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Mouloud AKKOUCHE

Jardin des oubliés


Le roman se déroule sur La Vaurély, une île de trois cents hectares bordée par des plages de sable fin dont on peut faire le tour en cinq heures de marche. « Un décor de carte postale » que de dangereux récifs rendent inaccessible par la mer. « Un vent violent secoue La Vaurély depuis une semaine. Habituel en cette saison où air chaud et froid se télescopent et génèrent de violentes rafales. (…) Depuis la veille, des trouées bleues percent les nuages sombres. Le retour à la normale ne devrait pas tarder. Pas partout. Jamais de normale à une quarantaine de miles marins (…) Une colère permanente, à l’affût dans les entrailles de la mer, prête à aspirer tout ce qui se trouve à la surface. Une ligne de courants et de contre-courants puissants (…) comme une mâchoire mortelle, ouverte jour et nuit autour de La Vaurély. » Le nom de ce caillou perdu dans l’océan provient d’une fleur rouge poussant au pied des falaises qui ne s’ouvre que quelques minutes par an avant le lever du jour en dégageant un parfum enivrant qui est, sous certaines conditions, supposée exaucer les vœux.

Si pendant longtemps l’île n’abritait qu’une petite communauté de pêcheurs, chasseurs, cultivateurs et cueilleurs, l’arrivée du jet privé d’un millionnaire qu’un problème mécanique avait obligé à se poser là en urgence en changea brutalement le destin. Celui-ci, séduit par le site, s’y fit aussitôt bâtir une grande et luxueuse villa et nombre de ses amis invités firent de même à la suite de leur séjour. « Une nouvelle économie rythmée autour du portefeuille des estivants s’était mise en place. Assurant une forme de survie de l’île. » Quand, quelques années plus tard,ces mêmes familles de millionnaires venues passer leurs vacances dans cet Éden durable loin du chaos du monde décident de se déplacer avec leur propre personnel de maison plutôt que de faire appel à la main d’œuvre locale, les autochtones à l’auto-suffisance déjà fragilisée par la surpêche des bateaux-usines en haute mer qui trouvaient là un complément de salaire saisonnier essentiel à leur survie, se retrouvent condamnés à l‘exil. « Ce que la longue nuit de l’hiver, la Mâchoire, (…) l'épidémie de variole ayant ravagé la population jusqu’à la réduire quasiment de moitié, n’étaient pas parvenues à réaliser, quelques usines occupant la haute mer avaient réussi à le faire (…) Même les plus réticents mirent en vente leur toit et leurs maigres parcelles de terre, bouclèrent leurs valises (pour) tenter de survivre mieux ailleurs. » Il ne resta plus sur l’île inaccessible par la mer qu’une petite vingtaine de copropriétaires milliardaires venus en avions privés et l’ancien pêcheur qu’ils employaient comme régisseur pour assurer l’entretien et la surveillance des villas et de l’île pendant leur absence.
Petit à petit et sans explication les milliardaires abandonnèrent l’île, à l’exception de l’un d’entre eux qui non seulement n’avait pas suivi ce mouvement collectif de désertion mais avait choisi de s’y retirer pour y vivre pleinement et sereinement la fin de sa vie. Enfin, le vieux régisseur de soixante-dix ans se retrouva seul dans ce qui était devenu une petite station balnéaire de luxe fantomatique.

Si les deux premières années il se préparait à voir un jour revenir l’un ou l’autre des copropriétaires, il se fit une raison. Il demeurerait dorénavant le seul occupant de son île. Depuis six ans alors que tous les réseaux de communication avec le monde extérieur avaient étrangement et brutalement cessé de fonctionner l’homme vit coupé du reste de l’humanité et de la marche du monde. Accompagné de ses deux chiens baptisés Nord et Sud, le régisseur continue néanmoins à assurer scrupuleusement sa mission. Ses journées occupées à déblayer routes et chemins pour contenir la colonisation de la nature, à veiller sur le fonctionnement de la centrale électrique alimentée par trois éoliennes et des panneaux solaires construite par les millionnaires pour alimenter l’île, à préserver les luxueuses villas, l’école et autres bâtiments vieillissants de la dégradation, sont bien remplies. Le régisseur qui en homme simple et spartiate continue à habiter dans la vieille baraque de pêcheur où il est né et se nourrit des produits de son potager, du gibier ramené par ses chiens et de petite pêche, se permet tout de même face à cet abandon qui risque fort d’être définitif de compléter ses propres ressources avec les réserves de café, de sucre, de farine, de conserves, de produits déshydratés et de divers denrées accumulées par quelques millionnaires survivalistes pour assurer leur autonomie en cas d’apocalypse. 

