser la place à Lula da Silva récemment revenu sur le devant de la scène.   

Très loin du documentaire, de la visite touristique ou du roman socio-historique classique, c’est dans la plus grande solitude (puisque aucun personnage identifié ici ne nous guide), en nous immergeant par une succession de plans-séquences de façon brutale et absolue dans un São Paulo vu non à travers les vitres des voitures ou les caméras des luxueuses résidences protégées par des codes ou des barbelés de la bourgeoisie locale mais à travers son centre-ville et l’effervescence de ses rue, aux côtés de cette classe populaire qui y travaille durement, ceux qui face à la précarité et les discriminations se débrouillent ou s’agitent en tous sens pour presque rien. Plus bas encore que ces exclus du miracle économique qui se battent encore, on peut ajouter ces gamins qui dès cinq ou six ans vendent n’importe quoi à la sauvette, les sans-domicile installés sur des cartons qui tendent la main sur le seuil du supermarché pour récupérer de quoi survivre un jour de plus et ceux « à la maigreur fondue du crack » dont les yeux vitreux ne parviennent plus à donner le change. « un vagabond à la marche accompagnée d’une parole solitaire et intarissable marmonne des phrases incompréhensibles, desquelles émerge parfois un Jésus Cristo », un « homme dont seuls les cheveux blanchis et les pieds noircis dépassent d’un tapis, allongé en bordure du trottoir », des « corps enveloppés dans des couvertures rêches, emmaillotés comme des enfants ou des cadavres égyptiens, contre les volets métalliques des magasins et des ateliers, seul le visage apparaît au milieu des replis de la couverture épaisse, yeux fermés, respiration invisible, un état de vie ou de mort impossible à déceler, des centaines d’agonies muettes ».
Cette ruche ne s’étonne plus d’apercevoir et d’entendre le va-et-vient des hélicoptères privés, symbole ultime de la puissance capitaliste et de l’entre-soi, utilisés par les riches propriétaires pour leurs trajets afin de gagner du temps mais surtout d’éviter toute promiscuité avec la foule, le bruit et la saleté de la populace qui envahit les rues. Les moustiques, craints pour les épidémies de dengue ou chikungunya plus graves chaque année qu’ils provoquent, s’en moquent. Le moustique « ne fait pas de différence entre les couleurs de peau, les origines sociales, le niveau de vie, l’éducation, la possession ou non d’un "plano saude", mutuelle qui laisse les plus pauvres qui ne peuvent y souscrire au bord d’un système de santé efficace, il pique la chair, ponctionne du sang, plus de maquillage, plus de hiérarchie, plus de compte en banque, il ne voit que l’espèce, principe d’égalité soudain devant la maladie, et parfois la mort ».

Vu le profil de cette mégapole la plus diversifiée  culturellement non seulement d’Amérique du Sud mais du monde avec les plus importantes populations d'origine italienne (60 % des habitants), japonaise, espagnole et libanaise vivant hors de leurs pays respectifs mais aussi des Allemands, des Portugais, d'importantes communautés juive, syrienne et libanaise auxquels s’ajoutent de nombreux Brésiliens venus du Nordeste ou de ressortissants des pays du Mercosul venus fuir la famine, le caractère chaotique et éclaté de ce portrait, à l’image de la ville elle-même, trouve ici tout son sens.
« comme des musiques dont les sonorités et les rythmes s’entrechoquent », « des restes de langues indigènes ayant survécu à l’extermination des Indiens », des mots japonais, italiens, arabes, les « langues africaines parlées par les esclaves déracinés » se mêlent « au portugais imposé par la colonisation », telle une « archéologie des mouvements des populations et des rapports de force ». Les mots brésiliens, japonais ou autres que l’auteur utilise dans São Paulo se retrouvent aussitôt traduits dans le corps même du texte quand la compréhension n’en est pas évidente. Outre que cette introduction de vocabulaire étranger qui en se distinguant, se détachant, ralentit ponctuellement l’écoulement du flot verbal qui constitue ce texte, il en amplifie harmonieusement la musicalité lors de la lecture à voix haute, nous proposant en cela une illustration sonore originale aux nombreuses prestations musicales et chorégraphiques émergeant dans la ville. En effet, à São Paulo comme dans les autres villes brésiliennes, des musiciens et des danseurs de rue d’influences fort diverses s’installent sur la moindre place publique créant des attroupements joyeux, incarnant non seulement cette richesse culturelle du pays mais venant aussi mettre un peu de gaîté dans l’air et les cœurs face aux difficiles conditions de vie d’une bonne part de la population pour qui chanter et danser est un exutoire collectif vital et partagé. De même en est-il pour les nombreux graffitis colorés de tous styles qui envahissent spontanément les murs de la ville réjouissant le regard des passants avec ou sans message politique caché.

