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Marco LODOLI


Les prières


Les prières réunit trois récits d’une centaine de pages inédits en français : Le fleuve, Paolina et Le proviseur.

Dans Le fleuve, Alessandro, père divorcé, retrouve chaque semaine son fils Damiano, dix ans, pour jouer au tennis avant de se promener le long du Tibre. Quand, ce jour-là, le garçon tombe à l’eau, avant que le père tétanisé par l’angoisse recouvre ses moyens, un autre a plongé et ramené l’enfant sur la berge avant de s’éclipser aussi rapidement que discrètement. C’est sans hésitation que quelques instants plus tard Alessandro, partagé entre la honte ressentie face à sa défaillance et le soulagement que cet accident n’ait eu aucune conséquence, accède au souhait exprimé par Damiano : il leur faut retrouver ce héros qui lui a sauvé la vie afin de pouvoir le remercier de vive voix. Tandis que rapidement le fils épuisé par l’émotion s’endort dans la voiture, son père, questionnant au hasard les uns et les autres, s’engage à l’aveugle à la nuit tombante sur la piste du jeune homme blond à peine entraperçu. Une quête qui, entre renseignements précieux et fausses pistes, lui offre d’improbables rencontres comme celle d’une diseuse de bonne aventure, celle de vieux enfants fêtant un anniversaire dans un palais de conte au temps suspendu ou celle d’un petit cirque donnant en pleine nuit une représentation privée à un enfant aveugle... Cet étrange vagabondage complice amènera père et fils jusqu’au bout de la nuit, juste à l’heure pour que l’enfant puisse prendre chez sa mère son petit déjeuner avant d’aller à l’école, reprenant le fil de ses habitudes là où il l’avait laissé. Alessandro, lui, gardera longtemps précieusement enfoui en lui le souvenir de ce jour singulier. « Je voudrais qu’il existe une langue qui sache pleinement restituer un jour dans la vie, un jour comme celui-ci, comme demain, comme le jour d’après, des mots pour dire la manière dont tout apparaît et disparaît, et ce qu’il reste à la fin, lorsqu’on a l’impression qu’il n’y a plus rien [...] Des mots aussi brillants que les feuilles des arbres, une belle mélodie, et puis quelqu’un pour l’écouter, quelqu’un qui la comprend. »

Paolina a quinze ans quand le médecin lui annonce qu’elle est enceinte et doit au plus vite décider si elle veut mener ou non cette grossesse à terme. « J’attends un enfant et je n’ai éprouvé aucun plaisir. J’ai seulement fait trois fois l’amour et à présent je suis enceinte, et j’ai peur. Il faut que je me décide avant ce soir, bien que toute décision me semble une erreur. » Ne pouvant espérer aucun secours d’un père inconnu, d’une mère usée par le travail ou d’amis inexistants, elle déambule dans la ville à la recherche d’un interlocuteur qui l’aidera à faire son choix. Devant une bouche de métro elle croise Samira (ou Maria, Sonia, Pamela ou autre quand la fantaisie la prend ou que la police l’interroge), une Tzigane de son âge plus enceinte et plus délurée qu’elle qui lui inspire confiance. Conquise par sa gentillesse, sa gaîté et sa maturité, elle met ses pas dans les siens et suivra ainsi un temps celle qui survit de larcins occasionnels et de la revente des fleurs fraîches qu’elle dérobe sur les tombes après les cérémonies d’enterrements. Quand, à la sortie du cimetière, Samira retrouve son amoureux, Paolina s’émeut de l’amour qui se dégage de leur couple et de ce bonheur partagé que cette naissance à venir semble procurer au jeune accordéoniste muet comme à la Tzigane. Alors, trois roses rouges à la main, elle décide de retrouver ces trois hommes avec lesquels elle a fait l’amour parmi lesquels se trouve celui qui lui a planté cet enfant dans le ventre. Elle commence par Cosimo, un punk traumatisé par sa propre enfance qui vit et répète avec son groupe de rock dans un vieux fort abandonné. Comme celui-ci semble à peine se souvenir d’elle, Paolina se dirige vers le club d’escrime où elle avait rencontré Filippo. Là, le jeune aristocrate fuyant et perturbé réagit à la nouvelle en l’informant de sa décision de hâter l’extinction définitive de sa lignée de dégénérés en refusant toute procréation. La cause étant entendue, Paolina poursuit sa quête. Si l’enfant est noir, le père en est Tonio, dix-huit ans, arraché enfant à une région d’Afrique détruite par la sécheresse pour être adopté par un riche avocat qui s’en est vite désintéressé. Livré à lui-même depuis sa majorité, Tonio ne quitte plus le toit terrasse de l’immeuble où il s’est réfugié que pour s’approvisionner en alcool et en cigarettes. Par ennui, colère et désespoir, il a rompu toute amarre avec le réel et le monde extérieur et ne sort de sa torpeur que pour jouer sa vie à pile ou face en faisant le funambule sur le parapet qui surplombe le vide. Rien à perdre ! La nuit tombée et les mains vides (à chacun de ses amants d’un jour, la très jeune femme a laissé une de ses roses) Paolina reprend le chemin vers le cabinet du médecin. « Une radio égraine une chanson d’amour un peu démodée et Paolina la fredonne tout doux, même si elle n’en connaît pas les paroles. Désormais, elle n’a plus besoin des mots. »  

