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Antonio UNGAR


Regarde-moi


Un jeune homme jamais nommé, rongé de peur, de haine et de colère, se bourre de psychotropes pour parvenir à supporter la saleté, les odeurs, le bruit, le désordre et la pauvreté de cette banlieue d’une ville anonyme envahie par des « nègres », des « basanés » et autres étrangers qu’il habite. On apprendra peu après au détour d’un chapitre que celle-ci vient d’être la cible d’attentats meurtriers dans un stade, une salle de concert et un café. Là, même les employées du Pôle Emploi local sont des Noires et c’est en tremblant de rage et d’angoisse que l’homme, qui limite ses déplacements à l’incontournable, marche d’un point à un autre avec l’air de fuir, le monde, lui-même et les autres. Le solitaire misanthrope, xénophobe mais polyglotte, gagne sa vie comme traducteur non déclaré de publicités et notices diverses sans aucun contact direct avec ses commanditaires grâce au courrier, au téléphone et à son ordinateur. Ses prix bas lui attirent une clientèle assez régulière et nourrie pour en vivre plus que correctement. Menant une existence recluse dans l’appartement familial dont il a hérité et où il a sanctuarisé la chambre d’Eva, la sœur tant aimée trop tôt disparue, son quotidien obéit à un emploi du temps rigide qu’en maniaque il répète scrupuleusement.

Mais ce personnage dérangé et obsessionnel ne se contente pas de passer ses journées à déplorer l’effondrement de son pays envahi par les étrangers, il prépare un grand et mystérieux projet. C’est pour celui-ci que chaque jour il découpe dans la presse les mots qui comptent pour les mettre dans un pot à confiture de sa mère. Puis, toujours en solitaire, il se rend chaque semaine dans la vieille ferme reçue en héritage pour, sous couvert d’entretien de son champ, fabriquer des anges vengeurs en plâtre bourrés d’explosifs en vue d’un grand feu d’artifice apocalyptique. « Je pose le pot sur la table de travail, je ferme les yeux et plonge la main dans l’ouverture pour retirer trois mots au hasard. Ils me semblent choisis par une intelligence supérieure : Demain, Victoire, Soleil. » « Il ne me  reste plus qu’à prendre congé de toi, maman. Tu m’as fait comme ça. Déterminé, prêt à faire passer l’intérêt collectif avant l’intérêt individuel. Généreux. Idéaliste. Courageux. Ce n’est pas de ma faute si je suis né avec un pénis et que, à cause de ça, je souffre de maladie commune à tous les autres hommes de la planète (tous des violeurs, tous des suicidés en puissance). J’accomplirai ce dont j’ai été chargé par la république en ruine et je l’accomplirai en hommage à toi et à la petite Eva. » « C’est une préparation au sacrifice qui m’attend, mais aussi un hommage à tous les martyrs du continent. »   

C’est l’arrivée de nouveaux voisins, une famille uruguayenne ou gitane composée d’un père, de ses deux fils et de sa fille qui va tout faire basculer. Elle surtout, celle dont l’ignoble individu apprendra par l’épicière roumaine chez qui il se résout à faire ses courses par commodité mais à contrecœur, que la jeune fille se nomme Irina et qu’elle suit des cours de secrétariat. Avec ses jumelles, il scrute donc l’appartement bordélique et sordide pour apercevoir la fille à la beauté magnétique et sauvage qui le fascine. Une fois harponné, passant à la vitesse supérieure, il profite d’une de leurs absences pour truffer tout l’appartement (dont la chambre de la belle) de mini caméras reliées à son ordinateur. Ce faisant, plus rien ne lui échappe et, malgré l’eau de Javel qu’il utilise pour se punir des montées de désir de plus en plus fortes et fréquentes qui l’envahissent et le culpabilisent, ses nuits sont dorénavant hantées par le corps de la jeune fille aux joggings fluorescents, shorts et jupes trop courtes accompagnés de fins T-Shirt qui ne cachent pas grand-chose de ses appâts. À travers ses écrans, l’homme découvre aussi assez vite que les trois mâles de la famille sont des brutes alcooliques réduisant Irina à un esclavage domestique voire sexuel et les soupçonne fortement de participer à un trafic de drogue. Ce piètre héros est-il aveuglé par ses fantasmes et son racisme ou a-t-il vraiment débusqué de dangereux délinquants qui mettent en péril celle qui peuple ses rêves et la sécurité du quartier ? Irina et ses frères se sont-ils aperçus de la surveillance rapprochée dont ils sont l’objet ?  C’est la jeune fille qui fera les premiers pas et lui, déraisonnablement, alors que tout les sépare, en est fou : « La religion, elle s’en fout, elle dit. Elle n’a pas l’air non plus de s’intéresser au pays où elle vit. Ni aux origines de sa famille. Ni à la politique. Ni à l’histoire (…) Je lui dis que je ne la crois pas. Personne ne peut supporter de vivre sans croire en rien. »

