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Anne-Sophie SUBILIA

L’épouse


L’épouse est l’histoire d’un jeune couple anglo-suisse dont le mari, Vivian, délégué humanitaire, vient d’être envoyé en mission d’un an par la Croix-Rouge pour vérifier les conditions de détention dans les prisons du territoire de Gaza. On est en janvier 1974. Ils se sont mariés il y a deux ans et Piper, son épouse, traductrice, a passé l’essentiel de sa vie à Londres. L’organisation humanitaire leur fournit comme logement de fonction un cube de béton coiffé d’un drapeau du CICR, en périphérie de Gaza et tout proche de la mer. Posée sur un jardin de sable où quelques eucalyptus, papyrus et aloès esseulés parviennent à survivre, la maison, sans voisin, sans commerce de proximité, sans radio ni télévision, ressemble à une absence au monde. Après quelques jours partagés à rendre la maison moins spartiate, Vivian reprend le travail. Piper, elle, essaye de prendre ses marques.

Le sable s’infiltre sous les portes et envahit tout. « Plusieurs fois par jour elle attrape le balai et passe quelques minutes à le chasser. À ce jeu-là elle est perdante. Elle est obligée d’accepter sa défaite. » Dans la famille de Piper, « ils avaient du personnel qui se chargeait en toute discrétion » de l’entretien de la maison. Considérant « qu’elle a mieux à faire » que cette tâche qui la répugne, elle réduit le ménage à son minimum. « Il arrive qu’elle regarde fourmiller les cafards sans rien faire » préférant lire ou profiter de la plage. Mais si, conscient de ce que cette nouvelle vie représente pour sa jeune femme, Vivian lui a rapidement proposé de prendre une aide domestique pour la soulager, celle-ci ne souhaite ni introduire, ni avoir à cohabiter ni avoir à commander une domestique dont elle ne partage ni la langue, ni les coutumes. Les semaines du jeune couple sont rythmées par les soirées festives du vendredi au Beach Club, entre membres du CICR accompagnés de leurs épouses. Durant le week-end, Piper et Vivian font souvent du tourisme sur les sites historiques de la Palestine et d’Israël. Le reste du temps, seule, l’épouse profite de la plage et des bains de mer ou s’aventure à pied le long de la côte. L’occasion de se lier avec la petite Naïma qu’elle rencontre à plusieurs occasions à la plage et dans le hameau de pêcheurs le plus proche. Le travail de Vivian est plus prenant qu’elle ne s’y attendait. « Ensemble, ils vivent cette aventure, mais quand même lui, un peu plus qu’elle. La femme du délégué n'a pas de mission spéciale. Elle accompagne. Elle n'a pas la responsabilité des opérations, ni l'adrénaline, ni les fatigues. Elle n'a pas la satisfaction, la griserie, ni le brut contact du travail. » Au fil des jours Piper, malgré sa volonté de se couler dans le moule de la gentille épouse qui attend et soutient son mari, aura de plus en plus de mal à meubler son oisiveté et à supporter sa solitude, sa prison dorée et son ennui. La voyant lentement déprimer, le délégué, que certaines missions obligent régulièrement à s’éloigner de Gaza plusieurs jours, offre à son épouse une petite voiture de ville pour qu’elle se sente libre de ses mouvements en son absence et parvienne à chasser sa morosité.  