Le dernier récit, Le proviseur, se déroule dans un vieux lycée de banlieue. Un ancien professeur de latin et grec qui s’est longtemps rêvé écrivain mais termine sa carrière en proviseur, voyant sa retraite approcher fait un coup d’éclat. Il s’est retranché dans son l’établissement avec son fusil de chasse, refuse d’en sortir et menace tous ceux qui s’approchent. Une professeure et un élève de terminale qui après les cours s’étaient retirés dans un endroit discret pour se livrer à des ébats privés se retrouvent malencontreusement enfermés avec le directeur, qui dans son opération de verrouillage de toutes les issues de l’établissement avec d’épaisses chaînes et de solides cadenas dont il a ensuite jeté les clés au hasard dans la nature, ne peut plus les faire sortir. Face à cette prise d’otages par un forcené armé, le commissaire et la police locale au grand complet encerclent le lycée. Le proviseur est connu de sa hiérarchie comme des parents d’élèves pour être un vieil original imprévisible et obstiné. De fait l’homme qui souffre d’un sentiment permanent d’imposture depuis sa nomination au poste de direction est tombé dans une dépression profonde depuis le départ de sa femme il y a une dizaine d’années. Dans cette guerre de position avec la force publique, l’homme voit défiler l’accumulation de frustrations et de malentendus qui ont tissé son existence et prend conscience qu’il n’a jamais été autre chose qu’« un aveugle à qui l’on demande de conduire à plein régime un autobus sur l’autoroute ». Le siège s’éternise et la tension monte. Le commissaire s’échauffe, le proviseur se donne du courage à coup d’alcool, le jeune otage en profite pour tout vandaliser autour de lui avec une provocation joyeuse et la professeure semble quant à elle beaucoup s’amuser de cet imprévu qui vient égayer cette vie confortable et rangée qui l’étouffe d’ennui. Mais – en imagination dans un délire éthylique ou un rêve tout éveillé ou dans la pure réalité de l’instant, allez savoir – le vieux fou qui se souvient soudain que dans son opération de verrouillage il a négligé une petite porte dérobée donnant sur l’arrière, non utilisée depuis longtemps et inconnue de presque tous, s’éclipse discrètement en solo pour, dans un ultime pied de nez, se mêler à la masse des curieux qui s’entassent pour assister en direct au dénouement de la prise d’otages...

Marco Lodoli laisse toute liberté au lecteur pour combler les zones d’ombre qu’il cultive, pour conclure à sa façon ses fins ouvertes ou voir dans cette trilogie les liens qui unissent les trois récits ici proposés. Pour ma part la présence de la nuit, l’entrelacs entre rêve et réalité, une situation déstabilisante qui sert de détonateur à une quête de soi-même, des rencontres édifiantes, grotesques, drôles, généreuses et nécessaires, une angoisse métaphysique sourde, une conscience commune devant l'étrangeté du monde et une errance physique ou purement intime, font partie de ces ingrédients qui créent une unité et donnent une cohérence globale à l’ensemble tout en permettant à l’auteur d’immerger chaque histoire dans une atmosphère mystérieuse à la marge du surnaturel. 

Les personnages, bien que d’âge différent (père de famille, adolescente et vieux proviseur) et portés par des problématiques bien distinctes, présentent aussi une parenté. Chacun des protagonistes, le dos au mur, prie pour que change le cours de son existence. Dans l'impasse, ils n'ont rien sinon leur extrême "pauvreté" qui les protège et les sauve. Comme l’écrit l’auteur dans la préface du livre : « Mes pauvres vagabondent solitaires dans Rome, à la recherche de quelque chose de plus grand qu’eux : au bout du compte, il ne s’agit probablement qu’un peu d’amour, parce que l’amour efface les étroites limites de l’existence et ouvre à l'infinie générosité du cœur. Les pauvres ne savent pas grand-chose sinon rien de la manière dont on vit, ils avancent sur un sentier incertain, souvent ils l'inventent en chemin, côtoyant d'un côté l'abysse et de l'autre la nostalgie de l'enfance, ce temps où tout semblait possible. Mais au-dessus de leurs pas, le ciel est azur, la nuit aussi. »

Rome, loin de la carte postale, de ses monuments et du guide touristique, est ici plus qu’un décor. Ce sont ses zones d’ombre, ses quartiers populaires et son esprit que Marco Lodoli nous donne à voir et à ressentir. Dans Les prières, la villeéternellese fait matière littéraire et prend une place de personnage à part entière comme dans un film de Pier Paolo Pasolini ou dans « Fellini Roma ». Est-ce pour cette raison que la séquence du cirque dans Le fleuve m’a paru fellinienne en diable et que des notes de Nino Rota ont accompagné la lecture de cette scène extraordinaire que par pur plaisir j’ai relue plusieurs fois ?   

Marco Lodoli, magicien des mots et des images, est habile à esquisser l’étrangeté, l’intimité, la confusion et la fragilité des êtres, la beauté poétique du monde, qui viennent atténuer la noirceur et la brutalité de la vie.
Les prières est un livre habité que l’on parcourt en somnambule à la lisière de la réalité et dont on ressort aussi troublé qu’ébloui, abandonnant avec regret l’univers de cet auteur tant il est rare et singulier. Superbe !

Dominique Baillon-Lalande 
(02/03/22)    



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Lectures







Marco LODOLI, Les prières
P.O.L.

(Septembre 2021)
336 pages - 24,90 €




Traduit de l'italien
par
Louise Boudonnat













Marco Lodoli,
né à Rome en 1956, enseignant et écrivain,
a publié de nombreux récits et nouvelles.

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