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Thomas GUNZIG


Le sang des bêtes


Tom, ancien journaliste de la pratique du sport en salle, travaille depuis des années dans une boutique de compléments alimentaires et de protéines favorisant l’augmentation de la masse musculaire. Le passage du cap des cinquante ans, entre ce métier assez facile mais routinier qui finit par l’ennuyer et sa vie avec Mathilde qui après vingt-cinq ans de couple n’est plus qu’indifférence, le plonge dans une dépression non dite dont le seul dérivatif semble être ces entraînements qu’il pratique assidûment depuis l’adolescence.
C’est justement à ce moment que des contrariétés particulières s’imposent à lui: Non seulement Jérémie, ce fils malingre et mollasson qu’il n’a jamais compris et avec lequel il ne partage rien, vient d’être mis à la porte par sa compagne et de ce fait réintègre sa chambre de jeune homme dans le foyer familial, mais voilà que son propre père, avec lequel les relations sont depuis longtemps désastreuses, a demandé à prendre pension chez eux le temps que durera le lourd traitement de chimiothérapie imposé pour ce deuxième cancer qui vient de lui tomber dessus. Entre le vieillard moribond qui « à quatre-vingt-cinq ans, en faisait facilement dix de plus », son chat qui vomit partout etl’amoureux éploré à la tête de chien battu, l’ambiance n’allait pas aider Tom à se débarrasser de cette dépression larvée qui le minait. La tension dans l’appartement surpeuplé est palpable et Mathilde essaye de gérer tout au mieux en usant de ses talents de médiatrice pour éviter les mouvements d’humeur et les règlements de comptes explosifs entre les trois hommes. On pourrait juste la soupçonner de se réjouir en secret de la séparation de ce fils adoré avec sa belle asiate du nom de Jade qui l’avait pris sous son emprise, le faisait souffrir, et ne le méritait pas.   
L’ambiance n’est donc pas au beau fixe quand Tom est soudain témoin à travers la vitrine de son magasin d’une scène de violence commise sur une jeune femme par l’homme d’environ deux fois son âge qui l’accompagnait. Tom qui avait failli intervenir et se reprochait sa lâcheté, « se jura que si, un jour, il assistait encore à une scène de ce genre, il ravalerait sa peur et il interviendrait ». Quelque temps plus tard, le sort lui offre l’opportunité de se racheter quand la même scène avec les mêmes acteurs se reproduisent. Alors il n’hésite plus et se précipite au secours de la belle qu’il sort des pattes de l’homme agressif pour lui offrir sa boutique comme refuge. De la bouche de la jeune femme d’apparence soumise et peu causante, il apprend qu’elle est sans papiers, se nomme Encéta et que l’homme qui l’a frappée était son « propriétaire ». Ensuite elle se met à tenir des propos délirants sur ses origines : « Je sais que je ressemble à une femme mais génétiquement je suis une vache. Mon propriétaire a beaucoup travaillé pour arriver à ça. Ça a commencé avec le modèle A1A et puis A2A jusqu’à moi : N7A. Beaucoup de petits veaux sont morts. Il en a gardé certains dans des bocaux remplis de formol. Des petits veaux tout monstrueux. Et puis, finalement, je suis née. » Déstabilisé et doutant quelque peu de la santé mentale de sa protégée, Tom décide de la ramener chez lui, persuadé que son épouse, proche d’associations qui s’occupent de l’aide aux migrants, saurait quelle attitude adopter face à cette situation.
Mais Mathilde, surchargée déjà par la présence chez eux du fils et de son beau-père, accueille sans enthousiasme cette jeune rousse sans papiers pour le moins étrange. Dans ce chaos la tension monte, les éclats de voix tant redoutés se produisent et Tom finit par se sauver avec N7A en claquant la porte. C’est l’ex-compagne de Jérémie, Jade, la grande prêtresse du « wokisme » pourfendant l’essentialisme, le spécisme et le classement par genre, qui accueillera chez elle Tom et cette N7A qui se vit comme vache, avec l’excitation et la curiosité dues à un cas de figure aussi original.
Quelques jours plus tard, Jade voit débarquer chez elle la famille au grand complet, venue apporter une nouvelle fracassante concernant Tom. Celui-ci le prend mal, le ton monte et la rupture entre Tom et les siens semble définitivement consommée. Le lendemain Jade et Tom constatent la disparition de la jeune femme.  
Enfin Jade et Jérémie finissent par se réconcilier et Tom par regagner le domicile conjugal où son père joue profil bas. La vie reprend son cours. C’est sans compter le sort malin qui va replacer le « propriétaire » de N7A sur la route de Tom une troisième fois...
Et comme dans un vrai feelgood, après moult péripéties, Thomas Gunzig conclut son récit par ces mots : « Je t’aime, dit-il. Il souriait. Il savait qu’à présent tout irait bien ».