Sans en tenir grief à son époux contraint par ses fonctions mais peu préparée à un tel isolement social, Piper a du mal à échapper au sentiment d’abandon et d’inutilité qui la mine. Les regards critiques qu’une part de la population locale porte à cette jeune femme occidentale à l’habillement et aux mœurs inadaptés la blessent et elle se sentira longtemps rejetée par ce pays dont elle ne possède pas les codes, tout en comprenant que, peut-être, certains ne voient dans cette étrangère qu’une privilégiée descendant des anciens colonisateurs qui « après avoir favorisé l’immigration juive dans le pays, ont pris leurs cliques et leurs claques juste à temps, en 1948, en fin de mandat », pour laisser derrière eux une situation explosive qui donnerait lieu quelques années plus tard à la première guerre israélo-arabe. Comme un poisson rouge dans son bocal, elle tourne en rond. Ce qui l’aide à ne pas craquer, ce sont les visites du vieux Hadj, ce jardinier employé par le couple qui vient irrégulièrement mais fréquemment avec sa carriole tirée par un âne pour transformer le terrain de sable qui entoure leur maison en jardin végétal et fleuri. Avec cet homme dont elle ne partage pas la langue et qui se cantonne à l’espace extérieur de la maison, elle parvient à établir un contact humain chaleureux et respectueux. Cet homme et sa famille joueront un vrai rôle par la suite dans son intégration. Sa rencontre avec Mona au Beach Club, une médecin-psychiatre palestinienne, célibataire par choix et féministe, proche du CICR, qui travaille à l’hôpital de Gaza et qui force son admiration, ne sera pas sans avoir aussi son importance. C’est en lui rendant visite dans l’établissement hospitalier qu’elle découvrira par hasard une petite fille de deux mois abandonnée de tous, sans nom et dans un piètre état d’hygiène qui donnera soudain du sens à sa présence. Par compassion et révolte contre cette injustice du sort, Piper lui rendra visite chaque jour en lui apportant du lait qu’elle lui fera patiemment ingurgiter et des couches, la baignant elle-même avant de la vêtir de vêtements achetés pour elle donc propres et à sa taille, dans un établissement financièrement exsangue où le personnel qui manque de tout se trouve contraint par défaut de déléguer ce qui ne relève pas de la stricte prise en charge médicale aux familles des patients. Le personnel non seulement la laisse faire mais lui facilite les choses dans l’espoir à terme que la jeune femme sauve l’orpheline en l’adoptant. L’enfant s’éveille et se remplume et Piper, heureuse de se sentir enfin utile, s’en réjouit. Vivian, bien qu’inquiet d’un tel investissement qui risquerait à terme de poser problème mais se réjouissant que sa femme depuis ne parle plus de retourner l’attendre à Londres, ne s’en mêle pas.  

              L'Épouse, titre en parfaite adéquation avec ce récit dont Piper est la narratrice, est un roman à plusieurs entrées. S’il nous peint tout d’abord un portrait nuancé, sensible mais sans filtre, du quotidien d'une femme et à travers elle de son couple, dans le contexte difficile d’une immersion humanitaire dans un milieu inconnu, déstabilisant voire hostile, c’est aussi un roman féministe qui à travers son personnage évoque toutes ces épouses condamnées à vivre à demi, par procuration, dans l’ombre et l’attente de leur conjoint. C’est aussi un récit sur les difficultés, même avec les meilleures intentions possibles, de s’intégrer positivement, aussi bien pour lui que pour elle, à une région habitée par une autre culture dont on ne possède pas vraiment les clés. « Vivian se tourne vers sa femme : Je comprends que tu donnes nos bougies, mais ça ne changera rien à la situation, tu sais. (…) C’est exactement ce que vous faites quand vous distribuez un jeu de dames dans les prisons, répond-elle d’une traite ». Plus profondément encore, ce sont les limites de ces actions bienveillantes et indispensables que mènent les ONG dans des endroits ravagés par les guerres qui se posent. Quel poids ont vraiment leurs actions ? Quel équilibre trouver entre empathie et distance ? Comment répondre à tant d’attentes et faire face à tant de drames avec des moyens toujours insuffisants ? Comment échapper au temps court de l’évaluation et l’intervention d’urgence pour s’ancrer dans le temps long qui seul peut apporter un vrai résultat ? On comprend dès lors qu’au-delà de son envie égoïste d’avoir sa jeune femme à ses côtés, Vivian a besoin d’elle comme antidote à l’accablement que lui apportent ses inspections et aux doutes qui l’assaillent quant à sa propre utilité, attendant d’elle un réconfort et un ressourcement. Ces besoins qu’elle ne perçoit même pas, Piper, engluée dans ses propres frustrations, n’aurait de toute façon pas la force d’y répondre et on peut émettre l’hypothèse que plus que l’absence, c’est ce fossé, ce décalage entre le ressenti et les attentes de chacun, qui fragilisent leur jeune couple. Vivian et Piper, elle, jeune bourgeoise occidentale blanche privilégiée, superficielle, égocentrique mais capable de sensibilité et d’empathie voire de générosité, lui égoïste et figure d’un patriarcat à peine masqué mais non sans idéal et sans engagement dans son travail, ne sont que deux êtres de paradoxes, ni anges ni bêtes, mais profondément humains. La note de mystère et de magie sera apportée par un local, le jardinier portant en lui force, sagesse et sensibilité, qui endosse ici le rôle lumineux d’un personnage de conte traditionnel. Naïma avec sa joie d’être et sa vivacité espiègle apporte quant à elle une innocence au récit tandis que Mona, la psychiatre, est une belle figure du féminisme et une femme accomplie. 

