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Mónica OJEDA


Mâchoires


Y a-t-il plus cruelles que des jeunes filles réunies en bande ? Plus tyrannique que celle qui joue au chef ? Plus sadiques que les punitions qu’elles infligent à leurs amies ? Leur imagination déborde de cruautés nouvelles, d’histoires à faire peur.
Ces jeunes filles fréquentent le lycée catholique de l’Opus Dei réservé aux élites de Guayaquil. Mais les cours d’éducation religieuse qu’elles y reçoivent ne leur sont d’aucun secours pour résister à la vie dépravée vers laquelle elles sont irrésistiblement entraînées.

Le roman s’ouvre sur le réveil de la jeune Fernanda dans la cabane où Clara, sa professeure de littérature, la maintient prisonnière. Pour comprendre ce kidnapping, l’auteure met en scène la bande des six jeunes filles et leurs jeux dangereux. Elles sont passionnées et influencées par les creepypastas, histoires d’épouvante virales sur Internet, qu’elles rejouent pour leur petit groupe de fans. Elles mettent en jeu leur équilibre psychologique tant les histoires les effraient et leur santé par des défis atroces. Même quand elles désapprouvent ce que les cheffes leur imposent, elles n’ont pas la force de s’y opposer car leur vie ordinaire est trop ennuyeuse. Elles sont le jeu de la peur et du désir.

Fernanda a une vie de famille difficile. Étant enfant, elle aurait été à l’origine de la mort de son petit frère retrouvé noyé et sa mère nourrit vis-à-vis d’elle une telle terreur qu’elle l’adresse à un psychanalyste pour ne pas avoir à parler avec sa fille des questions qui l’angoissent. Les séances de psychanalyse qui sont transcrites dans le roman transmettent le travail d’introspection pendant lequel Fernanda livre peu à peu ses secrets.

En parallèle, Clara est sans doute un excellent professeur mais elle est sujette à des troubles anxieux depuis son enfance. Elle intègre le lycée de l’Opus Dei après avoir été victime d’une agression par deux élèves dans un autre établissement et la rentrée scolaire ravive le souvenir de ce harcèlement.
Sa personnalité semble aux antipodes de la culture de ses élèves. Elle vit dans la vénération de sa défunte mère, s’habille comme sa mère, se coiffe comme elle. Elle décrit magnifiquement ses crises d’angoisse : « Une crise de panique, c’est comme se brûler dans l’eau, c’est comme tomber vers le haut, c’est comme geler dans le feu, comme marcher à l’encontre de toi-même avec la chair solide et les os liquide. » Elle ne supporte pas les contacts physiques avec les élèves et prend soin de rester à distance. Surveiller la récréation lui est insupportable.

Dans le groupe des jeunes filles, Fernanda et Annelise sont les cheffes incontestées, elles décident de tout ensemble. Leur relation, presque fusionnelle (elles se vivent comme des sœurs), prend un tour sadomasochiste qui va précipiter la catastrophe. Elles vont passer de l’amour à la haine, puis Annelise élabore une vengeance machiavélique.

L’obsession de la mort, les relations mère-fille souvent comparées au crocodile qui protège et dévore ses petits entre ses mâchoires, le goût de la domination émaillent ce roman de mille façons. L’auteure analyse ce qu’on traverse pendant l’adolescence, qualifié « d’âge blanc ».
Les sources littéraires acquises pendant les cours de Clara vont enrichir les personnages de fiction créés pour se faire peur : « Dieu Blanc », comme la baleine blanche de Melville, « dieux despotes, sanguinaires et cruels ». Pour Annelise, le Dieu plein d’amour et de bienveillance dont on leur parle a pour fonction d’apaiser cette peur primitive des dieux terrifiants qui amènent le chaos.
Lovecraft, Polanski, Stephen King, sont leurs œuvres de chevet.
Âmes sensibles s’abstenir…

Nadine Dutier 
(07/02/22)    



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Lectures







Mónica OJEDA, Mâchoires
Gallimard

(Janvier 2022)
320 pages - 21 €

Version numérique
14,99 €





Traduit de l'espagnol
(Équateur) par
Alba-Marina Escalón











Mónica Ojeda,
née en Équateur en 1988, poétesse, nouvelliste et romancière, vit à Madrid depuis 2016.