Mais le vieil ermite ne fait pas que survivre et entretenir la mémoire de l’île, il y accueille aussi des cadavres échoués sur le rivage une ou plusieurs fois par semaine, le ventre gonflé d’avoir séjourné dans l’eau et souvent énucléés par les goélands. « Des cris dans le ciel. Une dizaine de goélands volent en cercles concentriques. Le régisseur se décolle de son siège en grimaçant. (…) Sud se précipite sur la plage en aboyant. Les charognards s’envolent au fur et à mesure qu’il se rapproche. (…) Le ballet avide continue quelques mètres au-dessus.(…) Le régisseur s’approche à pas lents. Il tient un drap roulé en boule. Dans quel état sera le corps ? (…) Ses orbites bouffées par des crabes ? Chaque fois, la même appréhension. Un visage sans regard ? » D’où viennent ces naufragés anonymes au corps noir, jaune, blanc ou métis de tout âge et sexe mais à la nuque pareillement tatouée de lignes géométriques, de lettres et de chiffres, des paquets de chair et d’os livrés par les vents et les maréesdont la mer a poli la chair et l’histoire ? Quelle famine, catastrophe, guerre ou bouleversement planétaire les a donc poussés vers le large ? Après un dernier rituel constitué d’une brève épitaphe vaguement personnalisée, le régisseur les enterre avec le même respect et la même compassion dans le Jardin des oubliés qu’il a créé sur la dune près du vieux cimetière. « J’essaie d’être leur famille » a-t-il écrit sur la première page du registre où il consigne consciencieusement tous les éléments en sa possession concernant ceux auxquels il offre ainsi une sépulture.
C’est alors qu’un événement va chambouler son quotidien. Le corps féminin échoué sur la plage s’il est comme les autres abîmé par la mer et inconscient montre pour la première fois de faibles signes de vie. Bouleversé il la réanime, la transporte au chaud, la lave, soigne ses blessures et l’enveloppe d’une couverture tentant sans y croire de la sauver. « D’où vient-elle ?? Quel est son nom ? Personne ne le sait. Son passé est comme enfermé dans une doublure. Inaccessible. À l’intérieur du sac ? Rien pour l’identifier, retracer sa trajectoire, ou la localiser. Elle a fini ici, sans le savoir. Détachée de tous les ailleurs. » Elle se réveillera plusieurs jours après, amnésique, hantée par sa noyade et mutique. Il passera chaque jour s’occuper d’elle jusqu’à ce que la jeune femme retrouve ses esprits, puisse se lever, marcher de nouveau et vivre de façon autonome. Le vieil ermite natif de l’île et gardien de son histoire et la jeune femme traumatisée, sans repères, sans mots et sans mémoire vont devoir mutuellement s’apprivoiser et apprendre à communiquer. Peu à peu grandit entre eux une confiance réciproque. Il va lui faire découvrir les ressources locales et elle finira par l’aider dans ses diverses tâches d’entretien et de réparations. Loin de la plage, toujours. « La mer. Elle ne peut la regarder sans un nœud au ventre. Une peur impossible à raisonner (…) comme si son corps revivait en accéléré tout ce qu’elle a oublié. Chaque pore de sa peau a conservé les jours de dérives. À jamais. Rares les nuits sans se noyer ». Une nouvelle routine presque harmonieuse s’est installée quand quelques mois plus tard, la rescapée découvre qu’elle est enceinte...

 Inspiré d’une vidéo montrant un pêcheur qui s’occupait des corps de migrants échoués sur la plage, le Jardin des oubliés est un récit apocalyptique peu ordinaire en ce que rien ici n’est fait pour provoquer frayeur ou dégoût et nous apitoyer mais au contraire pour nous questionner en nous immergeant sans désespérance dans un huis clos où la beauté de l’environnement (un paysage de carte postale) vient adoucir les scènes les plus terribles (la récupération des corps échoués). Dans ce conte métaphysique, l’amour de l’île que le régisseur sait si intimement transmettre à ceux qui le côtoient et l’écoutent vient habilement non effacer mais contrebalancer l’horreur. L’éblouissement ressenti face à la nature prend toujours le dessus sur l‘angoisse ou le découragement. Les journées bien remplies du vieil homme qui tel un Sisyphe heureux effectue des tâches routinières certes à l’efficacité discutable mais lui procurant la fierté du travail accompli, lui rendent sa dignité et se transforment en lutte contre l’écroulement général et personnel. Plus concrets que l’hypothétique apocalypse, les sujets écologiques, surpêche et jets privés mettant en péril l’écosystème de l’île, trouvent ici naturellement leur place. À travers l’installation des riches milliardaires et du départ consécutif des natifs condamnés à affronter au péril de leur vie la « mâchoire » pour pouvoir nourrir leur famille, ce sont les inégalités sociales dont ils sont victimes qui ici sont pointées du doigts. Il serait de même difficile de ne pas voir dans ces corps rejetés plus tard en nombre sur la côte une allusion aux dangers auxquels ceux-ci ont alors été exposés, comme le sont ces migrants qui chaque jour traversent la Méditerrané ou la Manche.

