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Aliyeh ATAEI


La frontière des oubliés


« Une voix en moi m’a dicté d'écrire sur les personnages de La frontière des oubliés, sur les femmes qui furent tuées sans jamais effleurer la moindre liberté ni sécurité, sur les femmes qui perdirent la vie durant ces cinquante années de guerre et de tumulte en Afghanistan et à la frontière iranienne, qui n'avaient commis aucune faute hormis celle d'être prédéterminées géographiquement à naître dans une zone du monde où leur vie ne vaut quasiment rien. »

En neuf chapitres, Aliyeh Ataei nous raconte les malheurs, les deuils, les massacres qu'ont subis le clan de son père et ses amis sous la tyrannie de ceux qui prenaient le pouvoir par les armes à tour de rôle comme dans un vilain jeu cauchemardesque, les Soviétiques, les Moudjahidines, les Talibans, les Américains...

Obligés de fuir l'Afghanistan soviétique après le massacre d'une grande partie de la famille à Hérat, le père de l'écrivaine et sa famille proche se sont réfugiés à la frontière du Khorassan sud en Iran.

Aliyeh Ataei écrit les souvenirs que nous sommes en train de lire à Téhéran où elle habite avec son mari iranien et son petit garçon. « Ce soir, je suis agitée par le vacarme au dehors car je ne saurai jamais combien de femmes seront tuées dans la rue que j'habite, combien finiront en prison ou disparaîtront à tout jamais. Ce soir, alors que je tape ces mots, je ne sais même pas si je finirai victime de ma propre écriture demain matin. Je ne sais pas non plus si je verrai le jour où mon livre sera imprimé en français. Mais je suis écrivaine, et je trouve mon salut dans ces mots, dans les questions : pourquoi nous tuez-vous ? Pourquoi occupez-vous nos maisons ? Pourquoi ne nous accordez-vous pas dignité et honneur ? Et où se trouve ce paradis imposé vers lequel vous nous forcez ?

Elle commence à raconter le long calvaire de son père, alors qu'elle a cinq ans. Devenu gravement épileptique après avoir fait deux semaines d'entraînement militaire pour la guerre de l’Iran contre l'Irak, elle raconte les mille deux cents kilomètres pour l'amener à l’hôpital de Téhéran à l'article de la mort. Finalement bourré de neuroleptiques, il finira ses études et deviendra prof à l'université où il préviendra ses élèves avec humour que ses cours peuvent être intempestivement interrompus par une de ses crises.

« Mon père avait vécu une jeunesse heureuse au sein d'une grande famille instruite et aisée, dont la plupart des membres, après de nombreux drames consécutifs à l'invasion soviétique, avaient dû se réfugier en Iran. À présent, leurs terres ancestrales se trouvaient entre les deux frontières, le clan partagé entre l'Iran et l’Afghanistan, et lui traversait ce désert, en pleine agonie, allongé au fond d’un van. »

Dans le deuxième chapitre, la narratrice raconte le massacre d’un jeune couple dont l’homme a des liens de parenté avec son père. Sympathisants communistes, ils viennent séjourner dans la famille avec leurs deux jeunes enfants avant de retourner vivre en Afghanistan, au désespoir du père.
La narratrice, une enfant à ce moment-là, est frappée par la beauté et la dignité de la jeune femme sans cesse injuriée par sa belle-mère qui la hait. Tous ceux qui ont fui les Soviétiques la haïssent puisqu'en quelque sorte le couple va rejoindre l’ennemi.
« Les familles arrivaient au village avec leurs plaies pour y séjourner quelque temps avant de quitter l’Iran pour d'autres destinations. Entre-temps, la meute des fauves blessés procréait dans le désert, espérant toujours que la guerre se termine bientôt ainsi que leurs soucis. Mais où donc les adultes puisent-ils l'espoir en pareilles circonstances, quand la guerre abrutit les hommes et leur dérobe la capacité de rêver et d'imaginer l'avenir ? »
Ces jeunes gens et leurs enfants reviennent quelque temps après dans des linceuls, poignardés par on ne sait qui, ceux de Massoud, ceux dont les communistes avaient massacré tous les leurs, mystère ? La jeune femme est décapitée, on n'a jamais retrouvé sa tête.

