Retour à l'accueil du site





Julie OTSUKA

La ligne de nage


La première partie du livre a pour cadre une piscine souterraine que fréquentent majoritairement des habitués de tout genre, de tout âge et de toute catégorie sociale, avec leurs habitudes et leur connivence. Qu’ils y viennent par pur loisir pour se détendre, se changer les idées ou s’offrir le plaisir de faire corps avec l’eau, pour entretenir leur condition physique, se réapproprier leur corps ou soulager certaines douleurs, par goût du sport ou du challenge, toussemblent trouver «  en bas (…) loin du fracas du monde de là-haut » une mise à distance de l’agitation du monde situé en surface et du quotidien, s’y sentir vivants et plus légers. Dans cette communauté aquatique hétéroclite et mouvante où selon ses capacités et son rythme chacun trouve place avec son rituel, son nombre de longueurs et sa ligne de nage, certains y apprécient particulièrement la liberté et le confort de pouvoir se montrer tels qu’ils sont sans avoir à subir de regard jugeant, désapprobateur, malsain ou condescendant. « Là en bas, nous n'appartenons plus qu'à l'une de ces trois catégories : les rapides, les moyens et les lents. » Ils se connaissent de vue, s’adressent un salut, échangent quelques mots parfois mais la discrétion quant à l’existence de chacun hors de ce huis clos chloré et une certaine distance respectueuse font partie des règles et usages implicitement imposés. Pour Alice, praticienne de longue date, ces longueurs de brasse qu’elle répète inlassablement chaque jour sont le seul moyen qu’elle ait trouvé pour canaliser ses angoisses et son énergie, se retrouver et remettre ses idées en place.
Quand, un jour, Alice nageant dans la ligne quatre aperçoit au fond du bassin une fissure semblable à un trait de feutre, elle s’en étonne et fait part de sa découverte à la petite communauté. Celle-ci, après avoir confirmé de visu l’anomalie, s’interroge à son tour sur ce phénomène, élaborant dans la foulée divers scénarios anodins ou catastrophistes allant de l’illusion d’optique au phénomène géologique. Si la direction de l’établissement soucieuse de ménager la confiance et la tranquillité de ses usagers minimise immédiatement l’affaire, l’apparition régulière d’autres fissures au fond du bassin les semaines suivantes mettra inévitablement à mal la petite communauté harmonieuse. Entre la fuite vers d’autres piscines des uns et l’arrêt de la natation de quelques autres, la confrontation des tenants optimistes aux fatalistes ou les amateurs de la politique de l’autruche, pour ces habitués qui avaient fait de ce lieu un refuge à la fois intime et partagé et un facteur d’équilibre dans leur existence comme Alice, la fermeture programmée « d’en bas » prendra des allures d’effondrement personnel.
À renfort de métaphores et de délicates allusions, Julie Otsuka se sert subtilement de cette disparition du monde « d’en bas » pour préparer son lecteur à la dégradation de la santé d’Alice, dont la mémoire se fissure aussi inexorablement que le fond du bassin.

Atteinte d’une maladie neurodégénérative, Alice oublie la date, la saison, le nom du président, ses médicaments, de se nourrir, se coiffer… Mais elle se souvient encore de son nom, son adresse, son enfance au Japon et la tristesse ressentie lors du vol de ce collier de perles ramené de son pays qu’elle destinait symboliquement à sa fille pour l’obtention de son diplôme, son talent de nageuse, son internement dans un camp pour Nippo-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, cet amoureux que la guerre lui a enlevé, son mariage avec un autre, sa première fille morte peu après sa naissance et la seconde que son métier de romancière a longtemps éloignée.
C’est à travers cette dernière maintenant revenue auprès d’elle que les moments de lucidité, de complicité, d’émotion ou d’égarement de la malade nous seront rapportés. Cette récupération des pièces éparpillées du puzzle maternel est son ultime tentative dans ce naufrage, en suppléant tant qu’elle le peut aux défaillances maternelles, en l’aidant à respirer et se maintenir à la surface, de gagner du temps pour comprendre celle qu’elle a fuie il y a vingt ans. Mais de cette lutte contre cette maladie incurable qui éloigne inexorablement Alice d’un époux attentionné et de sa fille, tous deux connaissent l’issue qui se profile jour après jour plus précisément : quand la garder près d’eux deviendra déraisonnable et dangereux pour elle, il leur faudra se résoudre à l’enfermer dans un établissement adapté comme elle-même avait été contrainte de le faire pour sa propre mère des années auparavant.