Dans Jardin des oublié Mouloud Akkouche crée indubitablement une atmosphère de mystère qui tire le récit vers le conte, sans magie mais jouant avec l’inconnu, l’irrationnel, l’indicible et l’ombre d’un danger qui plane, pour nous transporter dans cet ailleurs plein d’étrangeté de La Vaurély. Ainsi en est-il de cet apocalypse en suspens de la première à la dernière page dont on ne sait s’il s’est déjà produit, se déroule au présent ou est à venir, de ces tatouages sur la nuque des échoués qui nous renvoient aux robots humanoïdes de quelques dystopies autoritaires mises en littérature sur lequel l’auteur jamais ne lève le voile, de ce flux de macchabées auquel aucune indication géophysique, géopolitique ou environnementale ne se rattache. Le passé occulté de la femme suite au choc traumatique de la noyade restera également une zone impénétrable de secrets puisque sa langue, seul élément qui émergera de l’oubli six ans plus tard, est qualifiée d’inconnue par le vieil homme et ne fournit de ce fait aucun indice sur ses origines. L‘instauration de ce rituel du jardin des oubliés destiné à redonner une humanité aux cadavres échoués à travers cet adieu décent qui leur est dû, leur confère également sur l’île une place spirituelle singulière aussi étrange qu’apaisée. Ce récit elliptique et énigmatique ainsi émaillé de questions restées sans réponse, de mystère soigneusement entretenu et doté d’une fin ouverte, active vivement l’imagination de chacun et entretient une tension narrative dynamique et efficace.

Poétique dans la relation intime du régisseur à son île, le conte sait aussi se faire caustique lorsqu’il évoque la colonisation de l’île par ces millionnaires qui, appliquant une stratégie de regroupement de classe dans leur quête d’un paradis préservé du chaos, témoignent d’un égoïsme surdimensionné doublé d’un pathétique aveuglement. Au contraire, ce sera une tendresse pudique qui teintera les relations unissant le vieil ermite bourru, la femme sans mémoire fragilisée puis endurcie par le manque jamais comblé de cette part d’elle-même et cette fillette dont l’innocence, la joie de vivre et la curiosité s’exprime dans la deuxième partie du roman. Une explicite illustration de l’égocentrisme dominateur des puissants opposée à la simplicité modeste et la générosité du trio qui apporte la lumière et l’humanité à ce roman. « Quelle température au cul du ciel ? Une question que son père, son grand-père, ses oncles, s’étaient posée, à cette même place (…) Tous assujettis à l’humeur du ciel. Il continue de l’interroger. »
En parfaite adéquation, loin de tout pathos, ce sont des phrases simples, courtes, concises, souvent nominales, et une narration elliptique mais rythmée et suggestive que Mouloud Akkouche utilise dans ce texte structuré en deux parties avec des chapitres brefs. Et de cette sobriété se dégage une indéniable poésie qui emporte le lecteur au gré des mots et des émotions sur cette île inconnue aux côtés de celui qui, en osmose avec elle, y maintient la mémoire et la transmet à la femme et sa fille.

Rompant avec le roman policier qui depuis 1997 l’a fait connaître, Mouloud Akkouche nous offre ici un conte énigmatique, philosophique et sensible, un roman d’initiation et d’anticipation qui « confère à la fin du monde la douceur d'un songe », distille sa poésie et son imaginaire tout en nous adressant un vibrant appel à la simplicité, la résistance, l’humanité, le respect de la nature mais aussi à l’ouverture aux autres et au monde. Un texte envoûtant.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/12/23)    



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Mouloud AKKOUCHE, Jardin des oubliés
Gaïa

(Août 2023)
192 pages - 19,90 €

Version numé,rique
14,99 €











Mouloud Akkouche,
née à Montreuil en 1962, nouvelliste et romancier,
a déjà publié une
vingtaine de livres.

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