São Paulo la plupart du temps ne s’enferme pas dans un déroulement chronologique mais semble se construire au fil des images, à l’instinct, sur des raccords ou des contrastes. Seules les séquences évoquant les manifestations pour "l'impeachment" de Dilma Rousseff s’y développent chronologiquement, donnant sa structure d'ensemble au texte. Aucun des aspects de cette mégapole brésilienne, la misère, la violence, l’omnipotence de l’église évangélique, celle des média et des réseaux sociaux, la magie Macumba, le manque d’eau, la ségrégation et le racisme, la brutalité policière, la drogue, les défaillances du système éducatif et de santé, la fracture sociale et la bipolarité politique, le machisme, les manipulations politiques, la pollution, la corruption, la spéculation immobilière, la peur, la colère, mais aussi la fantastique énergie vitale de cette classe populaire, sa solidarité, son aptitude à la débrouille, son goût pour la fête, la danse, la musique et surtout sa beauté, sa richesse intérieure et sa gaîté, n’est ici oublié. C’est une radiographie complète de São Paulo qu’avec cette phrase unique de plus de deux cent vingt pages que seules des virgules viennent ponctuer, semblable à un torrent qui nous entraîne comme un caillou, que nous offre ici Xavier Baert et de façon sensible que dans ce roman touffu et survolté il entreprend de nous faire ressentir en direct, la réalité économique, sociologique et politique de cette ville en perpétuel mouvement dans laquelle il a choisi de vivre et la population brésilienne qu’il évoque avec empathie, respect, voire tendresse.

Le roman se ferme sur une scène tendre, belle et émouvante qui exprime magistralement la beauté et la joie malgré la misère. Sur une charrette au plateau nu avec « noué aux deux extrémités de la planche du haut, un drapeau du Brésil (…) recouverte d’une mince couche de cartons d’emballage, probablement laissée là pour que les enfants soient mieux assis », à la fin de la manifestation, un père et ses enfants s’en vont. « les deux garçons ont rejoint leur frère, assis à l’arrière, l’un d’eux joue avec un sac plastique transparent dont il se coiffe, alors que le plus grand s’amuse avec le couvercle en polystyrène d’un emballage alimentaire, le père a pris sur ses épaules la petite fille, belle dans son tee-shirt rose, ses deux petits nœuds dans les cheveux tressés, elle surplombe la ville, heureuse, rayonnante, la rue s’ouvre devant elle, elle a l’air d’une princesse, le père a les deux mains posées sur le cadre de fer (…) le cortège avance aux cris des enfants dont les rires illuminent les visages barbouillés de saleté (…) et gravit les rues vallonnées en direction de la bouche d’un tunnel, du long d’un mur où une mère les attend peut-être, d’un coin de rue pour poser quelques affaires sous une bâche de plastique ou d’une tête de pont qui les protégera de la pluie ».

Cette déambulation urbaine sensible et hallucinée dont on sort à bout de souffle est assurément une expérience littéraire bouleversante et lumineuse par sa forme qu’il semble possible de poursuivre avec un court-métrage (Contrechants, atlas) réalisé en parallèle par l’auteur sur les deux dernières années du gouvernement Bolsonaro vues de São Paulo que les chanceux ont pu découvrir à la cinémathèque de Paris en janvier 2022 et dont on peut espérer une diffusion numérique à venir.
De ce premier roman, long poème en prose où la ville s’écrit sous nos pas suivant des itinéraires précis que l’on pourrait suivre sur un plan, Xavier Baert fait un texte politique en mouvement résolument ancré dans le Brésil contemporain d’une originalité stupéfiante et avérée. Une belle découverte.    

Dominique Baillon-Lalande 
(11/08/23)    



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Xavier BAERT, São Paulo
La ronde de nuit

(Mars 2023)
228 pages - 15 €



Xavier Baert,
né en 1973 dans le nord de la France, a étudié la musique, la philosophie et le cinéma avant de partir en 2013 pour São Paulo où il enseigne le piano classique. São Paulo est son premier roman.