      Dans Regarde-moi, dont le titre évoque immédiatement la vue et le regard, l’auteur nous transforme à notre tour en voyeurs. L’écrivain ne quitte pas des yeux son personnage enfermé dans son appartement, prisonnier de sa peur et sa haine. Comme lui le fait avec Irina, il scrute chacun de ses mouvements et de ses actes. Et le journal intime que celui-ci remplit consciencieusement chaque soir comme il en a autrefois fait la promesse à Eva, nous livre ce qui se cache derrière ses faits et gestes en ne nous épargnant aucune des pensées troubles ou délirantes de cet être toujours sous tension. C’est en plongeant ainsi dans les profondeurs de la folie de son héros inquiétant et monstrueux qu’Antonio Ungar nous permet de suivre pas à pas le chemin qui mène un esprit ravagé par la détestation de l’autre et les anxiolytiques à une violence absolue et incontrôlable, jusqu’à l’irréparable et la mort. L’évocation brève mais sans ambiguïté faite dans le roman des actes terroristes ayant frappé Paris en novembre 2015 nous amène à porter notre regard au-delà de ce seul héros psychologiquement fragile et narco-dépendant pour envisager plus globalement tout auteur d’acte terroriste sous cet angle singulier venu compléter celui du fanatisme religieux directement revendiqué. Au-delà du tableau de la paranoïa identitaire d’un homme déséquilibré et frustré, ce sont dès lors les causes sociales et psychologiques de ce repli identitaire si largement à l’œuvre à notre époque sur la planète que Regarde-moi évoque. Prises sous le même prisme politique, les petites caméras que le désaxé installe dans la chambre d’Irina nous renvoient directement aux systèmes de vidéo-surveillance abolissant toute vie privée dans l’espace public installés dans bon nombre de villes sous toutes les latitudes. Nous ne sommes pas loin du Panoptique, ce dispositif carcéral imaginé par le philosophe Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle pour permettre à un unique surveillant logé dans une tour centrale d'observer tous les prisonniers enfermés dans des cellules individuelles judicieusement installées autour de cette tour sans que ceux-ci puissent savoir si et quand ils étaient observés. Souriez, vous êtes filmés !

Dans ce scénario angoissant comme un film d’Hitchcock qui suggère sans dire vraiment ni expliciter l’horreur qui s’annonce, la violence larvée et le sexe finissent par envahir le roman jusqu’à la nausée. Et pourtant, quand ce héros déglingué rencontre l’amour sous les traits d’Irina et que celle-ci semble partager ses sentiments, le lecteur se laisse prendre un instant par l’espoir d’une issue heureuse où la flèche de Cupidon libérerait le malade des démons qui le poursuivent. Car si cet homme est résolument haïssable et effrayant, il n’en a pas moins une part d’humanité. Le lecteur pressent vite que c’est dans l’enfance et la famille que ce déséquilibre profond a pris racine et que cela le désigne conséquemment comme la cible idéale du discours identitaire ambiant habile à transformer les frustrations en haine et rejet de l’autre. L’éternelle et insoluble question des circonstances atténuantes et de la victime devenue bourreau à son tour émerge.
 
Dans ce journal d’un fou d’une profonde noirceur et fondamentalement dérangeant, Antonio Ungar, avec une méticulosité et une efficacité dignes d’un thriller, nous aspire dans une spirale fiévreuse et obsessionnelle dont il est difficile de sortir indemne. Si l’évocation qu’il fait de la haine qui sous la forme du racisme et du terrorisme pervertit nos sociétés ou de la fragilité de certains face à la « bête immonde », est brutale, dure et sans masque, cela est fait sans la moindre complaisance malsaine et avec talent, dans l’unique but de nous alerter face au danger. Un livre troublant et saisissant !

Dominique Baillon-Lalande 
(28/03/22)      



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Antonio  UNGAR, Regarde-moi
Noir sur Blanc

Collection Notabilia
(Janvier 2022)
288 pages - 18 €




Traduit de l'espagnol
(Colombie)
par Robert Amutio














Antonio Ungar,

né en 1974 à Bogotá,
a longtemps vécu en Palestine et habite maintenant à Berlin. Regarde-moi est son troisième roman.