     
              C’est de façon humoristique, sans complaisance mais non sans tendresse que l’écrivain nous présente Tom, cet anti-héros en pleine dépression qui a le sentiment d’avoir raté sa vie, d'être un homme lâche et sans destin, bien loin du modèle du mâle triomphant. Les relations qu’il entretient avec sa famille, convenues et superficielles, ne sont guère plus satisfaisantes. L’occasion pour l’auteur d’aborder dans Le sang des bêtes, avec la causticité dont il est coutumier, des thèmes classiques comme le conflit générationnel, les rapports père-fils, l’amour maternel ou le couple, en dévoilant peu à peu son personnage par ses pensées intimes : « Quand elle était morte, il avait perdu son amour, sa tendresse, ses mots et ses caresses mais surtout, il avait perdu le seul véritable témoin de son existence, le seul regard qui comptait vraiment, qui le trouvait beau et qui le lui disait. À cet instant, dans cette cuisine, Tom comprit que le sport, le bodybuilding, la tentative de se construire un corps remarquable était la réponse qu’il avait trouvée au besoin éperdu de retrouver ce regard après la mort de sa mère. » « La passion est-elle comme la radioactivité d’un élément dont les isotopes se désintègrent peu à peu et quoi qu’on fasse ? (…) Tom avait conclu que le secret d’un couple qui dure c’est un couple qui n’a pas assez d’énergie pour se disputer et surtout, qui est trop paresseux pour se séparer. » C’est par le regard extérieur de Jade que la relation entre lui et son fils sera évoquée : « Il m’a souvent parlé de son enfance, de cette reconnaissance que tu ne lui as jamais donnée parce qu’il ne s’intéressait pas au sport, parce qu’il était trop proche de ses émotions. Il voulait faire de la flûte à bec et toi tu l’as inscrit à des cours de kickboxing, comment tu crois que grandit un jeune homme sur lequel un père projette ses propres complexes ? »

Puis, avec un pas de côté, par l’intermédiaire du père mais aussi de Tom, l’écrivain aborde le traumatisme de la Shoah, la réparation et la transmission impossible, la peur jamais étouffée et transmise malgré soi, la question du courage ou de la lâcheté et celle de la judéité.
« Et à chaque fois qu’il regardait son reflet, il se demandait ce que serait devenu son corps s’il n’avait jamais rien fait pour le développer, s’il avait laissé s’exprimer sans la contraindre sa génétique de Juif ashkénaze, s’il serait alors devenu une de ces créatures tordues, difformes, dégénérées qui hantaient la propagande nazie. Il se demandait si aujourd’hui, avec ses muscles apparents, Leni Riefenstahl aurait trouvé qu’il avait un beau corps, si elle l’aurait jugé digne d’échapper au massacre, si elle aurait eu envie de le filmer pour le mettre, presque nu, dans les premières images des Dieux du stade. »

Chose plus rare chez Thomas Gunzig, l’auteur semble dans Le sang des bêtes se cacher derrière son héros, quand il aborde le cap difficile de la cinquantaine ou le rapport intime de l’homme à son corps – « Répéter ses séries, atteindre la limite de la douleur, sentir ses muscles se congestionner, charger et décharger ses haltères, était une activité qui allégeait son esprit. Il oubliait son âge qui le rapprochait de la vieillesse, il oubliait sa femme qu’il ne désirait plus, son fils qu’il ne comprenait pas, il oubliait les factures à payer, il oubliait son travail qui l’ennuyait, il oubliait tout le limon visqueux de sa réalité, il ne pensait plus ni au passé ni à l’avenir, il n’était plus qu’un métabolisme produisant de l’énergie pour tirer, pousser ou soulever » – ouquand il évoque l’angoisse du vieillissement. L’âge c’est la routine et la reproduction des lendemains, l’énergie qui s’enfuit, le déclin et l’ennui.

