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Joel AGEE


Le monde de Pira

En 1946 au Mexique, au pied des volcans Popocatepetl et Iztaccíhuatl, Peter ou Pira, six ans et demi, regarde ce qui l’entoure. Le garçon grandit entouré de l’amour de sa mère Martha, Américaine d’origine juive exerçant le métier de violoniste dans un trio hongrois et de son beau-père Bruno, un écrivain d’origine allemande, militant communiste ayant fui le régime nazi pour rejoindre la guerre civile espagnole avant de se réfugier au Mexique. David, son père biologique, pianiste vit aux États-Unis. Si l’enfant n’en conserve aucun souvenir direct les échanges épistolaires réguliers que la mère a avec lui permettent à l‘enfant d’intégrer indirectement son géniteur dans son existence sans frustration ni fantasme. Autour de lui il y a aussi Zita, la domestique indo-mexicaine que l’enfant considère comme sa deuxième mère et Federico, son fiancé (« novio »), un routier qui chaque semaine lui envoie une à deux lettres que Martha lit à celle qui faute d’avoir été à l’école ne peut le faire elle-même et lui rend visite un week-end sur deux. Pour permettre à la jeune femme de communiquer en toute intimité avec son amoureux, Martha a entrepris d’apprendre à lire et écrire à Zita et s’exerce régulièrement avec l’enfant. Sandor, premier violon du trio avec lequel la mère donne des concerts mais aussi camarade politique et meilleur ami de Bruno, entre les réunions du petit cercle procommuniste composé de réfugiés ayant fui les régimes fascistes européens, les séances de travail avec Martha et le simple plaisir d’être ensemble, partage souvent leur quotidien.

Le garçon élevé assez librement partage donc son existence entre des parents artistes, attentifs, complices, engagés qui s‘adressent à lui comme à un être doté de raison et de compréhension, Zita, l’unique employée de la maison, intégrée et respectée de tous qui veille sur cet enfant comme le sien, Federico dont la jeunesse, la gentillesse, la fantaisie, la gaieté  et l’enthousiasme le fascinent, Sandor qu’il considère comme un oncle ou un parrain et la communauté d’expatriés et réfugiés communistes qui gravitent autour d’eux et ne cachent pas leur affection pour ce petit garçon sage, curieux et drôle dont ils ont fait leur mascotte. À l’extérieur de ce cercle, Pira s’est fait deux amis de son âge avec lesquels il peut jouer en toute liberté dans la nature ou la maison. Chris l’arrogant est élevé par un père peu présent, un riche Américain vulgaire, prétentieux et alcoolique que Martha déteste pour ses regards malsains et pour interdire sa luxueuse piscine aux non-blancs. Anton, plus effacé est le fils d’une Indienne pauvre et vivant seule, endurcie par l’adversité, sévère et autoritaire, qui n’hésite pas à infliger à son fils unique des châtiments corporels quand il néglige la part de travaux domestiques qui lui incombe, rentre avec quelques minutes de retard pour le repas ou qu’elle le suspecte d’avoir désobéi par son comportement ou en paroles aux règles sociales ou religieuses strictes que leur impose leur condition. Si, discrètement, Martha ajoute au goûter quelques gâteaux secs, fruits ou confitures quand Anton est présent, c’est avec une égale bienveillance que ces parents respectueux des goûts et sentiments de leur fils adoré accueillent Chris et Anton, ensemble ou séparément. Avec eux Pira est capable de passer des après-midi entières à observer les fourmis, à jouer aux aventuriers dans la nature sauvage ou à organiser d’homériques batailles avec des soldats et Indiens de plomb. Quand il se retrouve seul, il aime à s’allonger sur les pierres pour regarder le ciel et écouter les bruits de la nature, courir et jouer avec son chien Tristan, discuter avec Paco, le perroquet familial, lire ou écrire de courts poèmes. 
Il s’amuse aussi parfois à observer les adultes et à écouter leurs conversations.
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Si dans cet univers protégé et enrichissant Pira grandit harmonieusement, il découvre à partir d’épisodes comme la grève menée par Federico, l‘arrestation de Sandor à son retour en Hongrie ou le geste mal compris de sa mère venue secourir une femme lors d’une querelle de rue que personne n’est à l’abri d’une injustice ou de la violence et que même sa famille pourrait en être l’objet. Bruno de son côté, rongé par le mal du pays, évoque de plus en plus souvent son envie de participer à la reconstruction d’une Allemagne nouvelle et démocratique. Quand l’enfant curieux aux oreilles qui traînent apprend incidemment que son beau-père est invité par un metteur en scène allemand pour l’adaptation de l’un de ses livres au théâtre contre une importante rémunération, il pressent que le péril se rapproche. « Il y aurait un nouveau commencement, dans un autre pays et un autre temps, mais entre celui d'ici et celui de là-bas, s'étendait un océan. Il n'arrivait pas à imaginer sa future vie, de l'autre côté, et il n'en avait vraiment pas envie. »