En racontant la vie quotidienne de ces villages toujours pris entre deux feux, Aliyeh nous rend tangible l'extrême dureté d’y vivre la mort toujours en embuscade. Alors qu'elle a failli mourir d'une piqûre de scorpion, avec son cousin Mahjoub, lui aussi en transit chez eux avec son père, l'Ouzbek Nasser Khan, compagnon d'université de son père et ex-mari de la sœur du père, ils jouent avec la mort en faisant un concours à celui qui attraperait le plus de scorpions.

Où l'on apprend qu'un des oncles du père de la narratrice est le fondateur de la faculté de médecine de Kaboul et que justement, à Kaboul, étudiants, ni le père, ni la sœur, ni Nasser Khan n'ont jamais eu de sympathies pour les mouvements qui orchestrèrent le coup d'état communiste mais étaient gagnés eux aussi par les idées progressistes de gauche.

Le chapitre où dix ans après ses fiançailles rompues par la mort de son cousin, elle retourne là où il vivait, à Hérat, chez son oncle et sa tante, est peut-être le plus émouvant et le plus terrible récit de ce recueil de souvenirs. En se vantant de ses talents de cuisinière qu’elle n'a jamais eus, sous les yeux sceptiques et peu amènes de sa tante, sans le vouloir, elle va raviver atrocement le terrible chagrin dans lequel son oncle et sa tante vivent depuis la mort de leur fils tué à Kaboul lors d'un combat de Moudjahidines contre les Talibans. Elle évoque les lettres qu'ils échangeaient, elle depuis Téhéran en pleine révolution islamique, lui de Kaboul en pleine guérilla et comment il lui disait son désir de devenir écrivain.
« De son corps mutilé, l'assassin avait emporté une main en signe de haine, cette belle main qui m'écrivait des lettres d'amour et qui avait tenu la mienne en me jurant fidélité. »

Le récit de la vie de sa tante Anar est dans le genre cruel, pas mal aussi. Diplômée d'anglais, elle fuit l’atmosphère de l'université de Kaboul où des intellectuels de gauche préparent le terrain pour l'arrivée des Soviétiques. Elle part vivre à Londres avec son mari iranien. Après de longues années, « les communistes étaient partis et des criminels du nom de Talibans furent chassés et remplacés par Karzai. » Anar, déprimée par la mort de la co-épouse de son mari, revient en Iran et contre l'avis de tous, retourne en Afghanistan pour enseigner l'anglais. Les Talibans lui couperont la langue pour lui apprendre à enseigner l'anglais aux enfants.

Avec une grande lucidité, « nous portons les blessures des guerres tribales. Nos ancêtres ont toujours frappé, tué et pillé. Il serait trop facile de blâmer les étrangers. C'est en nous que coule le sang de ce peuple. Qu'est-ce que cela change que l’on tue en ville ou dans les campagnes, lorsqu'un homme massacre son propre frère. Pendant que nous nous entretuons, les étrangers s’emparent de nos terres. C'est simple nous nous massacrons et d’autres nous massacrent. », consciente de ses contradictions, elle aime l'Iran, s’y sent chez elle, a épousé un Iranien, a un petit garçon qui ne comprend pas le dari, après avoir accompagné un passeur qui fait sortir des Afghans de leur pays dans d'atroces conditions.
Le livre d’Aliyeh Ataei est un immense cri de révolte et de désespoir et un appel au secours pour les populations sans cesse en proie à la guerre.
« Vous nous regardez souffrir depuis des années. Êtes-vous aveugles au rouge ? »

Sylvie Lansade 
(26/06/23)    



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Lectures








Aliyeh ATAEI, La frontière des oubliés
Gallimard

(Avril 2023)
160 pages - 18 €

Version numérique
12,99 €


Traduit du persan par
Sabrina Nouri


Préfacé par
Atiq Rahimi
















Aliyeh Ataei,
écrivaine iranienne d’origine afghane, a publié cinq livres en Iran et reçu plusieurs prix littéraires.
La frontière des oubliés
est son premier texte
traduit en français.