Enfin, comme à son habitude c’est sur notre époque, notre société et ses dérives que le romancier s‘arrête et ses fidèles lecteurs ne s’étonneront pas vraiment de voir ici évoqués le désastre écologique, la question de la différence et l’accueil fait aux migrants et, plus tendances encore, la maltraitance animale, l’essentialisme, le véganisme, le spécisme ou le patriarcat, si présents aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Ainsi la remarque de N7A : « Même si parfois la vie est difficile pour vous, vous n’avez aucune idée de ce que c’est que la sensation terrifiante d’être un animal dans le monde des humains. » ; celle de Tom : « L’appartement de Jérémie et Jade se trouvait dans un quartier qui avait été, quelques années plus tôt, un quartier populaire. Le genre de quartier qui avait attiré la plupart de ses habitants "d’origine étrangère" avec les loyers bon marché (...) Ce quartier évoquant le désordre et la désinvolture propres aux petites villes méditerranéennes avait, pendant des années, servi d’argument électoral à la fois aux partis de droite nationaliste mettant en garde la population contre un hypothétique "Grand remplacement" et aux partis de gauche militant pour la richesse de la diversité et ses supposés avantages pour la civilisation. Aucune de ces deux tendances n’avait envisagé que l’endroit changerait finalement de lui-même, sous l’effet d’une force contre laquelle les idéologies ne peuvent rien : l’économie. Une nouvelle génération de jeunes gens issus de la classe moyenne avait trouvé là un eldorado immobilier et ils s’y étaient installés. » ; ou celle de Jade : « Pour moi, ça rejoint toute la problématique du genre : si une femme se sent homme, c'est qu'elle est un homme ou si un homme se sent femme, c'est qu'il est une femme et si quelqu'un refuse qu'on lui attribue un genre ou l'autre sur la base de son apparence, c'est bien entendu son droit et sa liberté ! Alors, si vous vous sentez vache, pour moi c'est que vous en êtes une ! »

C’est avec l’introduction du personnage de N7A, femme au prénom de route nationale incarnant la problématique de la manipulation génétique, que Le sang des bêtes bascule du monde réel vers la science-fiction. Thomas Gunzig n’est pas le premier à imaginer cette fusion entre vache et femme. Les mythologies du monde ancien avaient déjà déifié de tels êtres hybrides : la Grèce avait adoré Io (bien connue des cruciverbistes), Hathor était vénérée en Égypte, Audhumla en Scandinavie, Ninsun en Mésopotamie... Mais la N7A (ou Encéta) sortie de l’imagination de l’auteur belge n’en est pas une résurgence. Organisme génétiquement modifié, elle est le produit des évolutions de la science et non le caprice de dieux imaginés à l’image des hommes. C’est un être moderne qui n’a rien de surnaturel, une femme faite à l’image d’une actrice porno bien connue sur Internet sans autre particularité apparente qu’une force physique hors du commun. Respectueusement l’écrivain, ayant doté son personnage de sensibilité, de bon sens et d’intelligence, s’arrêtera peu sur sa beauté plastique pour lui donner un rôle-clé dans cette histoire jusqu’à en faire l’emblème de l’harmonie entre les êtres vivants et leur environnement. La comédie familiale et sociétale se transforme dès lors en fable insolite. 

En clin d’œil aux entraînements en salle de Tom et à N7A, chaque chapitre du livre porte le nom d’un muscle. On y retrouve les images fortes et souvent insolites dont Thomas Gunzig, au style terriblement visuel, use avec humour et en abondance : « Tom se resservit, l’alcool lui faisait du bien, il ne faisait pas disparaître la tristesse mais il la rendait un peu plus supportable, il lui donnait du moelleux, comme s’il avait été un drap posé sur un lit en fer. » « Et les reproches furent enterrés comme on enterre dans un désert les cadavres d’un règlement de comptes. »

L’étonnement toujours renouvelé avec Thomas Gunzig, c’est cet art qui lui est propre de parvenir avec un scénario fantastique, déjanté et délirant à nous faire rire, tout en évoquant avec lucidité et empathie la complexité et la fragilité des êtres humains, les questions de l’identité, de la transmission et du libre arbitre qui se posent à eux, et les dérives d’une société normative à outrance qui détruit le monde et le vivant avec autant de brutalité que d’inconscience.
Le sang des bêtes, dont l’idée originelle vient de la nouvelle La vache parue en 2003 dans Le plus petit zoo du monde, est un livre drôle, incisif, politique et tendre, et Thomas Gunzig est un clown triste qui parvient magnifiquement à nous émouvoir.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/04/22)      



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Au Diable Vauvert

(Janvier 2022)
234 pages - 16 €

Version numérique
9,99 €















Photo © Bénédicte Maindiaux
Thomas Gunzig,

né en 1970 à Bruxelles, nouvelliste et romancier, chroniqueur à la radio, écrit aussi pour le cinéma, le théâtre et la chanson.
Il est l'auteur d'une
vingtaine de livres.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia






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