Le quotidien et la réalité de Gaza est un drame permanent et Anne-Sophie Subilia, ne prétend pas ici en faire un documentaire historique, politique ou porter un témoignage sur ce qu’elle ne connaît pas personnellement. C’est à partir d’une documentation photographique et de presse qu’elle installe son roman au cœur du conflit israélo-palestinien, dans cette mince bande coincée entre l’Égypte au Sud et Israël à l’Est, confiée au contrôle de l'Égypte par l’ONU en 1948 jusqu’à 1967, date à laquelle Israël occupe militairement l'enclave palestinienne avant d'y imposer en 2007 un blocus toujours en vigueur. Gaza n’est donc pas directement son sujet mais le contexte et le décor de cette histoire qui se construit à la fois en écho à ce que les médias nous ont rapporté à tous mais aussi par le prisme personnel d’événements particuliers (expulsion du village de pécheurs où vit la famille de la petite Naïma, démarches entreprises par son jardinier pour retrouver son frère, corps d’un jeune homme mort une pierre dans la main bloquant la route), par son quotidien (bruit au loin des affrontements, omniprésence militaire, circulation des tanks sur la plage, checkpoint qui entravent la circulation, coupures d’électricité), mais aussi ce manque d’eau et de nourriture qu’elle constate impuissante autour d’elle mais dont eux sont épargnés. C’est avec un mélange d’incompréhension, de naïveté, de peur, de révolte et d’empathie, qu’à l’état brut elle nous fait en désordre et de façon sensible et subjective cet état de lieux. Parfois, c’est le délégué qui en sera très occasionnellement le vecteur, en lien avec son travail mais aussi à partir d’éléments déclencheurs anodins : « Ses doigts sont noirs de toutes les olives juteuses de Cisjordanie qu’il vient d’acheter dans une échoppe de Gaza (…) Comment les cultivateurs arrivent-ils à écouler leurs récoltes reste une question, depuis sept ans que dure l’occupation israélienne. Chacun concerné se demande à qui appartiendront les oliviers et, les plus avisés, si ces milliers d’hectares fertiles ne se feront pas écraser par le béton des colonies ». 

La restitution que l’autrice, imprégnée des clichés photographiques qu’elle a minutieusement étudiés, nous fait de la situation de Gaza est extrêmement visuelle et enrichie de moult détails. L’écriture d’Anne-Sophie Subilia, impeccable, se situe au plus près de ses personnages mais avec une certaine neutralité distante, elle parvient, à travers la routine du couple, à distiller une vraie tension née du contexte de ce territoire mouvementé. Entre l’atmosphère d’ennui, de vide et d’interrogation existentielle que dessine la narratrice, le découragement professionnel de son époux et l’angoisse quotidienne des Gazaouis quant à leur survie, celle de leur famille mais aussi leur colère quant à la dépossession de leur terre, tous les éléments qui composent ce livre finissent par entrer en résonance.

Un livre complexe, atypique et surprenant, plein de délicatesse et de profondeur qui n‘émet aucun jugement explicite sur ses personnages et la situation de Gaza mais qui, à travers la banalité de ce quotidien pour les uns et le tragique pour les autres, égraine ses questions de façon apparemment neutre mais toujours précise et forte avec une implacable lucidité. Un roman original et exigeant comme on les aime.    

Dominique Baillon-Lalande 
(16/09/22)    



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 Anne-Sophie SUBILIA, L’épouse
Zoé

(Août 2022)
224 pages - 17 €

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10,99 €












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