                 
                                Dans ce roman, largement autobiographique – (les parents de l’auteur ont effectivement divorcé lorsqu’il avait un an, son père écrivain étant resté à New-York et sa mère émigrant au Mexique. Sa mère a bien épousé un an plus tard Bruno von Salomon, dit Bodo Uhse, journaliste allemand militant du parti communiste qui assurera le rôle de père du petit avant qu’ils ne quittent tous le Mexique pour l’Allemagne en 1948) – l’auteur se penche sur une courte période de sa vie, celle paradisiaque et formatrice de son enfance sur la terre mexicaine. Mais, dépassant l’album de souvenirs et le récit familial et intime, il nous immerge également dans le milieu d’intellectuels communistes venus dans la clandestinité ou non de l’international pour rejoindre la lutte antifasciste mexicaine. 

La particularité de ce récit est qu’il se déroule en toute naïveté, innocence et fraîcheur et avec une parfaite authenticité à hauteur d’enfant sans aucun commentaire d’adultes. Et cet enfant, ouvert aux autres par des parents soucieux de forger chez leur fils la capacité de faire ses choix, de respecter la différence et de s‘ouvrir au monde, est un garçon bien dans sa peau qui assume sa sensibilité, dégourdi et très autonome pour son âge.
À observer les adultes et écouter leurs conversations qu’il a appris à ne pas interrompre, il apprend qu’à côté de son monde de jeux et de liberté d’enfant existe celui plus complexe des grands et n’hésite pas quand le sens d’un mot, d’une expression ou certains propos lui échappent à questionner ensuite Bruno, son interlocuteur privilégié, Martha, Zita ou Federico. Il apprend. Il grandit. 

C'est à travers cette curiosité du garçon qui permet de tenir à distance sans l’occulter la violence du pays, que l’auteur au fil d’un mot ou une situation qui interpellent l’enfant évoque l’injustice, le monde du travail, le racisme et la discrimination sociale, le poids des superstitions et de la religion (par l’intermédiaire notamment de Zita), les survivances coloniales et l’illettrisme. Auprès la communauté composée de réfugiés européens menacés par les gouvernement fascistes de leur pays d’origine gravitant dans le petit cercle d’intellectuels, d’artistes et de communistes entourant Frida Kahlo et Diego Rivera qui avaient hébergé Trotski quelques années avant son assassinat, lors des réunions dans le salon familial, ce sont quelques désaccords existant notamment entre trotskystes et staliniens qu’il entend s’exprimer mais aussi leur sentiment commun d’appartenir à l‘internationale communiste. Plus encore, c’est la réalité de la société des adultes qui s’ouvre à lui avec l’évocation de la réalité des grèves et leurs répressions, l’action des syndicats, les luttes sociales, qu’avec unanimité et solidarité ils soutiennent tous unanimement. Enfin, ce qui dans son quotidien était sous ses yeux mais dont il n’avait pas pris conscience, il comprend que l’attitude bienveillante de ses parents envers les pauvres et les laissés pour compte de leur pays d’accueil n’est pas l’apanage de tous les adultes mais relève de leur appartenance idéologique.

À travers la déchirure que son départ pour l’Allemagne inflige à Pira c’est aussi plus généralement l’exil, le déracinement et l’amputation qu’il représente, l’espoir mais aussi la peur que procure l’idée même de cet ailleurs inconnu qu’il va falloir faire sien, auxquels comme tout exilé l’enfant nous renvoie. 

Dans ce roman d’apprentissage écrit avec émotion et simplicité que Paul Auster a qualifié « d’une des plus pénétrantes explorations du monde de l’enfance », suspendu au regard de ce gamin perspicace et sensible qui s’éveille au monde, on se laisse entraîner avec bonheur dans cet état de grâce que cette période mexicaine fut pour lui et partage la douce nostalgie que Joel Agee insuffle à ses souvenirs d’une époque où ils étaient nombreux de par le monde, comme Bruno, Martha, Federico auquel le syndicat à appris a lire et écrire ou bien Sandor, à croire et à se battre pour un avenir meilleur, « couleur d’orange » comme le rêvait Aragon. Si le lecteur quelque soixante-quinze ans plus tard et malgré le « sanglot de la déconvenue » n’en est pas moins touché par l‘idéalisme aussi ardent et généreux qu’aveuglé de ces adultes fidèles à leur engagement politique, c’est avant tout l’innocence, la sensibilité et le sens de l’observation de ce jeune apprenti poète amoureux des mots et charismatique qui l’éblouissent et l‘émeuvent.  

Dominique Baillon-Lalande 
(08/11/23)    



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Mercure de France

(Septembre 2023)
272 pages - 23,80 €



Traduit de l’anglais
par Marie-Pierre Bay et
Nicolas Castelnau-Bay















Joel Agee,
traducteur, essayiste et critique, vit aujourd’hui à New-York. Il lui aura fallu passer les quatre-vingts ans pour publier son premier roman,
Le monde de Pira.