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Claudio MAGRIS

Temps courbe à Krems



Dans les cinq nouvelles réunies dans ce recueil, Claudio Magris met en lumière ce qui se passe dans notre relation aux autres et au monde quand nous devenons vieux. Pour certains, vieillir autorise à balayer les contraintes, retrouver la fraîcheur de l’enfance, se moquer des codes sociaux. Cette liberté s’accompagne d’une légèreté nouvelle. « Il se débarrassait peu à peu de lui, comme on ôte un habit de cérémonie que l’on range dans une penderie. » « Il s’était soudain trouvé libre, seulement intrigué et non plus harcelé par les choses ; il ôtait de ses poches les cailloux ramassés pendant toutes ces années et courait dans les prés, sans peur ni besoin de rien. »

Dans « Le gardien », un entrepreneur à la retraite se remémore sa carrière et ce que fut sa vie. Originaire d’un village tchèque, il arrive à Trieste sans argent. Il fait rapidement fortune, possède plusieurs sociétés. Dans ses relations avec les administrateurs et conseillers, il découvre que « commander, même sèchement, était peut-être le seul moyen de tenir à distance la meute féroce qui vous traque de tous côtés […] c’était un moyen de couper court et de prendre le large, de congédier les troupes et de rester en paix. »
Peu à peu, il ressent le désir de dévier le cours de sa vie, de « dresser des barricades contre la vie qui avance ». Il commence à vendre ses entreprises pour larguer les amarres. Moins il s’implique dans ses entreprises, plus il se sent léger. « Tout redevenait facile, plus rien ne lui pesait depuis qu’il n’était plus obligé de commander. » Mais le plus étonnant c’est la façon dont il occupe ses journées et qu’il espère que ses enfants ne découvriront pas. Il occupe incognito le poste de concierge dans un immeuble dont il est propriétaire. Et il ressent une grande paix. « A présent le monde était un chien qui ne pouvait plus le mordre mais se mettait à courir et à jouer avec lui. »

Dans « Leçons de musique », un maître rend visite à son ancien élève devenu un grand interprète. Cet élève lui confie une partition de sa composition pour avoir son avis. Et voilà que les rôles s’inversent, le grand interprète au sommet de sa gloire quémande l’avis de l’ancien maître en fin de carrière.  Cette distorsion des valeurs qui accompagne la vieillesse est au cœur de ces nouvelles.

Dans la nouvelle « Temps courbe à Krems » c’est justement de la distorsion de l’espace-temps dont il est question, ou du moins d’une inversion du rapport de cause à effet. A l’occasion d’une conférence que le narrateur vient de donner sur Kafka, une dame prétend que sa cousine était une amie de lycée du narrateur et qu’elle parle souvent de cette amitié lycéenne. Mais il se trouve que le narrateur n’avait pas d’amie au lycée car dans sa classe il n’y avait que des garçons. L’unique jeune fille qui fréquentait l’établissement, Nori, était plus âgée que le narrateur et tous les garçons en étaient amoureux, mais elle n’avait jamais prêté attention au narrateur. Pour lui, il s’agit d’un mensonge inventé par cette dame. Mais voilà qu’un an après, un ami avec qui il évoque les anciens camarades de lycée lui dit qu’il a rencontré Nori, qui était en vacances à la mer, qu’elle se souvenait de lui et lui a raconté diverses choses à son sujet. Cette fois, c’en était trop, le narrateur appelle Nori et lui fait part avec confusion de la conversation qu’il a eue avec sa cousine. Mais Nori le salue avec une familiarité enjouée comme s’ils étaient de vieux amis. Pour expliquer ce mystère, l’auteur évoque un temps courbe, un temps élastique, un effet de la théorie de la relativité restreinte, peut-être une métaphore de la vieillesse qui mélange les époques, bouscule les chronologies.

Dans « Extérieur jour - Val Rosandra » un vieil homme assiste au tournage d’un film censé raconter l’épopée de quatre lycéens à Trieste pendant la grande guerre. Cette épopée a donné lieu à un roman écrit par l’un des jeunes gens. Le vieil homme présent au tournage n’est pas l’auteur du roman mais l’un des quatre lycéens et il conseille le metteur en scène, le met en garde contre les anachronismes.
Le roman agit comme un « paravent, une cloison qui le sépare de sa propre vie. » Et le film ajoute une « nouvelle pelletée de terre sur sa vie, sur leurs vies. » Quant à l’acteur qui doit l’incarner, il ignore tout de cette époque et ne comprend pas l’histoire qu’il est en train de jouer, tout comme lui-même à ce moment-là ne la comprenait pas. Cette plongée dans l’histoire, dans son histoire, à travers ce double prisme du roman et du film illustre le regard qu’il pose sur le passé : « Tant et tant d’annonces de la fin d’une civilisation – après laquelle il n’y avait eu aucun nouveau commencement. »

Dans une langue poétique Claudio Magris nous fait toucher une « région hors du temps », bouscule réalité et fantasme, nous perd dans ses souvenirs.

Nadine Dutier 
(16/05/22)    



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Lectures







Claudio MAGRIS, Temps  courbe à Krems
Gallimard

L'Arpenteur
(Février 2022)
128 pages - 12,50 €

Version numérique
8,99 €



Nouvelles traduites
de l’italien par
Jean et Marie-Noëlle
Pastureau








Claudio Magris,
né à Trieste en 1939,
a publié de nombreux ouvrages et reçu plusieurs prix littéraires.


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