C’est à l’Ehpad Belavista, le mal nommé, que son mari et sa fille viendront dorénavant lui manifester leur attachement. Si l’établissement se veut luxueux et que le père a dû hypothéquer leur maison et solder son assurance-vie pour que sa femme y soit acceptée, il n’en reste pas moins qu’ici toute intimité est gommée. Les chambres toutes identiques se partagent à deux et leur porte reste constamment ouverte pour permettre la surveillance constante des patientes, un système d’alarmes et de caméras venant renforcer ce dispositif. Par sécurité encore, le hall d’entrée est inaccessible aux malades et les accès extérieurs sont verrouillés par des codes. L’adaptation d’Alice à cette dernière demeure qui emprunte autant à l’établissement pénitentiaire aux strictes règles de vie commune qu’à la maison de repos au confort relatif et à la bienveillance affichée, sera longue et rude. « Peu importe ce que vous étiez avant (…) Parce que tout ce qui compte à Belavista c’est qui vous êtes à présent. » « Seules s’occuperont de vous des femmes non blanches, entre deux âges, épuisées, venant de pays indigents, qui doivent cumuler deux voire trois emplois pour payer leur loyer. (…) Essayez de leur faciliter la vie si vous le pouvez. On leur donne le salaire le plus bas possible pour vous aimer. » « Votre activité principale consistera naturellement à attendre. Que les médicaments fassent effet. Que ce soit l’heure du goûter (...) Le prochain coup de téléphone de votre fille. La moindre manifestation de gentillesse. » Entre les murs de Belavista, Alice d’étape en étape verra son corps la trahir et la condamner au fauteuil roulant, puis les mots lui manquer avant de tomber dans le mutisme absolu. Comme les autres pensionnaires de ce mouroir parfaitement tenu qui infantilise ses patients, elle perdra le fil de la réalité et se déconnectera progressivement du monde, des siens et des autres. « À mesure que les jours passeront, vous oublierez de plus en plus (…) et à chaque souvenir que vous oublierez, vous vous sentirez un peu plus légère. Bientôt vous serez tout à fait vide, habitée d'absence et, pour la première fois de votre vie, vous serez libre. (...) Vous existerez entièrement complètement, dans l'instant présent ». Le beau regard d’Alice s’éteindra des années plus tard, non sans avoir bénéficié des visites et de l’attention affectueuse des siens jusqu’à son dernier souffle.
Les post-it jaunes servant d’aide-mémoire à la malade les mois précédant son internement à l’Ehpad resteront disséminés dans la maison jusqu’à son décès, tant il aurait paru odieux à son mari d’effacer les dernières traces de la présence de son épouse aimée avant qu’elle ferme définitivement les yeux. Une touchante et délicate marque de tendresse. 


               La transition entre les scènes à la piscine, décrites avec une minutie d'anthropologue avant de flirter sur la fin avec le fantastique, qui nous font découvrir par petites touches une Alice encore pleine de vie malgré la démence fronto-temporale qui la ronge déjà subrepticement, le tableau de son intimité au domicile familial auprès de son mari et sa fille quarantenaire qui, dans une alternance narrative de « tu te souviens » et « tu as oublié », la pousse à égrainer ses souvenirs encore vivants quand la dégénérescence devient flagrante et que le quotidien peu à peu lui échappe, nous préparent lentement au cœur même du roman : les années d’Alice à l’Ehpad et son effacement progressif du monde des vivants.

Si ces pages sur le grand âge et ce qui se noue dans les derniers moments d'une vie peuvent parfois sembler dures et poignantes, Julie Otsuka parvient à glisser entre les scènes les plus désespérantes sur le gouffre qui aspire Alice des fulgurances d’intimité, de complicité, de tendresse ou de joie qui en rendent la lecture moins pesante. La force du désir de sa fille qui, culpabilisant d’avoir tenu si longtemps sa mère à distance, cherche à rattraper le temps en retissant avec cette femme en perte définitive d’autonomie une relation mère-fille presque inversée, mais aussi l’amour sincère et brut du mari pour sa femme, atténuent de même en partie l’aspect tragique de la situation. L’apparition souvent brève d’un grand nombre de personnages secondaires (les nageurs, certains fantômes émergeant des souvenirs, les pensionnaires et l’incroyable directrice de Belavista) contribue également à alléger ce quasi huis clos douloureux, comme le fait le style même de l’autrice qui, refusant de se caler sur l’engourdissement progressif de la malade, privilégie un rythme soutenu, entretenu par de petites phrases courtes qui dynamisent le récit.
 
Si ce roman croisant un récit autobiographique et intime livré avec autant de sensibilité que de pudeur et un regard sociologique contemporain sur les maladies dégénératives, les Ehpad et la fin de vie, mais aussi le public des piscines, échappe au piège du pathos, il n’en est pas moins émouvant et profond. La façon inattendue dont, dans un tel contexte, les relations difficiles entre une mère et sa fille parviennent à s’apaiser et à s’enrichir, y ajoute même une note lumineuse et positive.
 
Ceux qui ont eu le plaisir de lire Certaines n’avaient jamais vu la mer (2012, folio 2022) où l’autrice rapportait l’histoire des jeunes Japonaises amenées aux États-Unis en 1919 pour épouser des ouvriers agricoles, en trouveront quelques échos dans ce nouveau roman de Julie Otsuka porté par une construction étonnante, une écriture efficace et un souffle puissant. Un seul souhait : que Julie Otsuka n’attende pas encore dix ans pour nous offrir à nouveau le plaisir de la lire.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/09/22)    



Retour
Sommaire
Lectures








Gallimard

(Septembre 2022)
176 pages - 19 €

Version numérique
13,99 €


Traduit de l'anglais
(États-Unis) par
Carine Chichereau













Julie Otsuka,
née en 1962 en Californie, a publié en 2002 son premier roman, Quand l'empereur était un dieu (Phébus, 2004 - 10/18, 2008), qui a remporté un grand succès. Elle a obtenu en 2012 le prix Femina étranger pour son deuxième roman, Certaines n'avaient jamais vu la mer.









Retrouver sur notre site
son précédent roman :


Certaines n'avaient jamais vu la mer