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Tom, ancien journaliste de la pratique du sport en salle, travaille depuis des années dans une boutique de compléments alimentaires et de protéines favorisant l’augmentation de la masse musculaire. Le passage du cap des cinquante ans, entre ce métier assez facile mais routinier qui finit par l’ennuyer et sa vie avec Mathilde qui après vingt-cinq ans de couple n’est plus qu’indifférence, le plonge dans une dépression non dite dont le seul dérivatif semble être ces entraînements qu’il pratique assidûment depuis l’adolescence. Puis, avec un pas de côté, par l’intermédiaire du père mais aussi de Tom, l’écrivain aborde le traumatisme de la Shoah, la réparation et la transmission impossible, la peur jamais étouffée et transmise malgré soi, la question du courage ou de la lâcheté et celle de la judéité. Chose plus rare chez Thomas Gunzig, l’auteur semble dans Le sang des bêtes se cacher derrière son héros, quand il aborde le cap difficile de la cinquantaine ou le rapport intime de l’homme à son corps – « Répéter ses séries, atteindre la limite de la douleur, sentir ses muscles se congestionner, charger et décharger ses haltères, était une activité qui allégeait son esprit. Il oubliait son âge qui le rapprochait de la vieillesse, il oubliait sa femme qu’il ne désirait plus, son fils qu’il ne comprenait pas, il oubliait les factures à payer, il oubliait son travail qui l’ennuyait, il oubliait tout le limon visqueux de sa réalité, il ne pensait plus ni au passé ni à l’avenir, il n’était plus qu’un métabolisme produisant de l’énergie pour tirer, pousser ou soulever » – ouquand il évoque l’angoisse du vieillissement. L’âge c’est la routine et la reproduction des lendemains, l’énergie qui s’enfuit, le déclin et l’ennui. Enfin, comme à son habitude c’est sur notre époque, notre société et ses dérives que le romancier s‘arrête et ses fidèles lecteurs ne s’étonneront pas vraiment de voir ici évoqués le désastre écologique, la question de la différence et l’accueil fait aux migrants et, plus tendances encore, la maltraitance animale, l’essentialisme, le véganisme, le spécisme ou le patriarcat, si présents aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Ainsi la remarque de N7A : « Même si parfois la vie est difficile pour vous, vous n’avez aucune idée de ce que c’est que la sensation terrifiante d’être un animal dans le monde des humains. » ; celle de Tom : « L’appartement de Jérémie et Jade se trouvait dans un quartier qui avait été, quelques années plus tôt, un quartier populaire. Le genre de quartier qui avait attiré la plupart de ses habitants "d’origine étrangère" avec les loyers bon marché (...) Ce quartier évoquant le désordre et la désinvolture propres aux petites villes méditerranéennes avait, pendant des années, servi d’argument électoral à la fois aux partis de droite nationaliste mettant en garde la population contre un hypothétique "Grand remplacement" et aux partis de gauche militant pour la richesse de la diversité et ses supposés avantages pour la civilisation. Aucune de ces deux tendances n’avait envisagé que l’endroit changerait finalement de lui-même, sous l’effet d’une force contre laquelle les idéologies ne peuvent rien : l’économie. Une nouvelle génération de jeunes gens issus de la classe moyenne avait trouvé là un eldorado immobilier et ils s’y étaient installés. » ; ou celle de Jade : « Pour moi, ça rejoint toute la problématique du genre : si une femme se sent homme, c'est qu'elle est un homme ou si un homme se sent femme, c'est qu'il est une femme et si quelqu'un refuse qu'on lui attribue un genre ou l'autre sur la base de son apparence, c'est bien entendu son droit et sa liberté ! Alors, si vous vous sentez vache, pour moi c'est que vous en êtes une ! » C’est avec l’introduction du personnage de N7A, femme au prénom de route nationale incarnant la problématique de la manipulation génétique, que Le sang des bêtes bascule du monde réel vers la science-fiction. Thomas Gunzig n’est pas le premier à imaginer cette fusion entre vache et femme. Les mythologies du monde ancien avaient déjà déifié de tels êtres hybrides : la Grèce avait adoré Io (bien connue des cruciverbistes), Hathor était vénérée en Égypte, Audhumla en Scandinavie, Ninsun en Mésopotamie... Mais la N7A (ou Encéta) sortie de l’imagination de l’auteur belge n’en est pas une résurgence. Organisme génétiquement modifié, elle est le produit des évolutions de la science et non le caprice de dieux imaginés à l’image des hommes. C’est un être moderne qui n’a rien de surnaturel, une femme faite à l’image d’une actrice porno bien connue sur Internet sans autre particularité apparente qu’une force physique hors du commun. Respectueusement l’écrivain, ayant doté son personnage de sensibilité, de bon sens et d’intelligence, s’arrêtera peu sur sa beauté plastique pour lui donner un rôle-clé dans cette histoire jusqu’à en faire l’emblème de l’harmonie entre les êtres vivants et leur environnement. La comédie familiale et sociétale se transforme dès lors en fable insolite. En clin d’œil aux entraînements en salle de Tom et à N7A, chaque chapitre du livre porte le nom d’un muscle. On y retrouve les images fortes et souvent insolites dont Thomas Gunzig, au style terriblement visuel, use avec humour et en abondance : « Tom se resservit, l’alcool lui faisait du bien, il ne faisait pas disparaître la tristesse mais il la rendait un peu plus supportable, il lui donnait du moelleux, comme s’il avait été un drap posé sur un lit en fer. » « Et les reproches furent enterrés comme on enterre dans un désert les cadavres d’un règlement de comptes. » L’étonnement toujours renouvelé avec Thomas Gunzig, c’est cet art qui lui est propre de parvenir avec un scénario fantastique, déjanté et délirant à nous faire rire, tout en évoquant avec lucidité et empathie la complexité et la fragilité des êtres humains, les questions de l’identité, de la transmission et du libre arbitre qui se posent à eux, et les dérives d’une société normative à outrance qui détruit le monde et le vivant avec autant de brutalité que d’inconscience. Dominique Baillon-Lalande (06/04/22) |
Sommaire Lectures Au Diable Vauvert (Janvier 2022) 234 pages - 16 € Version numérique 9,99 €
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