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Juan Gabriel VÁSQUEZ

Une rétrospective

Extraordinaire rétrospective, celle que nous donne à lire Juan Gabriel Vásquez ! Nous sommes en 2016. Sergio Cabrera, le grand cinéaste colombien est l'invité de la cinémathèque de Barcelone pour une rétrospective de l'intégralité de son œuvre. Cet événement réjouit le cinéaste, cependant une grande morosité l'accable : la relation amoureuse avec sa femme se délite ; après un demi-siècle de conflits, la Colombie est en proie à des négociations impossibles entre le gouvernement et la guérilla. De surcroît Cabrera apprend quelques jours avant son arrivée à Barcelone le décès à Bogota de son père Fausto. Bouleversé, le cinéaste prend cependant la décision de ne pas assister aux obsèques de son père et de remplir ses engagements auprès de la cinémathèque en compagnie de son jeune fils qui vit en Espagne...

Très habilement construit, le roman de Juan Gabriel Vásquez va nous faire assister non seulement à la rétrospective de l'œuvre du cinéaste et au regard qu'il porte sur celle-ci, mais bien plus que cela, nous assistons à une véritable rétrospective historique reconstituée au travers de la vie hors du commun de cette famille. C'est ainsi que nous retrouvons Fausto, le père du cinéaste quittant l'Espagne avec sa famille après la défaite des Républicains pour le retrouver aux Antilles puis en Colombie. Fausto se fait connaître en déclamant des poèmes de Lorca, de Machado, de César Vallejo puis devient célèbre dans le monde du théâtre en mettant en scène des pièces de Brecht. Il devient un pionnier des émissions culturelles à la télévision colombienne mais rapidement, il s’oppose à la programmation qu'on lui impose. Fervent admirateur de la révolution chinoise (perçue comme le triomphe des républicains sur le franquisme) il décide alors de partir en Chine avec sa femme et ses deux enfants. Sergio Cabrera et sa sœur Marianella, alors enfants vont se retrouver sur une autre planète... Une autre planète vraiment puisqu'au cours d'une promenade avec leur mère dans les jardins de la Cité Interdite, ils y rencontrent Pu Yi (le dernier empereur), devenu jardinier...  Plus tard, Sergio dira en citant Barthes : « Si la soucoupe d'engin soviétique est devenue si facilement engin martien, c'est qu'en fait la mythologie occidentale attribue au monde communiste l'altérité même d'une planète : l'URSS est un monde intermédiaire entre la Terre et Mars. »

Après quelques années en Chine, Fausto et sa femme repartiront en Colombie, laissant seuls les deux adolescents sous la protection d'un tuteur chargé de leur éducation révolutionnaire. En pleine Révolution Culturelle, les adolescents vont s'engouffrer dans la tempête que traverse la Chine, étudieront avec zèle la pensée Mao-Tsé-Toung et afficheront des centaines de dazibaos, participeront aux actions les plus cocasses comme par exemple inverser la signification des feux de signalisation : Au vert, on s'arrête ; au rouge, on passe ! Ils travailleront en usine, participeront aux travaux des champs dans une commune populaire et bien que devenus de parfaits gardes rouges, Sergio et Marianella vont rencontrer des jeunes gens de leur âge. Marianella va tomber amoureuse de Carl Crook dont le père David Crook est un personnage aussi étonnant que Fausto. Ce David Crook, communiste anglais engagé en Espagne dans les brigades internationales nous fera rencontrer Norman Béthune et Hemingway puis sera chargé par les soviétiques d'espionner Georges Orwell... avant que la lecture des livres d'Edgar Snow ne le conduise en Chine où il vivra le reste de ces jours.

« Mais plus que raconter une histoire, elles sont entraînées par l'Histoire. Je pense parfois que c'est pour ça que Marianella et ce garçon se sont rapprochés : avoir des parents qui ont vécu ces choses-là, ça marque. Bien entendu, on ne s'en rend sans doute pas compte à quatorze ans. C'était l'âge de Marianella quand elle a rencontré Carl Crook, et moi, j'en avais seize et Carl dix-sept. Que savions-nous de la vie ? Nous vivions seuls dans un hôtel, nous allions et venions à notre guise, ce qui nous donnait l'impression de tout maîtriser. C'était pourtant loin d'être le cas. »

Sergio fera un bref séjour à Paris en 1967 avant de regagner la Colombie. Cette année-là, Loin du Viet Nam est projeté dans les salles parisiennes. Occasion rêvée pour le futur cinéaste de rencontrer Jean-Luc Godard, Lelouch...
De retour en Colombie, Sergio et Marianella rejoindront la guérilla.
« Il se sentait pris en embuscade, une impression absurde dans la mesure où cette résolution n'avait rien d'imprévu. Entrer dans la guérilla était inscrit dans sa destinée depuis longtemps – à croire qu'une force l'avait décrété à sa place, sans attendre son consentement – mais il n 'aurait jamais cru que ce serait si rapide."

Nous ne dirons rien de l'expérience de Sergio et Marianella dans la guérilla colombienne. Chacun à sa manière, ils le diront avec la singularité de leurs voix merveilleusement bien restituées par Juan Gabriel Vásquez car dans ce roman tous les protagonistes sont bien réels. Au-delà de l'aventure inouïe de ces hommes et de ces femmes, de leurs espoirs et de leurs engagements, de leurs désillusions aussi, c'est tout un pan de l'Histoire du XXe siècle qui nous est exposé et qui pourra peut-être sembler aux jeunes générations, une histoire venue d'une planète inconnue.

Yves Dutier 
(20/09/22)    



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Juan Gabriel VÁSQUEZ, Une rétrospective
Seuil

(Août 2022)
464 pages - 23 €


Traduit de l'espagnol
(Colombie) par
Isabelle GUGNON









Juan Gabriel Vásquez,
né à Bogota en 1973,
écrivain et journaliste,
a déjà publié une dizaine de livres et reçu plusieurs prix littéraires.


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